Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: Les fondements de la culture indienne

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

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L'artiste indien

L'artiste indien vivait dans la lumière d'une inspiration qui lui commandait de tendre vers un but supérieur; sa méthode jaillissait de ces hautes sources et servait ce dessein à l'exclusion de toute autre impulsion plus terrestrement sensuelle ou superficiellement imagi­native. Les six composantes de son art, les shadanga, s'appliquent à toute création utilisant la ligne et la couleur puisque les arts plastiques majeurs partout obéissent aux mêmes lois. Ces principes nécessaires sont la distinction des formes, roûpabheda ; la proportion, l'agence­ment des lignes et des masses, le dessin, l'harmonie, la perspective, pramâna; l'émotion ou le sentiment esthétique suscité par la forme, bhâva ; la recherche d'une beauté et d'un charme satisfaisant l'esprit esthétique, lâvanya ; la vérité et le pouvoir de suggestion de la forme, sâdrishya; la disposition, la combinaison, l'harmonie des couleurs, varnikâbhanga ; tels sont les éléments essentiels auxquels, en dernière analyse, se réduit toute oeuvre d'art réussie. Mais c'est la combinaison savante de chacune de ces composantes qui valorise l'intention et l'effet de la technique, de même que l'origine et le caractère de la vision intérieure guidant la main lorsqu'elle associe ces éléments garantissent le succès spirituel de l'œuvre accomplie; or, le caractère unique de la peinture indienne, le charme particulier de l'art d'Ajantâ, jaillissent de la remarquable orientation intérieure, spirituelle, psy­chique, que le génie pénétrant de la culture indienne a su donner à la conception et à la méthode artistiques. Pas plus que l'architecture ou la sculpture indiennes, la peinture ne pouvait se soustraire à ce mobile envoûtant, à cette atmosphère de transmutation, à cette obsession manifeste ou subtile d'une perception mentale étrangement ou secrètement modifiée – l'œil qui a appris à voir, non comme tout un chacun avec le seul regard extérieur, mais en faisant communier en permanence les facultés intellectuelles et la vision intérieure avec le moi derrière le mental comme avec l'esprit pour lequel les formes ne sont qu'un voile transparent ou une discrète suggestion (le sa haute splendeur. La beauté et la puissance des formes, la majesté du trait, la richesse des couleurs, l'élégance de cette peinture sont trop évidentes, trop criantes pour être ignorées, ce charme (lu psychique trouvant d'ordinaire un écho chez tout être sensible et cultivé; en outre, le peintre, contrairement au sculpteur, s'écarte avec moins de véhémence, moins d'intensité de la norme physique extérieure; restant fidèle aux exigences de son art il est, à juste titre, moins dédaigneux de la beauté et de la grâce formelles ; c'est pourquoi l'intellect occidental tend à faire plus de cas de la peinture indienne et, faute de l'apprécier vraiment, lui modère ses critiques. Elle ne provoque pas chez lui la même totale incompréhension, ni les mêmes violents malentendus, voire la même répulsion que l'œuvre sculptée. Et pourtant, il est clair que quelque chose semble lui échapper, obscurcir son jugement, ou n'être qu'imparfaitement compris, et ce quelque chose est précisément cette intention spirituelle plus profonde, qui relègue le sens esthétique et les images immédiatement perçues par l'œil au rang de simples médiateurs. Dans l'ensemble de la production indienne les oeuvres catégorisées moins fortes et moins frappantes manquent à première vue d'inspiration ou d'ima­gination ; cet art est, en conclue-t-on, conventionnel : lorsque l'esprit ne s'impose pas avec vigueur, il passe inaperçu, lui qu'on a déjà du mal à appréhender complètement lorsque la puissance transmise à l'expression est trop grande ou trop directe pour être contestée. La peinture indienne, tout comme l'architecture ou la sculpture, réclame, par-delà la perception physique et psychique, une autre vision, une vision spirituelle d'où l'œuvre procède ; ne pas l'acquérir, au même titre que nous développons le sens esthétique, nous condamne à ne pouvoir apprécier toute la profondeur et la signification de ses réalisations.

Sri Aurobindo, Les fondements de la culture indienne — L'art indien —

— L'art indien —

Du fait de la relative rareté des créations qui nous sont parvenues, l'impression que donne la peinture de l'Inde ancienne, voire même la peinture plus moderne, est moins forte que celle laissée par son architecture ou sa sculpture ; l'on a même supposé à cet art un épanouissement intermittent : après un sommeil de plusieurs siècles, il ne devrait sa renaissance ultérieure qu'aux Moghols et aux artistes hindous ayant subi leur influence. Il s'agit là toutefois d'une vue hâtive que ne peuvent étayer une recherche et une étude plus fouillées des témoignages disponibles. Il s'avère plutôt que la culture indienne a su de très bonne heure parvenir à un développement et à une utilisation savante de la couleur et de la ligne; les périodes de déclin succédant à des phases de renouveau vibrantes d'originalité – alternances obligées du mental collectif humain partout dans le monde –, elle persista néanmoins à employer cette forme d'expression tout au long de sa croissance et de sa grandeur désormais séculaires. Surtout, on ne peut plus nier aujourd'hui l'existence d'une très vieille tradition, d'une inspiration fondamentale et d'une approche esthétique typiquement indiennes, supposant une parenté d'inspiration entre l'art râjpoût le plus récent et le génie des œuvres les plus anciennes qu'illustre à merveille la beauté suprême des peintures rupestres d'Ajantâ.

Le support pictural est malheureusement plus périssable que celui dont disposent tous les autres grands moyens d'expression créatrice, aussi bien peu subsiste des anciens chefs-d'œuvre, mais ce peu témoigne néanmoins de l'immense corpus dont il est le vestige pâlissant. Sur les vingt-neuf grottes que compte Ajantâ, toutes ou presque, dit-on, étaient autrefois ornées de fresques; seize d'entre elles, il y a seulement quarante ans, conservaient encore la trace de peintures primitives, mais aujourd'hui elles ne sont plus que six à pouvoir témoigner de la grandeur de cet art antique, six grottes dont la décoration, victime d'une dégradation rapide, irrésistiblement s'altère, perdant chaque jour davantage la belle et chaude splendeur de ses couleurs originelles. Tous les autres témoignages de cette époque de création intensive, qui durent jadis couvrir le pays tout entier – temples, sanctuaires, résidences d'une élite cultivée, cours et retraites des nobles et des princes –, ont péri ; il ne subsiste, produits d'un génie comparable à celui qui nous valut Ajantâ, que quelques fragments épars : l'abondant décor des grottes de Bagh, des figures de femme dans deux chambres taillées à même le roc à Sigiriya (1). Ces vestiges représentent le travail, discontinu certes, de quelque six ou sept siècles et il ne demeure plus aujourd'hui aucune peinture antérieure au premier siècle de l'ère chrétienne, excepté quelques fresques, abîmées par de maladroites restaurations, datant du siècle précédent ; après le septième siècle, c'est le vide absolu, ce qui à première vue semble indiquer un déclin total de cet art, une interruption, voire une disparition. Heureusement, certaines découvertes tendent à prouver que cette tradition artistique date de plusieurs siècles; des mises à jour plus récentes, d'une facture différente, hors de l'Inde ou aux confins de l'Himâlaya, permettent de remonter jusqu'au douzième siècle, ce qui nous autorise à rattacher cet art à celui des écoles de peinture râjpoûte plus tardives. À l'image de celle de l'architecture et la sculpture, l'histoire de la peinture en Inde, bien que manifestant le génie de la race avec une vigueur inégale, est donc vieille elle aussi d'au moins deux mille ans.

Les créations héritées de l'antiquité sont l'œuvre de peintres bouddhistes, mais la peinture elle-même avait en Inde une origine pré-bouddhique. Les historiens tibétains affirment que tous les artisanats s'inspirent d'une tradition très ancienne, antérieure au Bouddha, et les preuves qui ne cessent de s'accumuler ne font que confirmer cette hypothèse. Au troisième siècle avant l'ère chrétienne, la théorie de cette discipline est, depuis longtemps déjà, solidement établie ; les six principes reconnus essentiels, les shadanga, correspondent en gros aux six canons de l'art chinois énumérés pour la première fois près de mille ans plus tard ; et un très ancien traité datant d'une époque pré-bouddhique expose un certain nombre de règles de l'art en même temps qu'il dresse un catalogue de traditions savantes et précises qui, développées plus tard dans les Shilpasoûtras, conduiront à l'élaboration scientifique de modèles et de techniques traditionnels. La littérature ancienne s'y réfère fréquemment et une telle insistance est impossible à concevoir si la pratique et l'appré­ciation des arts plastiques n'avaient été largement répandues parmi hommes et femmes des classes cultivées ; ces allusions fréquentes, ces digressions émues qui relatent l'enthousiasme suscité par la forme peinte et la beauté de la couleur, cet appel au sens décoratif, ce besoin de solliciter l'émotion esthétique, n'apparaissent pas seulement dans la poésie relativement récente d'un Kâlidâsa, d'un Bhavabhoûti et autres dramaturges classiques, mais aussi dans les pièces populaires plus anciennes de Bhâsa, voire même déjà dans les oeuvres épiques et les livres sacrés des bouddhistes. L'absence de tout exemple de cet art plus primitif encore nous empêche évidemment de dire avec une certitude absolue quels en étaient le caractère fondamental et la finalité secrète, s'il était d'origine sacrée et hiératique ou bien d'inspiration profane. Une hypothèse un peu trop rapidement ac­ceptée veut que cet art ait pris naissance à la cour des rois, au service d'une motivation et d'une inspiration strictement profanes ; si les œuvres héritées des artistes bouddhistes traitent principalement de sujets religieux, ou du moins rattachent des scènes familières de la vie quotidienne aux cérémonies et légendes bouddhiques, la littérature épique ou dramatique, il est vrai, célèbre généralement une peinture plus typiquement esthétique, personnelle, domestique ou civique : portraits, représentations de scènes ou incidents de la vie des princes et autres grands dignitaires, décorations murales de palais ou édifices tant publics que privés. Une inspiration similaire se retrouve d'ailleurs dans les peintures bouddhiques, notamment les portraits des épouses royales du souverain Kashyapa à Sigiriya, la représentation historique d'une ambassade de Perse ou le débarquement de Vijaya à Ceylan. Nous pouvons donc supposer sans craindre de trop nous avancer que, dès son origine, la peinture indienne, tant bouddhique que hindoue, comme plus tard la peinture râjpoûte, avec certes au début plus d'ampleur et une plus antique grandeur, a en gros toujours puisé son inspiration aux mêmes sources : elle voulut être essentiellement une interprétation de la religion, de la culture et de la vie du peuple indien. Une unité constante, une continuité de sens, le maintien d'une tradition essentielle en sont le trait saillant, le ressort primordial. C'est ainsi que les réalisations les plus anciennes d'Ajantâ sont à rapprocher des images bouddhiques les plus primitives, alors que les compositions suivantes s'apparentent aux bas-reliefs sculptés de Java. Force est de constater qu'un même génie, qu'une même tradition animent les styles successifs du décor d'Ajantà, pour se retrouver ensuite à Bagh et à Sigiriya, dans les fresques de Khotan, les enluminures de manuscrits bouddhiques de beaucoup postérieurs, avant de venir nourrir, sous d'autres formes et par d'autres procédés, la peinture râjpoûte. Ce principe d'unité et de continuité va nous permettre de dégager, pour les saisir enfin plus clairement, le but essentiel, la tendance et la finalité intimes, la méthode spirituelle de la peinture indienne, en précisant d'abord ce qui la distingue des productions occidentales, puis la différencie des réalisations artistiques plus familières et ressemblantes des autres pays d'Asie.
 
 1. L'on a depuis découvert, dans certains temples du Sud, d'autres peintures de grande qualité, qui s'apparentent en leur esprit et leur style aux œuvres d'Ajantâ.

Sri Aurobindo, Les fondements de la culture indienne — L'art indien —

L'esprit et l'intention de la peinture indienne

L'esprit et l'intention première de la peinture en Inde sont, dans leur conception centrale et leur puissance visionnaire formatrice, essentiellement identiques à ceux qui inspirèrent le regard de ses sculpteurs. Elle est constamment la projection d'une certaine vision profonde du moi obtenue par immersion en soi-même pour y trouver la signification secrète de la forme et de l'apparence, découvrir le sujet dans le moi le plus profond, attribuer une forme d'âme à cette vision et remodeler le support et la forme naturels pour exprimer leur vérité psychique en donnant au trait un maximum de vigueur et de pureté, et en dotant chaque élément de ce tout artistique indivisible d'une unité de sens et de rythme la plus concentrée possible. Examinons n'importe quel chef-d'œuvre de la peinture indienne, et tel est bien, constaterons-nous, l'objectif de cette démarche que suggère, qu'atteste même la beauté triomphante de ses réalisations. La seule différence entre la peinture et les autres disciplines artistiques provient d'une tendance naturelle, inévitable, vu sa propre forme de sensibilité, à s'attarder avec émotion et complaisance sur ce que l'on pourrait nommer les mouvances de l'âme plutôt que sur ses éternités statiques, à projeter le moi dans la grâce et le mouvement de la vie psychique et vitale (compte tenu de la réserve et de la retenue nécessaires à tout art) plutôt qu'à maintenir la vie dans les stabilités du moi, dans ses qualités et principes éternels, gouna et tattva. C'est cela qui distingue essentiellement l'œuvre sculptée du tableau, différence imposée par leurs domaines respectifs, leurs qualités intrinsèques, les possibilités de leur instrument et de leur langage. Pour s'exprimer, le sculpteur doit toujours choisir des formes statiques ; l'idée de l'esprit se taille pour lui dans la masse et la ligne, se révèle par la permanence de cette stabilité; il peut en alléger le poids certes mais non s'en départir ou s'en écarter ; l'éternité pour lui saisit le temps, le modèle puis le fige dans le génie monumental de la pierre ou du bronze. Le peintre, au contraire, trempant son âme dans la couleur, verse son humeur dans la forme; la forme qu'il utilise possède une liquidité, sa ligne une subtilité de grâce fluide qui lui imposent un langage plus souple et plus sensible. Plus il nous communique cette couleur, ce chatoiement ému de la vie de l'âme, et plus son oeuvre resplendit de beauté, plus elle maîtrise le sens esthétique intérieur et l'ouvre à ce que son art, mieux que tout autre, peut nous offrir : le délice du moi s'extériorisant dans un ravissement sensuel qui jouit spirituellement de la beauté des formes et des radiances colorées de l'existence. La peinture est par définition le plus sensuel de tous les arts. Diviniser cet attrait des sens en se servant de la beauté extérieure la plus intense pour révéler une émotion spirituelle subtile, afin que l'âme et les sens tous deux s'harmonisent en leur richesse la plus profonde et la plus belle, qu'ils s'unissent et formulent ensemble, dans le bonheur d'une parole réconciliée, le sens intime des choses de la vie, telle est la tâche grandiose, la vocation suprême du peintre. La démarche (lu peintre privilégie moins l'austérité de la tapasyâ; chez lui l'expression des choses éternelles et des vérités fondamentales derrière les formes se relâche quelque peu, mais cette détente est compensée par une émouvante richesse de suggestion psychique ou de générosité vitale, un délice qui s'enchante de la beauté du jeu de l'éternel dans les moments de la durée; l'artiste le suspend pour nous, et ces instants de la vie de l'âme se reflétant pour devenir tour à tour homme, créature, incident, scène de la vie, spectacle de la nature, il les dote d'une riche et permanente signification pour notre vision spirituelle. Au regard de l'Esprit qui, dans la manifestation, tantôt dissimule tantôt dévoile les pures intensités du sens de la beauté universelle, l'art du peintre justifie en la faisant sienne cette quête sensuelle du délice; le désir de perfection de la forme et de la couleur dans lequel l'œil se complaît devient alors illumination Je l'être intérieur grâce au pouvoir d'un certain Ânanda de beauté spirituelle.

Sri Aurobindo,  Les fondements de la culture indienne, — L'art indien —

La spiritualité indienne

Quand l'Inde aura accompli sa renaissance, son réveil n'aura sûrement pas la même brutalité [que celui de l'Europe]; il révélera néanmoins de façon saisissante la vraie nature et les capacités de son esprit.
Sri Aurobindo


La spiritualité est véritablement la clef universelle du mental indien; la notion d'infini lui est naturelle. Dès l'origine, l'Inde a réalisé — et jamais cette perception ne s'est éteinte, même aux âges de raison ou de croissante ignorance — que pour voir la vie telle qu'elle est réellement, pour la vivre dans toute sa perfection, le seul pouvoir de ses manifestations extérieures ne suffit pas. Elle ressentait intensément la grandeur des lois et des forces matérielles, avait conscience de l'importance des sciences physiques et savait avec art organiser la vie quotidienne. Mais, à ses yeux, le physique ne prend tout son sens que s'il trouve sa juste relation avec le supraphysiques; ni la condition actuelle de l'homme, ni sa vision superficielle ne peuvent expliquer la complexité de l'univers; derrière les apparences, il est d'autres pouvoirs, d'autres pouvoirs en l'homme lui-même, que d'ordinaire il ne perçoit pas, car il n'est conscient que d'une infime partie de lui-même. L'invisible entoure, embrasse toujours le visible, le suprasensible le sensible, de même que l'infini embrasse le fini.
L'Inde comprit aussi que l'homme a le pouvoir de se dépasser, de devenir plus complètement, plus profondément lui-même — vérités que l'Europe commence tout juste à entrevoir à son tour mais qui, même aujourd'hui, paraissent encore trop hautes pour qu'elle puisse s'en saisir. Par-delà l'homme, l'Inde vit les myriades de dieux, elle vit Dieu par-delà les dieux, et par-delà Dieu, Sa propre ineffable éternité; elle vit, déployées par-delà notre vie, d'autres étendues de vie, et par-delà notre mental actuel, d'autres étendues du mental; et au-dessus de tout cela elle vit la splendeur de l'esprit. Alors, avec cette calme audace d'une intuition qui ne connaît ni peur ni petitesse, ne reculant devant aucun acte d'héroïsme, fût-il spirituel, intellectuel, éthique ou vital, elle déclara que rien de tout cela n'était inaccessible à l'homme s'il y appliquait sa volonté et sa connaissance ; ces étendues du mental, il pouvait les conquérir, devenir l'esprit, devenir un dieu, devenir un avec Dieu — devenir l'ineffable Brahman. Et, armée de son sens pratique et de sa logique, de ses facultés scientifiques, de son génie de la méthode et de l'organisation, l'Inde se mit aussitôt en marche pour découvrir la voie. Et ces longs âges de vision intérieure, de mise en pratique, enracinèrent en elle sa spiritualité, sa puissante fibre psychique, son ardente soif de se mesurer à l'infini et de l'étreindre, son sens religieux invétéré, son idéalisme, son Yoga, la constante orientation de son art et de sa philosophie.
Mais là ne s'arrêtaient pas, là ne pouvaient s'arrêter toutes les possibilités de sa mentalité, de son esprit intégral; la spiritualité elle-même ne fleurit pas sur terre dans le vide, pas plus que les cimes de nos montagnes ne se dressent comme un rêve enchanteur au-dessus des nuages, privées de toute base. Quand nous étudions le passé de l'Inde, ce qui nous frappe ensuite, c'est sa prodigieuse vitalité, son énergie et sa joie de vivre inépuisables, la fécondité inouïe de sa créativité. Durant trois mille ans au moins — en fait, bien davantage — ce fut une suite ininterrompue de créations, abondantes, généreuses, d'une intarissable diversité : républiques, royaumes et empires, philosophies, cosmogonies, sciences et croyances, arts et poésie, monuments de toutes sortes, palais, temples, travaux publics, communautés, sociétés et ordres religieux, lois, codes et rituels, sciences physiques et psychiques, systèmes de yoga, systèmes politiques et administratifs, arts spirituels et profanes, commerce, industrie et artisanat de haute qualité – la liste est interminable, et dans chaque domaine l'activité est presque pléthorique. L'Inde crée, elle crée sans cesse, sans jamais se satisfaire, sans jamais se lasser; hors de question pour elle de s'arrêter, à peine semble-t-elle avoir besoin d'un temps de repos, d'un moment d'inertie, d'une mise en jachère. Elle rayonne aussi par-delà ses frontières, ses navires traversent les océans et le précieux excédent de ses richesses inonde la Judée, l'Égypte, Rome; ses colonies disséminent son art, ses épopées et ses croyances jusqu'aux rives de la mer Égée; on retrouve sa trace dans les sables de Mésopotamie; ses religions conquièrent la Chine et le Japon et se propagent à l'Ouest jusqu'en Palestine, jusqu'à Alexandrie; et l'on entend l'écho des métaphores des Oupanishads et des paroles du Bouddha sur les lèvres du Christ. Partout, sur son sol comme dans ses œuvres, circule une énergie de vie surabondante. Les critiques européens déplorent, dans l'architecture, la sculpture et les arts plastiques de l'Inde ancienne, un manque de retenue, un excès de richesse, l'absence de tout espace libre, comme s'il fallait à tout prix embellir le moindre interstice, glorifier chaque centimètre. En tout cas, défaut ou pas, c'est la conséquence inévitable de ce débordement de vie, de ce foisonnement de l'infini. Si elle prodigue ainsi ses richesses, c'est qu'elle ne peut faire autrement, de même que l'Infini emplit chaque pouce de l'espace d'un frémissement de vie et d'énergie, parce qu'il est l'Infini.
Mais cette suprême spiritualité, cette énergie exubérante, cette joie inépuisable de vivre et de créer, ne constituent pas la totalité de ce que fut jadis l'esprit de l'Inde. Nous ne sommes pas devant la splendeur confuse d'une végétation tropicale sous des cieux d'une pure infinité saphiréenne. Des yeux inaccoutumés à pareille richesse ne voient que chaos dans cet espace grouillant d'une vie protéiforme, ce désordre somptueux dans son excès, ce manque extravagant de mesure, d'équilibre et de dessin précis. En fait, un troisième pouvoir habitait l'esprit de l'Inde ancienne, celui d'un vigoureux intellect, tout à la fois riche et austère, robuste et minutieux, puissant et délicat, massif en son principe et curieux de chaque détail. Son impulsion première le portait vers l'ordre et l'organisation, mais un ordre fondé sur la recherche de la loi intérieure des choses et sur leur vérité, sans jamais perdre de vue la possibilité d'une application pratique scrupuleuse. L'Inde a été, d'abord et avant tout, la terre du Dharma et du Shâstra. Elle a cherché à connaître la vérité et la loi intérieures de chaque activité humaine et cosmique : leur dharma. Ce dharma une fois découvert, elle se mettait à l'œuvre pour le traduire sous une forme complexe et un principe de fonctionnement détaillé afin de l'appliquer dans les faits et de l'ériger en règle de vie. Son premier âge, celui de la découverte de l'Esprit, fut lumineux ; le second lui permit de parachever sa découverte du Dharma ; dans le troisième, elle élabora en détail ce qui n'avait été qu'une première et plus simple formulation du Shâstra ; mais aucun de ces éléments n'était exclusif, et ils sont toujours présents tous les trois.
Pendant la troisième période, cette application à faire de toute la vie une science et un art atteignit des proportions extraordinaires. À elle seule, la production intellectuelle qui s'étend de la période d'Ashoka jusqu'au coeur de l'ère musulmane est réellement prodigieuse; il suffit, pour s'en convaincre, d'étudier le compte rendu qu'en donnent les récents travaux d'experts. Ceux-ci, ne l'oublions pas, n'en sont qu'à leurs débuts, et le peu qui a été mis au jour ne représente qu'une infime partie de tous ces écrits et de toute cette connaissance de jadis. Rien, dans la période historique qui précède l'invention de l'imprimerie et des outils de la science moderne, n'égale un tel labeur, une telle activité intellectuelle; c'est pourtant sans le secours de ces instruments que cette immense recherche, cette vaste création, cette enquête zélée, minutieuse furent menées, avec, pour en garder la trace, la seule mémoire des hommes, et quelques feuilles de palme périssables. En outre, cette impressionnante littérature ne se limitait pas à la philosophie et la théologie, à la religion et au Yoga, à la logique, la rhétorique, la grammaire et la linguistique, à la poésie et au théâtre, à la médecine, à l'astronomie et aux sciences; elle embrassait la vie tout entière, la politique et la société, tous les arts, de la peinture à la danse, en passant par tous les soixante-quatre « accomplissements »i tout ce qui était alors connu et pouvait être utile à la vie ou intéresser le mental; l'on y trouvait même des guides pratiques détaillant, entre autres, l'élevage et le dressage des chevaux et des éléphants, chaque spécialité ayant son shâstra et son art, son arsenal de termes techniques, sa copieuse littérature. Chaque sujet, du plus vaste et plus imposant au plus modeste et anodin, bénéficiait du même effort intellectuel, global, riche, minutieux, approfondi. D'une part, il y avait une curiosité insatiable, un désir de la vie de se connaître elle-même dans le moindre détail, de l'autre, un esprit d'organisation et d'ordre scrupuleux, le désir du mental de franchir les étapes de la vie avec une connaissance harmonisée et selon un rythme juste et mesuré. Et c'est la fusion de ces différents éléments — une spiritualité profondément enracinée et dominant tout le reste, une créativité vitale et un goût de vivre inépuisables, et, leur servant d'intermédiaire, une intelligence puissante, scrupuleuse, pénétrante, ou se mariaient le mental rationnel, éthique et esthétique, chacun à son plus haut niveau d'activité — qui fonda l'harmonie de l'ancienne culture de l'Inde.
Jamais, en vérité, sans la richesse de sa vitalité et de son intellect, l'Inde n'aurait pu, comme elle l'a fait, développer à ce point ses tendances spirituelles. C'est une grande erreur de croire que la fleur de la spiritualité s'épanouit d'autant mieux que le sol est appauvri, la vie à moitié morte, l'intellect découragé et intimidé. Cette spiritualité-là a quelque chose de morbide, de fiévreux, et s'expose à de périlleuses réactions. C'est quand la vie d'un peuple a été des plus intense et sa pensée des plus profonde, que sa spiritualité révèle sa hauteur et sa profondeur, et donne ses fruits les plus divers et les plus durables. L'Europe actuelle a dû attendre une longue explosion de ses forces vitales, une activité stupéfiante de son intellect, pour que la spiritualité consente vraiment à émerger, promettant de n'être plus, comme naguère, le triste médecin de la maladie de la vie, mais les prémices d'une vaste et profonde lumière.

i Ces soixante-quatre arts ou « accomplissements » (à une époque, on en compta jusqu'à près de six cents!), dûment répertoriés et codifiés, constituaient un véritable art de vivre (Note du traducteur).



SRI AUROBINDO, LA RENAISSANCE DE L'INDE
1918-1921
1ère édition française 1998
Traduit de l'anglais par un disciple

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