La grandeur de la Révolution française ne réside pas dans ce
qu'elle accomplit, mais dans ce qu'elle pensa et qu'elle fut. Son action fut
surtout destructrice. Elle prépara beaucoup, elle ne fonda rien. Même
l'activité constructive de Napoléon ne fit que bâtir un gite à mi-chemin où les
idées de 1789 pouvaient se reposer jusqu'à ce que le monde fût prêt à mieux les
comprendre et à les réaliser réellement. En elles-mêmes, les idées n'étaient
pas neuves; elles existaient dans le Christianisme, et préalablement au
Christianisme dans le Bouddhisme; mais en 1789 elles sortirent pour la
première fois de l'Église et de la Bible et s'efforcèrent de remodeler
gouvernement et société. Ce fut une tentative infructueuse, mais même l'échec changea la face de l'Europe. Ce dernier résultat fut en
grande partie dû à la force, à l'enthousiasme, à la sincérité avec lesquels on
s'empara de l'idée et l'application avec laquelle on chercha à la réaliser. La
cause de l'échec fut le manque de connaissance, l'excès d'imagination. Les
idées fondamentales, les types, ce qui était à instaurer étaient connus; mais
dans la pratique, il n'y avait eu aucune expérience de ces idées. Jusqu'alors,
la société européenne avait été imprégnée non de liberté, mais d'esclavage et
de répression; non d'égalité mais d'inégalité; non de fraternité mais de force
et de violence égoïstes...
Considérez quelles étaient les idées sous la bannière
desquelles l'esprit moderne renversa le Titan médiéval; nous voyons le
jaillissement final de ces idées avec la Révolution française. Nous connaissons
la devise de la Révolution : liberté, égalité et fraternité; nous connaissons
l'esprit qu'elle professait mais ne put atteindre : l'humanité. Dans la
liberté, l'union de la liberté morale individuelle du Christianisme avec la
liberté civique de la Grèce; dans l'égalité, l'égalité spirituelle démocratique
du Christianisme appliquée à la société; dans la fraternité, l'aspiration à
l'amour fraternel universel, qui est l'idée particulière et distinctive du
Christianisme; dans l'humanité, l'esprit Bouddhique de compassion, de pitié et
d'amour, dont l'Europe ignorait tout jusqu'au moment où le Christianisme
l'exhala par-delà la Méditerranée et, avec une pureté plus grande, sur
l'Irlande, mêlé au sens de la divinité en l'homme, lui-même emprunté à l'Inde
par le truchement des anciens Gnostiques et Platoniciens : telles sont les
idées qui influencent encore profondément l'Europe; le matérialisme scientifique a
été obligé d'emprunter ou tolérer beaucoup d'entre elles, et jusqu'à présent il
n'a été capable d'en déraciner entièrement aucune.
Le
Christianisme fut une affirmation de l'égalité
humaine dans l'esprit, une grande affirmation de l'unité de l'esprit
divin en l'homme, qui ne cherchait pas à renverser les systèmes gouvernementaux
et sociaux établis, mais à les imprégner de l'esprit de fraternité et d'unité
humaines. Il fut grandement entravé dans cette tâche par le fait que les races
européennes étaient dans un état de transition entre l'ancienne civilisation
aryenne de la Grèce et de Rome et une autre moins avancée et éclairée. Les
nations germaniques s'étaient fixées à une civilisation militaire totalement incompatible
avec les idéaux du Christianisme, et entre leurs mains la nouvelle religion
devint quelque chose d'absolument méconnaissable pour l'esprit asiatique qui
l'avait engendrée...
L'Inde, dès
les temps anciens, avait reçu l'évangile du Védanta[1] qui s'efforçait d'établir
l'unité divine de l'homme en esprit; mais visant à assurer une société ordonnée
dans laquelle elle pût développer son intuition spirituelle et parfaire sa
civilisation, elle avait inventé le système des castes, qui à la suite de corruptions
et de déviations des idéaux de caste, finit par être un obstacle à la
réalisation de l'idéal Védantique dans la société. Depuis l'époque de Bouddha jusqu'à
celle des saints du Maharashtra[2], chaque grand éveil
religieux s'est efforcé de restaurer l'ancienne signification
de l'Hindouisme et de ramener la caste à
l'importance secondaire qu'elle avait à l'origine en tant que commodité sociale, de manière à exorciser dans la
société l'esprit d'orgueil lié aux castes, et à rétablir l'esprit de fraternité
ainsi que les principes éternels d'amour et de justice. Mais l'esprit féodal
avait pris possession de l'Inde, et l'esprit féodal est obstinément attaché à
l'inégalité et à l'orgueil de caste.
Quand le système féodal fut brisé en Europe par le
soulèvement de la classe moyenne, les idéaux du Christianisme commencèrent à
émerger une fois de plus à la lumière, mais dès ce temps-là l'Église Chrétienne
était elle-même féodalisée, et on assiste au curieux spectacle d'idéaux
chrétiens luttant pour S'établir eux-mêmes par la destruction de l'institution
même qui avait été créée pour préserver le Christianisme. Au temps de la
Révolution française, quand les idéaux de liberté, égalité et fraternité furent
proclamés et que le genre humain exigea qu'ils fussent reconnus par la société
comme le fondement de sa structure, ils furent associés à une brutale révolte
contre les vestiges du féodalisme et contre le travestissement de la religion
chrétienne qui en était devenu partie intégrante. Ce fut là la faiblesse de la
démocratie européenne et l'origine de son échec. Elle prit pour mobile les
droits de l'homme, et non le dharma[3] de l'humanité;
elle fit appel à l'égoïsme des classes inférieures contre l'orgueil des
supérieures; elle fit de la haine et de la guerre d'extermination réciproque
les alliés permanents des idéaux chrétiens et produisit une confusion
inextricable qui est la maladie moderne de l'Europe. C'est en vain que le génie
de Mazzini redécouvrit le cœur du Christianisme et s'efforça de remodeler les
idées européennes; la Révolution française était devenue le point de départ de
la démocratie européenne et avait coloré l'esprit européen.
Sri Aurobindo
L'Heure de Dieu et autres écrits - La révolution française -
Bande Mataram
Bande Mataram
1. Védanta : Un des systèmes de la philosophie indienne.
2. Maharashtra : État de la côte ouest de l'Inde.
3. Dharma : On dit que la démocratie est basée sur les
droits de l'homme, d'autres ont répliqué qu'elle devrait plutôt avoir pour
support les devoirs de l'homme; mais aussi bien les droits que les devoirs sont
des idées européennes. Le dharma est cette conception indienne où les droits et
les devoirs perdent l'antagonisme artificiel créé par une vision du monde qui
fait de l'égoïsme la racine de l'action, et regagnent leur profonde et
éternelle unité. [Le dharma de l'homme désigne en effet la loi d'être
fondamentale de l'humanité. En ce sens, il représente tout à la fois le
principe d'une juste revendication de ses droits, et, SIMULTANÉMENT,
l'obligation de ne pas trahir l'exigence de sa nature la plus haute.] (Sri Aurobindo Asiatic Democraty — Édition du
Centenaire Vol. 1)