L'État
organisé ne représente ni la meilleure intelligence de la nation, ni
même la somme des énergies de la communauté. Il exclue de son organisation
active et réprime, ou déprime indûment, la force de travail et la mentalité
pensante d'importantes
minorités, souvent celles qui représentent le meilleur du présent et qui travaillent pour l'avenir. L'État
est un égoïsme collectif bien inférieur au meilleur de ce que la communauté peut donner. Nous savons ce qu'est cet égoïsme
quand il se mesure à d'autres égoïsmes
collectifs ; récemment, sa laideur s'est
imposée à la vision et à la conscience de l'humanité*. L'individu, au moins, a généralement quelque chose
qui ressemble à une âme, ou en tout
cas il supplée à l'insuffisance de son âme par un système de morale ou
un sens éthique, et à l'insuffisance de
ceux-ci, par la peur de l'opinion publique, et même si cette dernière
fait défaut, il reste la crainte de la loi commune
qu'il est obligé de respecter normalement, ou du moins de circonvenir, et la difficulté même de la circonvenir est un frein pour tous sauf les plus violents et
les plus habiles. Mais l'État est
l'entité qui, avec la plus grande somme de pouvoir, est la moins
embarrassée par les scrupules intérieurs et les freins extérieurs. Il n'a pas
d'âme, ou seulement une âme rudimentaire.
C'est une force militaire, politique et économique, et, s'il possède le moins du monde, un être intellectuel et
éthique, ce n'est qu'à un degré infime et embryonnaire. Et malheureusement, le principal usage qu'il fasse de
son intelligence rudimentaire, est d'émousser sa conscience
éthique mal développée par des fictions, des
slogans ou, récemment, par des
philosophies d'État. À l'heure présente, l'homme est au moins une
créature à demi civilisée au sein de la communauté, mais son existence internationale est encore primitive. Jusqu'à ces
derniers temps, une nation organisée n'était qu'une énorme bête de proie dans ses relations avec les autres
nations, avec des appétits qui somnolaient parfois, lorsqu'ils étaient
repus ou découragés par les circonstances, mais qui restaient toujours
sa principale raison d'être. Son
"dharma" était de dévorer les autres pour se protéger et
s'étendre. Aujourd'hui, il n'y a pas d'amélioration
essentielle, il y a seulement une plus grande difficulté à dévorer. Un
"égoïsme sacré" est encore l'idéal des nations, et, par suite, il n'est pas de loi internationale effective, ni de conscience vraie et éclairée de l'opinion
humaine qui puisse refréner les rapacités de l'État. Il n'y a que la
peur de la défaite et celle, plus récente,
d'une désorganisation économique
désastreuse; mais des expériences répétées ont montré que ces freins
étaient inefficace.
Il fut un temps où cet énorme
égoïsme d'État était à peine meilleur en sa vie intérieure que dans ses
relations extérieures**. Brutal, rapace,
rusé, oppressif, ne tolérant aucune liberté d'action, de parole et d'opinion, ni même la liberté de conscience en matière de religion, il pillait les individus et
les classes à l'intérieur de ses frontières comme il pillait les nations
faibles à l'extérieur. Seule, la nécessité de
garder vivante, riche et forte, la
communauté dont il vivait, rendait son action partiellement et
crûment bienfaisante. Dans les temps modernes, une grande amélioration s'est produite en dépit d'une
détérioration en certaines
directions. L'État sent maintenant la nécessité de justifier son
existence par une organisation générale du bien-être économique et animal de la communauté, voire même de tous les
individus. Il commence à percevoir la nécessité d'assurer le développement
intellectuel, et indirectement le développement moral de la communauté dans son ensemble. L'effort de l'État pour devenir un être intellectuel et moral est l'un
des phénomènes les plus intéressants de la civilisation moderne. La catastrophe européenne a même imposé à la
conscience de l'espèce humaine la
nécessité d'intellectualiser et de moraliser les relations extérieures
de l'État. Mais la prétention de l'État à absorber
les libres activités de l'individu, prétention qui s'accroît à mesure que l'État devient plus clairement
conscient de ses nouveaux idéaux et de
ses possibilités, est, pour dire le moins,
prématurée; si elle était satisfaite, elle aboutirait sûrement à un
arrêt du progrès humain, à une stagnation confortablement organisée semblable à celle qui s'est emparée du monde
gréco-romain après l'établissement de l'Empire romain.
L'appel de l'État à l'individu pour qu'il s'immole sur ses autels et abandonne ses libres activités au profit de l'activité collective organisée, est donc quelque chose de tout à fait contraire aux exigences de nos idéaux les plus élevés. C'est renoncer à la forme individuelle de l'égoïsme actuel au profit d'une autre, collective, plus vaste mais non supérieure, et plutôt inférieure de bien des manières au meilleur de l'égoïsme individuel. L'idéal altruiste, la discipline du sacrifice de soi, la nécessité d'une solidarité croissante avec nos semblables et d'une âme collective grandissante dans l'humanité, ne sont pas mis en doute. Mais la perte de soi dans l'État n'est pas le sens de ces hauts idéaux, et ce n'est pas non plus le chemin de leur accomplissement. L'homme doit apprendre, non pas à se supprimer ni à se mutiler, mais à s'accomplir lui-même dans l'accomplissement de l'humanité, de même qu'il doit apprendre, non pas à mutiler ni à détruire son ego, mais à le compléter en l'élargissant et en le faisant sortir de ses limites pour le perdre en quelque chose de plus grand qu'il s'efforce maintenant de représenter. La déglutition du libre individu par une énorme machine d'État est un tout autre genre d'aboutissement. L'État est une commodité, d'ailleurs assez maladroite, pour notre développement commun; il ne devrait jamais devenir une fin en soi.
L'appel de l'État à l'individu pour qu'il s'immole sur ses autels et abandonne ses libres activités au profit de l'activité collective organisée, est donc quelque chose de tout à fait contraire aux exigences de nos idéaux les plus élevés. C'est renoncer à la forme individuelle de l'égoïsme actuel au profit d'une autre, collective, plus vaste mais non supérieure, et plutôt inférieure de bien des manières au meilleur de l'égoïsme individuel. L'idéal altruiste, la discipline du sacrifice de soi, la nécessité d'une solidarité croissante avec nos semblables et d'une âme collective grandissante dans l'humanité, ne sont pas mis en doute. Mais la perte de soi dans l'État n'est pas le sens de ces hauts idéaux, et ce n'est pas non plus le chemin de leur accomplissement. L'homme doit apprendre, non pas à se supprimer ni à se mutiler, mais à s'accomplir lui-même dans l'accomplissement de l'humanité, de même qu'il doit apprendre, non pas à mutiler ni à détruire son ego, mais à le compléter en l'élargissant et en le faisant sortir de ses limites pour le perdre en quelque chose de plus grand qu'il s'efforce maintenant de représenter. La déglutition du libre individu par une énorme machine d'État est un tout autre genre d'aboutissement. L'État est une commodité, d'ailleurs assez maladroite, pour notre développement commun; il ne devrait jamais devenir une fin en soi.
L'autre
prétention de l'idée d'État suivant laquelle la suprématie et l'intervention
universelle de la machine étatique organisée sont les meilleurs moyens du
progrès humain, est aussi une exagération et une fiction. L'homme vit par
la communauté; il en a besoin pour se développer lui-même, individuellement autant
que collectivement. Mais est-il vrai qu'une action dirigée par l'État soit plus capable de
développer parfaitement l'individu tout en servant les fins d'ensemble de la communauté ? Ce n'est pas vrai. Ce qui est vrai,
c'est que l'État est capable de
fournir toutes les facilités nécessaires à l'action coopérative des
individus dans la communauté et d'en éliminer les incapacités ou les obstacles
qui auraient autrement gêné son
fonctionnement. Là, s'arrête la vraie utilité de l'État. La faiblesse de l'individualisme anglais était de
ne pas reconnaître les possibilités de la coopération humaine; la faiblesse de l'idée collectiviste teutonique est de faire de
l'utilité de l'action coopérative une
excuse pour le contrôle rigide de l'État. Quand l'État veut prendre en main le contrôle de l'action coopérative de la communauté, il se condamne à
créer un mécanisme monstrueux, qui
finira par broyer la liberté, l'initiative et la croissance sérieuse de
l'être humain.
L'État ne peut manquer d'agir
d'une façon fruste et massive; il est incapable de l'action libre, harmonieuse,
intelligemment ou instinctivement variée, propre à une croissance organique. Car l'État n'est
pas un organisme : c'est une mécanique, et il agit comme une machine, sans tact, ni goût, ni
délicatesse, ni intuition. Il essaye de
manufacturer les hommes, mais l'humanité est ici-bas pour grandir et
créer. Ce défaut est visible dans l'éducation
dirigée par l'État. Il est juste et nécessaire que l'éducation soit impartie à tout le monde, et en
l'assurant, l'État est éminemment
utile; mais quand il contrôle l'éducation, il en fait une
routine, un système mécanique où l'initiative individuelle,
la croissance individuelle et le développement vrai deviennent
impossibles, parce qu'ils sont à l'opposé d'une éducation de routine. L'État tend toujours à l'uniformité, parce
que l'uniformité est facile pour lui et que les variations naturelles sont impossibles à sa nature
essentiellement mécanique; mais
l'uniformité est la mort, non la vie. Une culture nationale, une religion nationale, une éducation
nationale, peuvent encore être
utiles, pourvu qu'elles ne contrarient pas . la croissance de la solidarité humaine, d'une part, et, d'autre part,
la. liberté individuelle de pensée, de conscience et de développement, car ces choses donnent une forme à l'âme de la communauté et l'aident à ajouter sa quote-part
à la somme du progrès humain ; mais
une éducation d'État, une religion d'État,
une culture d'État, sont des violences antinaturelles. Et la même règle s'applique (de différentes manières
et à différents degrés) à d'autres
aspects de notre vie en communauté et de ses activités.
* La guerre
de 1914.
**Je parle de l'âge intermédiaire entre l'antiquité et les temps modernes.
Dans l'antiquité, l'État avait (du moins dans certains pays) un idéal et une conscience vis-à-vis de la communauté, mais bien peu dans ses relations
avec les autres
États. (Note de Sri Aurobindo)
Sri Aurobindo , L'Idéal de l'unité humaine, Première partie
CHAPITRE IV
L'insuffisance
de l'idée d'État