SRI AUROBINDO, LA VIE DIVINE
Part II La connaissance et l'évolution spirituelle
Chp XXVII L'être gnostique.
p.188-196
Le pouvoir de la conscience spirituelle fera du corps un instrument
de l'esprit qui sera vrai, capable, et réagira parfaitement.
Ce nouveau rapport
entre l'esprit et le corps suppose et permet une libre acceptation de toute la
Nature matérielle au lieu d'un rejet. Il n'est plus obligatoire de s'écarter de
cette Nature et de refuser toute identification ou acceptation, ce qui est la
première nécessité normale de la conscience spirituelle qui se libère. Cesser
de s'identifier avec le corps, se séparer de la conscience corporelle, est une
mesure reconnue nécessaire pour avancer soit vers la libération spirituelle.
soit vers la perfection spirituelle et la domination sur la Nature. Cette
rédemption une fois obtenue, la descente de la lumière et de la force
spirituelles peut envahir aussi le corps, s'en emparer, et il peut y avoir une
nouvelle acceptation, libérée et souveraine, de la Nature matérielle. Cela
n'est possible, il est vrai, que s'il y a un changement dans la communion de
l'Esprit avec la Matière, une maîtrise, un renversement de l'équilibre actuel d'interaction qui permet à la Nature physique de voiler l'Esprit
et d'affirmer sa propre domination. A la lumière d'une plus vaste connaissance,
on peut voir que la Matière est, elle aussi, le Brahman, énergie de soi émanée
par le Brahman, une forme et une substance du Brahman. Éveillées à cette conscience secrète dans la substance matérielle, assurées dans cette
connaissance plus vaste, la lumière et la puissance gnostiques peuvent s'unir
avec la Matière ainsi vue et l'accepter comme instrument d'une manifestation
spirituelle. Il est même possible d'avoir un certain respect pour la Matière et
une attitude sacramentelle dans tous lest rapports que l'on a avec elle. De
même que la Gîta décrit l'acte de prendre nourriture comme un sacrement
matériel, un sacrifice, une offrande de Brahman faite à Brahman par Brahman, la
conscience et le sens gnostiques peuvent envisager de même toutes les
opérations de l'Esprit avec
la Matière.
L'Esprit
s'est fait Matière afin de s'y donner en instrument, yogakshema, pour le bien-être et la joie des êtres créés, polir une
offrande de soi d'utilité et de service physiques universels. L'être gnostique,
utilisant la Matière, mais sans attachement ni désir matériel ou vital, sentira
qu'il emploie Esprit en cette forme avec son consentement et sa sanction pour
ses propres fins. Il y
aura en lui un certain respect pour les choses physiques, un éveil à la
conscience occulte qui est en elles, à leur volonté muette d'utilité et de
service, il rendra un culte au Divin, au Brahman dans ce qu'il emploie, il prendra
soin d'utiliser parfaitement et sans faute ce matériel
divin pour un rythme vrai, une harmonie ordonnée, la beauté dans la vie de la
Matière et dans l'utilisation de la Matière.
Comme
conséquence de cette relation nouvelle entre l’Esprit et le corps, l'évolution
gnostique réalisera la spiritualisation, la perfection et la plénitude de
l'être physique ; elle fera pour le corps ce qu'elle fait pour le mental et
pour la vie. Débarrassée de l'obscurité, des débilités et des limitations dont
cette transformation triomphera, la conscience corporelle est un serviteur
patient et, par sa vaste réserve de possibilités, peut être un instrument puissant
de la vie individuelle, et elle ne demande que peu de chose pour elle-même : ce
qu'elle implore, c'est la dureté, la santé, la force, la perfection physique,
le bonheur corporel, la libération de la souffrance, le bien-être. En elles-mêmes
ces exigences ne sont pas inacceptables,
mesquines ou illégitimes, car elles rendent en termes de Matière la perfection
de la forme et de la substance, le pouvoir et la félicité qui devraient être
l'épanchement naturel, la manifestation expansive de l'Esprit. Lorsque la force
gnostique peut agir dans le corps, ces choses peuvent être
établies; en effet, leurs opposés résultent d'une pression exercée par les forces
extérieures sur le mental physique, sur la vie nerveuse et matérielle, sur
l'organisme corporel, d'une ignorance qui ne sait pas comment faire face à ces
forces ou n'est pas capable de le faire comme il convient et avec puissance, et
aussi de quelque obscurité qui imprègne la substance de la conscience physique et
en fausse les réactions, qui réagit à ces forces de façon inadéquate.
Une conscience et connaissance supramentale
qui agit d'elle-même et se réalise elle-même, lorsqu'elle remplacera cette
ignorance, libérera dans le corps let instincts intuitifs obscurcis et gâtés,
les illuminera et leur ajoutera une action consciente plus grande. Cette transformation
instituerait et maintiendrait une juste perception physique des choses, un
juste rapport et une juste réaction aux objets et aux énergies, un rythme juste
du mental, des nerfs et de l'organisme. Elle amènerait, dans le corps, une
puissance spirituelle plus haute, une force de vie plus grande unifiée avec la
force de vie universelle et capable d'y puiser, une harmonie lumineuse avec la
Nature matérielle, et le contact vaste et calme du repos éternel qui peut lui donner
sa force et sa facilité plus divine. Et par dessus tout — car c'est la
transformation la plus nécessaire et fondamentale — elle inonderait l'être tout
entier d'une énergie suprême de Conscience-Force qui ferait face aux formes d'existence
entourant et opprimant le corps, les assimilerait et les harmoniserait avec elle-même.
La douleur et la souffrance sont causées par
l'imperfection et la faiblesse de la Force de Conscience qui se manifeste dans
l'être mental, vital et physique, par son incapacité à recevoir ou à refuser à
volonté ou, si elle reçoit, à assimiler et à harmoniser les contacts qui lui sont
imposés avec l’Énergie universelle. Dans le domaine matériel, la Nature commence
par une entière insensibilité. Il faut observer que, dans les débuts de la vie,
chez l'animal, chez l'homme primitif ou peu développé, on trouve soit une
sensibilité relative ou une sensibilité déficiente,
soit, plus souvent encore, une plus grande endurance et une plus grande
résistance à la souffrance. A mesure que l'être humain progresse dans
l'évolution, il progresse aussi en sensibilité et souffre davantage dans son
mental, sa vie et son corps. En effet, la croissance en conscience n'est pas
suffisamment appuyée par une croissance en force; le corps devient plus subtil et
plus raffiné dans son action, mais moins solidement efficace dans sont énergie
extérieure ; l'homme doit faire intervenir sa volonté et sa puissance mentale
pour dynamiser, corriger et maîtriser son être nerveux, pour le contraindre aux
tâches ardues qu'il exige de ses instruments, pour le cuirasser contre la souffrance
et le désastre.
Ce pouvoir de la conscience et de sa volonté
sur les instruments, cette maîtrise de l'esprit et du mental intérieur sur la
mentalité extérieure, l'être nerveux et le corps, se développent immensément
dans la montée spirituelle. Une tranquille et vaste équanimité à tout choc et
tout contact s'établit et devient l'attitude habituelle, et cela peut passer du
mental aux parties vitales
et installer, là aussi, une vastitude immense et durable de force et de paix
même dans le corps, cet état peut se constituer et faire intérieurement face
aux chocs du chagrin, de la douleur et de toutes sortes de souffrances. Il peut
même intervenir un pouvoir d'insensibilité physique voulue; on petit aussi
acquérir un pouvoir de séparation mentale d'avec tous les chocs et toutes les
blessures, et ce pouvoir montre que les réactions habituelles et la soumission
par faiblesse du moi corporel aux réactions habituelles normales de la Nature
matérielle ne sont ni obligatoires, ni inchangeables. Ce qui est encore plus
significatif, c'est le pouvoir qui vient sur le plan du mental spirituel on du Surmental
pour transformer les vibrations de douleur en vibrations d'Ananda. Même si cela
ne pouvait se réaliser que jusqu'à un certain point, cela indiquerait la
possibilité de renverser complètement la règle habituelle des réactions de la
conscience. Ce pouvoir peut aussi s'associer avec un pouvoir d'autoprotection
écartant les chocs qu'il serait plus difficile de supporter ou
de
transmuer.
A un certain stade, l'évolution gnostique
doit amener l'achèvement de ce renversement et de ce pouvoir d'autoprotection
qui, ainsi, donnera au corps ce qu'il exige : immunité et sérénité de son être
et libération de la souffrance, et qui y édifiera une faculté d'éprouver le total
délice de l'existence. Un Ananda
spirituel peut se déverser dans le corps, inonder les cellules et les tissus ;
une matérialisation lumineuse de cet Ananda
supérieur pourrait à elle seule provoquer une, transformation totale des
sensibilités déficientes ou adverses de la Nature physique.
Dans toute la structure de notre être existe
secrètement une aspiration au délice suprême et total de l'existence et une
exigence correspondante, mais elle y est masquée par la séparation entre les
différentes parties de notre nature et leurs impulsions, divergentes, elle y est
obscurcie par leur incapacité à concevoir ou saisir plus qu'un plaisir superficiel.
Dans la conscience corporelle, cette exigence prend la forme d'un besoin de bonheur
corporel dans nos parties vitales, c'est une soif de bonheur vital, d'une
réaction intense et vibrante aux joies et aux ravissements de toutes sortes et
à toutes surprises de satisfaction; dans le mental, elle prend la forme d'une
réceptivité spontanée à toutes formes de délice mental ; sur un niveau plus
élevé, elle apparaît dans l'aspiration du mental spirituel à la paix et à l'extase
divine.
Cette tendance est fondée sur la vérité de
l'être, car l'Ananda est l'essence même du Brahman, c'est la nature suprême de
l'omniprésente Réalité. Le Supramental lui-même émerge de l'Ananda dans les degrés descendants de la
manifestation et se fond en l'Ananda dans
la montée évolutive. Il ne s'y fond pas, il est vrai, par extinction ou
abolition, mais il y est inhérent, indistinguible du Moi conscient, de la
Béatitude de l' Être et de sa force de réalisation. Dans la descente involutive
comme dans le retour évolutif, le Supramental est soutenu par le Délice
originel de l'Existence et le porte en lui dans toutes les activités dont il
est l'essence et le soutien. On peut dire que la Conscience en est le pouvoir
géniteur dans l'Esprit, mais que l'Ananda
est la matrice spirituelle à partir de laquelle il se manifeste, ainsi que la
source et le soutien dans lequel il ramène l'âme lorsque celle-ci retourne au Statut de 1'Esprit.
Dans son ascension, une manifestation supramentale aurait pour suite immédiate
et pour point culminant de son développement une manifestation de la Béatitude
du Brahman ; l'évolution de l'être de gnose serait suivie par une évolution de
l'être de béatitude; une incarnation de l'existence gnostique aurait pour
conséquence une incarnation de l'existence béatifique. Dans l'être de gnose,
dans la vie de la gnose, il y aurait toujours quelque pouvoir de l'Ananda comme signification inséparable
de la supramentale expérience de soi et imprégnant toute cette expérience.
Lorsque l'âme se libère de l'Ignorance, son
premier fondement est formé par la paix, le calme, le silence et la quiétude de
l'Eternel et Infini, mais un pouvoir consommé et une formation plus vaste de
l'ascension spirituelle élève cette paix de la libération en la béatitude d'une
expérience et d'une réalisation parfaites de la béatitude éternelle, la béatitude
de l'Éternel et Infini. Cet Ananda serait inhérent dans la conscience gnostique
en tant que délice universel, et il croîtrait avec l'évolution de la nature
gnostique.
On a prétendu que l'extase est un passage
inférieur et transitoire et que la paix du Suprême est la réalisation suprême,
l'expérience permanente consommée. Cela peut être vrai sur le plan du mental
spirituel, où la première extase éprouvée est bien un ravissement spirituel, mais
peut être — et est très fréquemment — mélangée avec un suprême bonheur des
parties vitales dont s'empare l'esprit. Il y a une exaltation, une exultation, une
excitation, une intensité suprême dans la joie du cœur et la pure sensation
intérieure de l'âme qui peuvent être un passage magnifique ou une force
élévatrice, mais ne sont pas l'ultime fondement permanent.
Dans les ascensions les plus hautes de la
béatitude spirituelle, cependant, il n'y a pas cette exaltation et cette
excitation véhémentes; elles y sont remplacées par une intensité inimitable de
participation à une extase éternelle qui repose sur l'Existence éternelle et, par
conséquent, sur une tranquillité béatifique de paix éternelle. Paix et extase
cessent d'être différentes et ne
font plus qu'un. Le Supramental qui concilie et fond toutes les différences
comme toutes les contradictions fait apparaître cette unité. Un calme vaste et un
délice profond de la toute existence figurent parmi les premiers pas de la
réalisation de soi supramentale, mais ce calme et ce délice s'élèvent ensemble,
comme un même état, en une intensité croissante et culminent dans
l'éternelle extase, dans la béatitude qui est l' Infini. Dans la conscience gnostique
à tous les degrés. il y aura toujours, dans quelque mesure, ce délice conscient
fondamental et spirituel de l'existence dans toute la profondeur de l'être,
mais tous les mouvements de la Nature
en seront imprégnés, ainsi que toutes les actions et réactions de la vie et du
corps ; aucun ne peut se soustraire à la loi de l'Ananda.
Avant même la transformation gnostique, il
peut y avoir un commencement de cette extase fondamentale de l'être qui se traduise
en une beauté et un délice multiples. Dans le mental, il se traduit par le
délice calme et intense de perception, de vision et de connaissance
spirituelles ; dans le cœur, il se traduit par un délice vaste ou profond ou
passionné d'union, d'amour et
de sympathie universels et dans la joie des êtres et la joie des choses. Dans
la volonté et les parties vitales, il petit être ressenti comme l'énergie de
délice d'une divine puissance vitale en action ou comme une béatitude des sens
qui perçoivent et trouvent l'Un partout, percevant comme leur aesthesis normale des choses une beauté universelle
et une harmonie secrète de la création, dont notre mental ne peut saisir que
des aperçus imparfaits ou une rare sensation supranormale. Dans le corps, il se
révèle comme une extase qui se déverse en lui des sommets de l'esprit, comme la
paix et la béatitude d'une existence physique pure et spiritualisée. Une beauté
et une gloire universelles de l'être commencent à se manifester ; tous les
objets révèlent des lignes, de vibrations, des pouvoirs, des significations harmoniques
cachés que le mental normal et les sens physiques normaux ne voient pas. Dans
le phénomène universel se révèle l'Ananda
éternel.
Tels sont les premiers résultats majeurs de
la transformation spirituelle qui suit comme une conséquence nécessaire de la
nature du Supramental. Mais s'il doit y avoir non seulement une perfection de
l'existence intérieure, de la conscience, d'un délice intérieur de l'existence,
mais aussi une perfection de la vie et de l'action, il se pose, de notre point
de vue mental, deux autres
questions qui ont une importance considérable et même primordiale pour nos
concepts humains sur notre vie et ses dynamismes. En premier lieu, quelle place
aura l'être gnostique?