SRI AUROBINDO,
Psychologie du Développement Social,
(LE CYCLE HUMAIN),Pondichéry,1916-1918,
Chp XXIV,
L'Avènement et le Progrès de l'Age Spirituel.
L'Avènement et le Progrès de l'Age Spirituel.
Pour qu'un âge subjectif, dernière étape d'un cycle
social, puisse aboutir à une société spiritualisée et amener l'émergence de
l'humanité à un niveau évolutif supérieur, il ne suffit pas que certaines idées
favorables à cette tournure de la vie humaine se saisissent du mental
collectif de l'espèce et imprègnent les mobiles ordinaires de sa pensée, de son
art, son éthique, ses idéaux politiques, son effort social, ni même qu'elles entrent
profondément dans sa manière intérieure de penser et de sentir. Il ne suffit
pas non plus que l'idée du royaume de Dieu sur la terre, d'un règne de spiritualité,
de liberté et d'unité, d'une égalité et d'une harmonie réelles et intérieures
(et pas seulement d'une égalisation et d'une association extérieures et mécaniques)
deviennent définitivement l'idéal de la vie; il ne suffit pas de professer
activement que cet idéal est possible et désirable, digne d'être recherché, et
que l'on doit lutter pour y atteindre; il ne suffit même pas qu'il devienne la
préoccupation directrice du mental humain. Tout cela serait évidemment un très
grand pas en avant — un énorme pas si l'on considère ce que sont à présent les
idéaux de l'humanité. Ce serait le commencement nécessaire, le milieu mental
indispensable à une rénovation vivante de la société humaine en un type plus
élevé. Mais en soi, ceci n'aboutirait qu'à une timide entreprise pour introduire dans la vie humaine et ses
institutions quelque reflet de l'esprit manifesté; ou à une entreprise
vigoureuse peut-être, mais dont le succès resterait partiel et temporaire.
Jusqu'à présent, l'humanité n'a jamais tenté d'aller plus loin sur cette voie.
Elle n'a même jamais tenté d'aller jusqu'au bout de ce petit commencement,
excepté dans les limites d'un ordre religieux ou d'une communauté particulière,
et encore était-ce avec des défauts si sérieux et des limitations si
formidables que l'expérience en restait sans effet et sans rapport avec la vie
humaine en général. Si nous nous contentons simplement de professer l'idéal et
d'admettre son influence générale sur la vie humaine, l'humanité en restera
encore à ce petit commencement dans l'avenir. Il faut davantage. Certes, un
éveil spirituel général et une aspiration générale dans l'humanité sont le grand
pouvoir moteur nécessaire, mais le pouvoir d'effectuation doit être plus grand.
Il faut une recréation dynamique de notre humanité individuelle en un type
spirituel.
En fait, l'humanité est satisfaite de traiter
l'idéal comme une aspiration, qui reste presque totalement à l'état
d'aspiration, et elle n'admet l'idéal que comme une influence partielle. On ne
permet pas à l'idéal de modeler la vie tout entière, on lui permet seulement de
la colorer plus ou moins; on s'en sert même souvent comme d'un paravent ou
d'une excuse pour couvrir des activités qui sont diamétralement opposées à son
esprit réel. On crée des institutions avec l'intention de donner corps à cet
esprit, mais l'intention reste trop légère et l'on considère comme suffisant le
fait d'avoir un idéal et de vivre selon ses institutions. Professer un idéal, devient presque une excuse pour ne pas vivre, selon l'idéal; l'existence des institutions suffit à dispenser que l'on insiste sur l'esprit qui a engendré les institutions. Mais de par sa nature même, la spiritualité est subjective et non mécanique; elle n'est rien si elle n'est pas vécue intérieurement, rien si la vie extérieure ne découle pas de cette existence intérieure. Les symboles, les types, les conventions, les idées ne suffisent pas. Un symbole spirituel n'est qu'une étiquette dépourvue de sens si la chose symbolisée n'est pas réalisée en esprit. Une convention spirituelle peut perdre ou répudier son esprit et
devenir un mensonge. Il se peut qu'un type spirituel soit un moule temporaire
où coule la vie spirituelle, mais c'est aussi une limitation qui peut devenir
une prison où elle se fossilise et périt. Une idée spirituelle est un pouvoir,
mais seulement quand elle est créatrice intérieurement et extérieurement. Nous
sommes ici devant un principe pragmatique qu'il nous faut élargir et
approfondir, à savoir que la vérité est ce que nous créons, mais en ce sens d'abord
qu'elle est ce que nous créons en nous-mêmes, C'est-à-dire ce que nous
devenons. Sans doute, la vérité spirituelle existe-t-elle éternellement
au-delà, indépendante de nous, dans les cieux de l'esprit; mais elle n'est
d'aucune utilité pour l'humanité ici-bas, elle ne devient pas vérité de la
terre, pas vérité de la vie tant qu'elle n'est pas vécue. La perfection divine
est toujours là, au-dessus de nous, mais par spiritualité nous entendons que
l'homme devienne divin en conscience et en actes, et qu'intérieurement et extérieurement
il vive la vie divine; toute signification moindre donnée à ce terme est une
ineptie inadéquate ou une imposture.
Pareil accomplissement n'est possible que par un changement
individuel de chaque vie humaine, comme le reconnaissent les religions
subjectives. L'âme collective est seulement la grande source semi subconsciente
de l'existence individuelle, et si elle doit prends une forme psychologique précise ou assumer un
nouveau genre de vie collective, ce ne peut être que par la croissance des
individus et par leur pouvoir formateur. L'esprit manifesté par la collectivité
et le pouvoir vrai de sa vie seront à l'image de l'esprit et de la vie des
individus qui la composent. Une société qui vit par ses institutions et non par
ses hommes, n'est pas une âme collective mais une machine; sa vie devient un
produit mécanique et cesse d'être une croissance vivante. Par conséquent,
l'avènement d'un âge spirituel doit être précédé par l'apparition d'individus
de plus en plus nombreux qui ne seront plus satisfaits de l'existence normale,
intellectuelle, vitale et physique de l'homme, et qui percevront qu'une
évolution supérieure est le but réel de l'humanité et tenteront de la réaliser
en eux-mêmes, puis d'y conduire les autres et d'en faire le but reconnu de
l'espèce. Dans la mesure où ils réussiront et selon le degré auquel ils
pousseront cette évolution, la potentialité encore irréalisée qu'ils représentent,
deviendra une possibilité pratique de l'avenir.
Dans le passé, les grands accès de spiritualité se
traduisaient généralement par l'avènement d'une religion nouvelle d'un type ou
d'un autre qui s'efforçait de s'imposer à l'humanité comme un ordre nouveau
universel. Mais cette cristallisation a toujours été, non seulement prématurée
mais fausse aussi; elle a empêché plutôt qu'elle n'a favorisé une réalisation
profonde et sérieuse. Certes, le but d'un âge spirituel de l'humanité doit
s'accorder au but essentiel des religions subjectives, c'est-à-dire une nouvelle
naissance, une nouvelle conscience, une évolution ascendante de l'être humain,
une descente de l'esprit dans toutes les parties de notre être, une réorganisation
spirituelle de notre vie; mais si cet effort se laisse limiter par le vieil
appareil familier et les moyens imparfaits d'un mouvement religieux, il
enregistrera très probablement un nouvel échec. Un mouvement religieux apporte
généralement une Vague d'excitation et d'aspiration spirituelles qui se communique
a un grand nombre d'individus et se traduit par une élévation temporaire et une
formation pratique, en partie spirituelle, en partie morale, en partie
dogmatique. Mais au bout d'une génération ou deux, ou de quelques générations
tout au plus, la vague commence à se retirer et la formation reste. Si le
mouvement a été très puissant, parce que, à sa source, il y avait une grande
personnalité spirituelle, il est possible qu'il laisse derrière lui une
influence centrale et une discipline intérieure qui peuvent très bien servir de
point de départ à, de nouvelles vagues; mais celles-ci seront de moins en moins
puissantes et de moins en moins durables à mesure que le mouvement s'éloignera
de sa Source. Car, dans l'intervalle, pour relier les fidèles entre eux et en
même temps les distinguer du monde extérieur non régénéré, un ordre religieux se
sera mis à grandir, une Église, une hiérarchie, un type de vie éthique fixe et
non progressif, une collection de dogmes cristallisés, de cérémonies, d'ostentations
et de superstitions sanctifiées, bref une mécanique compliquée pour le salut de
l'humanité. Ainsi, la spiritualité se subordonne de plus en plus à une croyance
intellectuelle, à des règles extérieures de conduite et à un rituel de surface;
les motifs supérieurs se subordonnent aux motifs inférieurs, et la seule chose
essentielle, à des supports, des instruments, des accidents. La tentative
initiale, spontanée et puissante, qui voulait convertir la vie entière à une
existence spirituelle, cède la place à un système fixe de croyances et de
morale avec une teinte d'émotion spirituelle; finalement, même cet élément
sauveur est dominé par la mécanique extérieure — l'édifice protecteur devient
un tombeau. L'Église prend la place de l'esprit et exige que l'on souscrive
universellement et formellement à son credo, à son rituel et son ordre; la vie
spirituelle n'est plus pratiquée que par les élus, et encore dans les limites
prescrites par leur croyance et leur ordre figés. La majorité néglige même cet
effort étroit et se contente de remplacer l'appel d'une vie plus profonde par
une piété soigneuse, ou négligente. Finalement, on s'aperçoit que l'esprit de
la religion est devenu un maigre ruisseau obstrué par les sables; au mieux,
quelques brèves submersions occasionnelles du lit desséché de ses conventions,
l'empêchent-elles encore de devenir un simple souvenir dans les chapitres
défunts du Temps.
L'ambition d'une croyance ou d'une forme religieuse
particulière à devenir universelle et à s'imposer, est contraire à la diversité
de la nature humaine, et pour le moins contraire à l'un des caractères essentiels
de l'Esprit. Car la nature de l'Esprit est une liberté intérieure spacieuse,
une vaste unité ou chaque homme doit avoir la possibilité de croître selon sa
propre nature. En outre, et c'est encore, une autre source d'échec inévitable,
la tendance habituelle de ces religions dogmatiques est de se tourner vers
l'Au-delà et de faire de la régénération de la vie terrestre un mobile
secondaire; et cette tendance grandit à mesure que s'affaiblit l'espoir
originel d'une régénération universelle et immédiate de l'humanité. Par
conséquent; même si de nouvelles et nombreuses vagues spirituelles, chacune
avec ses puissants mobiles particuliers et ses disciplines particulières, sont
nécessairement le signe avant-coureur d'un âge spirituel, elles doivent cependant
subordonner leurs prétentions dans le mental collectif de l'espèce et dans
celui de ses chefs spirituels en reconnaissant que tous les mobiles et toutes les
disciplines sont valables, et que, cependant, nul mobile, nulle discipline
n'est entièrement valable, parce que chacune n'est qu'un moyen et non l'unique chose
à poursuivre. La seule chose essentielle doit primer, qui est de convertir la
vie entière de l'être humain à la direction de l'esprit.
La clef de l'énigme [...]
La clef de l'énigme [...]