Le problème
de la fondation d'un empire fédéral ayant à
combiner des éléments hétérogènes - a seule base qui puisse être ferme
et sûre — la création d'une unité psychologique vraie —, se ramène à deux
questions différentes, celle de la forme et
celle de la réalité que la forme a pour but de servir. La première est d'une grande importance pratique, mais seule la seconde est vitale. La forme
extérieure de l'unité peut rendre
possible, favoriser et même aider activement la création de la réalité correspondante, mais elle ne peut jamais la
remplacer. Or, comme nous l'avons vu, la vraie réalité dans l'ordre de la Nature, est la réalité
psychologique, car le simple fait physique d'une union politique et
administrative peut n'être qu'une création temporaire et artificielle destinée
à s'effondrer irrémédiablement sitôt que son
utilité immédiate est passée ou que
les conditions qui ont favorisé sa persistance, sont radicalement ou même sérieusement modifiées. La
première question à considérer est
donc la nature de la réalité que l'on entend
créer sous la forme d'un empire fédéral, et plus spécialement si cette réalité doit être un simple
élargissement du type nation, qui est
le plus grand agrégat humain que la Nature ait jusqu'à présent façonné avec succès, ou, au contraire, un nouveau type d'agrégat, qui surpassera et tendra à
supplanter la nation comme celle-ci a
remplacé la tribu, le clan, la cité ou les États régionaux.
La première réaction naturelle du mental humain devant un tel
problème, est de préférer l'idée qui flatte le plus ses notions familières et semble
les perpétuer. Car, dans la masse, la mentalité
humaine répugne à tout changement de conception radical. Elle accepte
très facilement le changement si sa réalité est voilée par la continuation de la vieille forme habituelle des choses, ou encore par quelque fiction rituelle,
légale, intellectuelle ou sentimentale. C'est une fiction de ce genre
que certains songent à créer pour jeter un
pont entre l'idée de nation et l'idée
d'empire comme unité politique. Ce qui unit le plus solidement les
hommes, maintenant, c'est l'unité physique d'un
pays commun qu'ils habitent et qu'ils défendent, c'est la vie économique commune issue de cette unité
géographique et le sentiment de patrie qui grandit autour du fait
physique et économique et qui crée une unité
politique et administrative, ou en assure la permanence une fois qu'elle
s'est créée. Elargissons donc, par quelque
fiction, ce sentiment puissant, exigeons des constituants hétérogènes que chacun considère l'empire comme sa propre patrie, et non son pays natal, ou
du moins, s'il s'accroche encore au
vieux sentiment, qu'il apprenne à considérer d'abord et avant tout l'empire
comme la grande patrie. Une variante
de cette idée se retrouve dans la notion française de la mère-patrie française; toutes les autres possessions
de l'empire (qui dans la phraséologie anglaise seraient qualifiées de dépendances en dépit de l'importante part de droits politiques qui leur est concédée) doivent
être considérées comme des colonies de la mère-patrie, rassemblées par l'idée qu'elles sont la France d'Outremer,
et éduquées à centrer leurs
sentiments nationaux sur la grandeur, la gloire et l'amabilité de leur mère commune, la France. Cette
notion est naturelle au tempérament celto-latin, quoique étrangère au teuton, et elle est soutenue par la relative modération du
préjugé de race et de couleur, et par
la remarquable puissance d'attraction et
d'assimilation que la France possède en partage avec toutes les nations
celtiques.
Souvent miraculeux, le pouvoir de telles fictions ne doit pas être méconnu, fût-ce un instant. Ces fictions constituent la méthode la plus usuelle et la plus efficace de la Nature quand elle rencontre cette résistance obstinée à tout changement qu'elle
a elle-même implantée en son animal intelligent : l'homme. Cependant, il existe des conditions sans lesquelles la
fiction ne peut pas tenir longtemps ni complètement. Tout d'abord, elle doit se
fonder sur une ressemblance superficielle plausible.
Ensuite, elle doit engendrer une réalité assez forte pour prendre sa
place, ou éventuellement la justifier. Enfin, cette réalité doit se réaliser
progressivement sans rester trop longtemps à l'état de nébuleuse informe. Il
fut un temps où la nécessité de ces
conditions était moins pressante, où la masse des hommes était plus
imaginative, moins sophistiquée, plus facilement
satisfaite d'un sentiment ou d'une apparence, mais à mesure que l'espèce
avance, elle devient mentalement plus éveillée,
plus consciente, plus critique et plus prompte à saisir la dissonance entre les faits et les prétentions.
En outre, le penseur a pris une place mondiale et ses paroles sont
écoutées comme elles ne l'ont jamais été dans l'histoire connue de l'humanité ; or, le penseur tend de plus en plus à
devenir un inquisiteur, un critique, un ennemi de la fiction [1].
Cette fiction se
fonde-t-elle donc sur quelque parallèle réalisable
? En d'autres termes, est-il vrai qu'une unité impériale véritable, si
elle se réalise, sera simplement une unité nationale élargie ? Ou sinon, quelle
réalité la fiction a-t-elle pour but de préparer ? On trouve dans l'histoire de
nombreux exemples de nations composites, et,
si nous admettons la validité du parallèle,
c'est une nation composite de ce genre que l'empire fédéral a pour tâche de créer, mais à une plus
grande échelle. Nous devons donc jeter
un coup d'œil sur les exemples de nations
composites les plus typiques qui aient réussi, afin de voir jusqu'où le parallèle s'applique et quelles
sont les difficultés, s'il y en a, qui indiqueraient la nécessité d'une
évolution nouvelle plutôt que d'une variation
du vieux succès. Avoir une idée juste des difficultés, nous aidera à
trouver comment elles peuvent être surmontées.
La
nation britannique, autrefois, et l'empire britannique à présent,
nous donnent l'exemple le plus frappant d'une nation composite ou hétérogène
qui s'est bâtie avec succès, puis d'un empire
hétérogène en bonne voie de développement (avec quelques réserves pour le succès de ce dernier, car il est ouvert aux
périls d'une masse de problèmes encore non résolus) [2]. Ont composé la nation britannique : l'Angleterre
anglo-normande de langue anglaise, le Pays de Galles cymrique parlant
gallois, l'Écosse mi-saxonne et mi-gaélique parlant anglais et, très partiellement et imparfaitement, l'Irlande gaélique
avec une colonie principalement
anglo-écossaise qui la maintenait par force dans le corps uni sans jamais pouvoir imposer une union véritable. Jusqu'à une époque récente, l'Irlande était
l'élément d'échec de cette formation,
et c'est seulement maintenant, sous une forme et en des conditions
différentes de celles des autres membres,
qu'une certaine sorte d'unité, encore très précaire, est en train de s'établir,
bien qu'elle commence à peine à être réelle et qu'elle se soit faite
avec l'empire et non avec la nation britannique
[3]. Quelles furent les circonstances qui ont déterminé ce succès
général et cet échec partiel, et quelle lumière jettent-elles sur les
possibilités du grand problème ?
En construisant ses agrégats humains, la Nature a généralement suivi la même loi que pour ses agrégats physiques. En premier lieu, elle fournit un corps naturel; ensuite, une vie et un intérêt
vital communs pour les constituants du corps ; enfin, une mentalité consciente
ou un sens de l'unité et un centre ou organe directeur par lequel le sens de
l'ego commun pourra s'accomplir et agir.
Dans les processus ordinaires de la Nature, il faut quelque élément — un lien de descendance commune ou une association passée — qui permette au
semblable d'adhérer au semblable et
de se distinguer du dissemblable, mais il faut aussi un habitat commun,
un pays disposé de telle façon que tous ceux qui habitent à l'intérieur de ses
frontières naturelles, se trouvent dans une
sorte de nécessité géographique de s'unir.
Dans les temps anciens, quand les communautés étaient moins solidement enracinées au sol, la première de
ces conditions était la plus importante. Dans les communautés modernes déjà fixées, la seconde l'emporte. Mais l'unité de la race, pure ou mélangée (car il n'est pas
nécessaire qu'elle ait une origine
unique), demeure un facteur d'importance, et de fortes dissemblances ou différences peuvent aisément créer de sérieuses difficultés et empêcher la nécessité
géographique de s'imposer avec quelque
permanence. Pour qu'elle puisse S'imposer,
il faut que la deuxième condition, de la Nature acquière une force considérable, c'est-à-dire la
nécessité d'une unité économique ou habitude de subsister en commun, et
la nécessité d'une unité politique ou habitude d'organisation vitale commune afin de pouvoir survivre, fonctionner et
s'agrandir. Or, pour que cette deuxième condition puisse se réaliser avec toute
sa force, il faut que rien ne vienne affaiblir ni détruire la création de la troisième condition et sa continuité.
Rien ne doit être fait qui vienne accentuer la désunion des sentiments
ou perpétuer la sensation de séparation du
reste de l'organisme, sinon le centre ou l'organe directeur risquerait
de ne plus être psychologiquement
représentatif de l'ensemble, et donc de ne plus être le vrai centre de
son sens de l'ego. Mais notons que le séparatisme
n'est pas la même chose que le particularisme, qui, lui, peut fort bien coexister avec l'unité. Ce qui
sépare, ce n'est pas le simple fait de
la différence, c'est le sentiment de l'impossibilité d'une union vraie.
La nécessité géographique de l'union était évidemment présente dans la formation de la nation britannique; la conquête du Pays
de Galles et de l'Irlande et l'union avec l'Écosse furent des événements historiques qui exprimaient simplement
l'application de cette nécessité; mais l'unité de race et les vieilles associations faisaient complètement défaut
et elles ont dû être créées avec plus
ou moins de difficulté. Elles le furent avec un certain succès au Pays
de Galles et en Écosse, après un délai plus
ou moins long, mais pas du tout en Irlande. La nécessité géographique n'est qu'une force relative; elle peut être annulée par un puissant sentiment de désunion
si rien d'efficace n'est fait pour
dissoudre l'impulsion désintégrante. Même quand l'union est
politiquement réalisée, elle tend à être détruite s'il existe à l'intérieur de
l'unité géographique, une barrière physique
notamment, ou une ligne de division assez solide pour servir de base à
un conflit d'intérêts économiques, comme il
en est entre la Belgique et la Hollande, la Suède et la Norvège, l'Irlande et la Grande-Bretagne. Dans
le cas de l'Irlande, non seulement les
dirigeants britanniques n'ont rien fait pour jeter un pont sur cette ligne de
division économique ou pour la faire
disparaître et neutraliser dans la mentalité irlandaise le sentiment
d'une existence séparée dans un pays physiquement séparé, mais par un faux
calcul des causes et des effets, ils ont au
contraire accentué l'une et l'autre de la manière la plus forte.
Tout
d'abord, la vie et la prospérité économiques de l'Irlande ont été délibérément écrasées dans l'intérêt du commerce et des affaires britanniques. Ceci fait, il ne servait plus à grand-chose
d'opérer, par des moyens que l'on préfère ne pas approfondir, une
"union" politique des deux îles sous l'égide d'un organisme législatif et exécutif commun, car ledit
organisme n'était aucunement un centre
d'unité psychologique. Du moment où les intérêts les plus vitaux étaient
non seulement différents mais en conflit,
cette "union" ne pouvait représenter qu'une prolongation du
contrôle et des intérêts du "partenaire principal",
et une prolongation de la sujétion et de la frustration des intérêts du corps étranger lié à
l'organisme supérieur par des chaînes
législatives mais non uni par une fusion réelle. La famine qui a dépeuplé l'Irlande tandis que l'Angleterre profitait et prospérait, est un terrible témoignage
de la Nature sur le sinistre
caractère de cette "union", qui n'était pas une unité mais une opposition aiguë des intérêts les
plus essentiels. Les mouvements séparatistes irlandais en faveur du Home
Rule, étaient l'expression naturelle et
inévitable de sa volonté de survivre ; c'était simplement l'instinct de
conservation qui pressentait et revendiquait le seul moyen évident de
conservation.
Dans
la vie humaine, les intérêts économiques sont d'ordinaire ceux que l'on viole avec le moins d'impunité, car ils sont liés à la
vie même, et leur violation persistante, si elle ne détruit pas l'organisme opprimé, provoque nécessairement
les plus amères révoltes et finit par l'une de ces inexorables
représailles de la Nature. Mais en voulant se
débarrasser par la violence des éléments du particularisme irlandais, la
politique britannique a commis une faute également radicale quant à la troisième des conditions naturelles. Comme l'Irlande,
le Pays de Galles avait été l'objet
d'une conquête, mais jamais un processus
si complet d'assimilation rigoureuse ne lui avait été appliqué ; après le premier malaise qui suit toute violence, après
un ou deux essais de résistance
avortés, le Pays de Galles fut abandonné à la pression pacifique des
conditions naturelles, et la conservation de
sa race ou de son langage n'ont pas fait obstacle à l'union graduelle
des races cymrique et saxonne au sein d'une
commune nationalité britannique. De même en Écosse, à part le problème
mineur des clans de Highlands, la même non-interférence a amené la fusion plus
rapide encore des races écossaise et anglaise. Il existe maintenant dans l'île
de Grande-Bretagne, une race britannique
composite ayant un pays commun, liée
ensemble par la communauté d'un sang mêlé, par une association passée qui s'est changée en unité, par la nécessité
géographique, par des intérêts politiques et économiques communs, par l'accomplissement d'un ego commun. En
Irlande, le procédé contraire et les
efforts pour substituer un processus
artificiel alors que le jeu des conditions naturelles aidées d'un peu de savoir-faire et de conciliation
aurait suffi, puis l'application de méthodes vieillies à un ensemble de
circonstances nouveau, ont eu un effet
contraire. Quand l'erreur a été
découverte, il fallait compter avec les effets du karma passé, et l'union a dû s'effectuer suivant les
méthodes réclamées par les intérêts et les sentiments particularistes
irlandais (d'abord, par l'offre du Home
Rule, puis par la création de l'État Libre) et non par une union
législative complète.
Ces conséquences peuvent
aller plus loin encore, et il peut finalement
devenir nécessaire de remanier l'Empire britannique, et peut-être même toute la nation anglo-celtique suivant de
nouvelles lignes, avec un principe fédératif à la base. Car le Pays de Galles
et l'Écosse n'ont pas fusionné avec l'Angleterre aussi complètement que la Bretagne, l'Alsace, le Pays basque et la Provence se sont fondus dans l'indivisible
unité de la France. Bien qu'aucun intérêt économique, aucune nécessité physique pressante n'appelle l'application du
principe fédératif au Pays de Galles
et à l'Écosse, il y reste tout de même un sentiment particulariste
mineur mais suffisant pour sentir la répercussion
de la solution irlandaise et éveiller ces deux pays à la commodité et à
l'avantage qu'ils trouveraient aussi à la reconnaissance
de leur séparation provinciale. Or, ce particularisme ne peut manquer de recevoir une force et un encouragement
nouveaux si le principe fédératif venait à s'introduire pratiquement dans la réorganisation de l'empire colonial (qui peut
devenir inévitable un jour) jusqu'à présent gouverné par la Grande-Bretagne sur la base d'un Home Rule sans
fédération [4]. Les circonstances
particulières, à la fois nationales et coloniales,
qui ont présidé à la formation et à l'expansion des races habitant les Îles britanniques sont telles,
en fait, qu'il semblerait presque que
cet empire ait été constamment destiné et préparé par la marche de la
Nature à être le grand champ d'expérience pour
la création d'un type nouveau dans l'histoire des agrégats humains :
l'empire fédéral hétérogène.
[1]Ces conditions mêmes peuvent très bien disparaître bientôt, car la liberté de pensée est partout menacée, et là où disparaît la liberté de
pensée, le pouvoir
du penseur disparaît. (Note de Sri Aurobindo)
[2] Il
faut se souvenir que ceci fut écrit il y a quelques dizaines d'années et que les circonstances, et l'Empire lui-même, ont
totalement changé. Le problème tel qu'il était alors, ne se pose plus. (Note
de Sri Aurobindo)
[3] Ceci fut écrit quand le Home Rule semblait être une
solution possible; l'échec est maintenant un fait établi et l'Irlande est
devenue la République Indépendante d'Irlande. (Note de Sri Aurobindo)
[4] Le Home Rule est maintenant remplacé par le statut de Dominion, qui revient à une confédération de fait, bien que la forme n'y soit pas encore.
(Note de Sri
Aurobindo)
Sri Aurobindo, L’IDÉAL DE L’UNITÉ
HUMAINE,
Chp VII - La création d'une
nation hétérogène