En ce qui concerne la conscience cosmique et le nirvâna. La
conscience cosmique est une affaire complexe. Pour
commencer, elle a deux faces, d'une part l'expérience du Soi libre,
infini, silencieux, inactif, un en tout et au-delà de tout, et d'autre part
l'expérience directe de l'Energie cosmique et de ses forces, jeux et
formations, cette dernière expérience devenant seulement complète lorsqu'on a
la sensation d'être coextensif avec l'univers ou de l'imprégner en entier, de le dépasser et de le contenir. Jusqu'à
ce moment il peut y avoir des contacts
directs, des communications, des échanges avec des forces, des êtres,
des mouvements cosmiques, mais non la pleine unité du mental avec le Mental cosmique, de la vie avec la Vie cosmique, du corps et de la
conscience physique avec l'Energie matérielle cosmique et sa substance. Il peut
aussi y avoir une réalisation du Soi cosmique qui ne soit pas suivie par la
réalisation de l'unité universelle dynamique. Ou au contraire il peut y avoir
quelque universalisation dynamique de conscience sans l'expérience du Soi
statique libre, partout omniprésent — le souci des énergies plus grandes dont
on aurait ainsi l'expérience et le plaisir
que l'on y prendrait fermeraient la voie vers cette libération. Par
ailleurs, l'identification, ou universalisation,
peut être sur un plan ou niveau plus que sur un autre, avec prédominance
mentale ou prédominance émotive (par sympathie ou amour universels) ou vitale
d'une autre espèce (expérience des forces de la vie universelle) ou physique. Mais en tout cas, même avec la pleine
réalisation, la pleine expérience, il devrait être évident que ce jeu cosmique
serait une chose que l'on finirait par trouver limitée, ignorante, imparfaite
de par sa nature même.
L'âme libre pourrait le considérer
sans être touchée ni émue par ses
imperfections et ses vicissitudes, faire un travail qui lui est assigné,
essayer d'aider tous ou d'être un instrument du Divin, mais ni le travail ni
l'instrumentation n'approcheraient de la
perfection du Divin, ni n'auraient même sa pleine lumière, son entier
pouvoir, sa totale béatitude. Cela ne
pourrait s'acquérir que par une ascension dans les plans les plus hauts
de l'existence cosmique ou par leur descente dans notre conscience. Et si cela
n'était pas envisagé, ou pas accepté, la
poussée vers le nirvâna ouvrirait
encore une voie pour s'échapper : la montée après la mort jusqu'en ces
plans supérieurs — les paradis des religions, qui après tout ne signifient pas
autre chose que l'aspiration à une Existence
divine béatifique, lumineuse, plus grande.
Mais, pourrait-on
demander, si les plans supérieurs, ou le Surmental lui-même, venaient à
manifester leur conscience avec toute leur
puissance, lumière, liberté, vastitude, et si ces choses venaient à
descendre dans une conscience individuelle
ici-bas, cela ne ferait-il pas disparaître la nécessité à la fois de la
négation cosmique ou de la poussée nirvânique et de l'aspiration à
quelque divine Transcendance ? Dans le résultat, on pourrait bien vivre en
union avec le Divin dans une conscience
libre, vaste et lumineuse qui embrasse en soi l'univers et qui soit un canal
pour de grandes énergies ou créations, spirituelles ou extérieures, mais ce
monde-ci resterait fondamentalement le même. Il y aurait un gouffre de différence
entre l'Esprit au-dedans et son instrument et la matière sur laquelle il agit, entre la conscience intérieure et le
monde dans lequel elle travaille. L'accomplissement intérieur, subjectif,
individuel pourrait être parfait, mais les conséquences dynamiques
insuffisantes, disparates, mélangées, et non pas une parfaite harmonie de
l'intérieur et de l'extérieur, un nouveau
rythme intégral d'existence ici-bas que
l'on pourrait vraiment appeler divin. Seule une conscience comme le
Supramental, non conditionnée et en parfaite unité avec sa source, une
Conscience de Vérité ayant pouvoir de créer ses propres déterminations libres
serait capable d'instaurer ici, dans le plus bas échelon de l'hémisphère
inférieur, quelque harmonie parfaite et rythme parfait de l'hémisphère
supérieur.
Qu'elle doive le faire ou non dépend
de la signification de l'existence
évolutive ; cela dépend si cette existence est de par sa nature même quelque
chose d'imparfait et de voué à l'échec final — auquel cas le but ultime de
l'âme serait de s'échapper de cet univers
dépouvu de sens, soit par une voie
négative de transcendance, par quelque sorte de nirvâna, soit par une
voie positive de transcendance, peut-être en
brisant l'éclatant bouclier du Surmental, hiranmaya patra, en
ce qui est au-dessus de lui, à moins en vérité que l'on ne soit, comme le
Bouddha Amitâbha, retenu par la compassion, ou encore que la Volonté divine au-dedans
continue à aider ceux qui sont ici dans l'obscurité de l'Ignorance et à prendre part à leur lutte pour s'élever
vers la Lumière. Si au contraire ce monde-ci est une Uilâ d'involution
et d'évolution spirituelles dans laquelle doivent apparaître les puissances
l'une après l'autre, jusqu'à la plus haute, comme sont déjà apparus la Matière , la Vie et le Mental, hors
d'une Inconscience indéterminée apparente, alors une autre culmination est
possible.
La poussée vers le nirvâna a derrière
elle deux forces motrices. L'une est le sens de l'imperfection, de l'affliction, de la mort, de la souffrance dans ce
monde — le mobile originel du
Bouddha. Mais pour échapper à ces douleurs, le nirvâna pourrait ne pas être
nécessaire, s'il existe des mondes
supérieurs dans lesquels on peut monter et où il n'y a pas de telles imperfections, l'affliction, la mort
et la souffrance. Cette autre possibilité d'évasion se heurte cependant
à l'idée que ces mondes supérieurs sont aussi transitoires et font partie de l'Ignorance, que l'on doit toujours
revenir ici-bas jusqu'à ce que l'on
triomphe de l'Ignorance, que Réalité et expérience cosmique sont
opposées et incompatibles comme Vérité et Erreur. Cela nous amène à la seconde
force motrice, l'appel à la transcendance.
Si le Transcendant n'est pas seulement supracosmique, mais un distant
Incommunicable, avyavahâryam, que l'on ne peut atteindre, sinon par une négation de tout ce qui est ici,
alors on ne peut éviter quelque sorte de nirvâna, et même un nirvâna
absolu. Si au contraire le Divin est transcendant mais non incommunicable,
l'appel sera toujours là et l'âme abandonnera le jeu cosmique bariolé pour la
béatitude de l'existence transcendante, mais un nirvâna absolu ne serait pas
indispensable ; une union béatifique avec
le Divin s'offre au chercheur comme la voie. C'est pourquoi la Conscience cosmique n'est pas suffisante et la tendance à s'en
écarter est si forte. Il ne peut en
être autrement que si le couvercle d'or
du Surmental est dépassé et ouvert, et si l'aboutissement cherché est
le contact dynamique avec le Supramental et
une descente ici-bas de sa Lumière et de son Pouvoir.
(Sri Aurobindo, Lettres sur le Yoga I)