Nous avons dû nous étendre
longuement sur les possibilités d'un
groupement de forme impériale car l'évolution
de l'État impérial est l'un des phénomènes principaux du monde moderne ; elle a régi les tendances
politiques de la dernière partie du
dix-neuvième siècle et du début du vingtième,
comme l'évolution de la nation libre et démocratique a régi l'époque qui précédait la nôtre. L'idée dominante de
la Révolution française était la formule du "peuple libre et souverain", et, en dépit de l'élément de
cosmopolitisme introduit dans la
formule révolutionnaire par l'idéal de fraternité, l'idée française est en fait devenue l'affirmation
de la "nation libre et indépendante,
se gouvernant démocratiquement elle-même". Au temps de la Grande
Guerre, cet idéal ne s'était pas encore tout à
fait imposé, même dans le monde occidental: l'Europe centrale n'était que partiellement démocratisée et la Russie avait tout juste commencé à tourner son
regard vers le but commun; même maintenant, des peuples, ou des fractions de peuples européens, sont encore assujettis*.
Néanmoins, malgré toutes les
imperfections, l'idée de nation libre et démocratique avait pratiquement triomphé en Amérique et
en Europe. Les peuples d'Asie aussi
avaient accepté l'idéal fondamental du dix-neuvième siècle, et, bien que les
premières tentatives du nationalisme
démocratique dans les pays orientaux comme la Turquie, la Perse, l'Inde ou la Chine, n'aient pas été très heureuses,
l'influence profonde, mondiale, de cette idée ne peut être mise en doute par
aucun observateur attentif. Dès lors,
quelles que soient les modifications qui puissent survenir par la suite
ou les tendances nouvelles qui puissent surgir et les réactions contraires qui
puissent faire obstacle, il n'est guère douteux que les
principaux dons de la Révolution française persisteront et s'universaliseront
comme des acquisitions permanentes et des
éléments indispensables de l'ordre futur du monde, c'est-à-dire une conscience nationale et un gouvernement
national autonome, la liberté et la lumière pour le peuple, autant d'égalité et de justice sociales qu'il est
indispensable à la liberté politique,
car un gouvernement démocratique du peuple
par le peuple est incompatible avec toute forme d'inégalité rigide et
établie.
Mais avant que la grande impulsion du dix-neuvième siècle ait
pu émerger partout, avant même qu'elle ait pu s'installer tout à fait en Europe, une
nouvelle tendance a surgi, une idée nouvelle
s'est emparée du mental progressif de l'humanité : l'idéal de l'État parfaitement organisé.
Fondamentalement, l'idéal d'un État
parfaitement organisé est d'origine socialiste; il se fonde sur le
deuxième principe de la grande formule révolutionnaire : l' "Égalité";
de même que le mouvement du dix-neuvième
siècle s'était centré sur le premier : la "Liberté". Le premier élan du grand bouleversement européen
n'avait produit qu'une certaine sorte
d'égalité politique. Un nivellement social incomplet laissait encore
intactes les inégalités, et surtout cette
forme de prépondérance politique qu'aucune société fondée sur la concurrence ne peut éliminer : la prépondérance des possédants sur les non-possédants,
l'inégalité de ceux qui réussissent dans la lutte pour la vie contre
ceux qui réussissent moins bien, inégalité rendue inévitable par les différences
de capacités, les chances inégales, le handicap des circonstances et du milieu.
Le socialisme essaye donc de se débarrasser de cette inégalité tenace en
détruisant la forme concurrentielle de
société pour y substituer une forme coopérative.
Il existait bien autrefois une forme coopérative de société humaine — la commune —, mais restaurer la
commune comme unité de base,
impliquerait pratiquement le retour à la Cité antique, et, comme ce n'est plus
possible étant donné les groupements
plus vastes et les complexités plus grandes
de la vie moderne, l'idée socialiste ne peut donc se réaliser que par un
État national rigoureusement organisé. Éliminer
la pauvreté, non par l'idée sommaire d'une distribution égale mais par la mise en commun de tous les biens
et leur gestion par un État organisé;
égaliser autant que possible les chances et les capacités par une éducation
et une instruction universelles confiées également à l'État organisé, telle est
l'idée fondamentale du socialisme moderne. Elle implique une abrogation, du
moins une rigoureuse diminution de la liberté individuelle. Il est vrai que le
socialisme démocratique reste encore attaché à l'idéal de liberté politique du
dix-neuvième siècle; il déclare que chacun
dans l'État a un droit égal de choisir, juger et changer les gouvernants
; mais il est prêt à sacrifier toutes les autres libertés à son idée centrale.
Il semblerait
donc que le progrès de l'idée socialiste conduise
à l'apparition d'un État national parfaitement organisé qui assurerait et
contrôlerait l'instruction et l'éducation, administrerait et dirigerait toutes les activités économiques, et pour ce faire (autant que pour assurer l'efficacité, la
moralité, la justice sociale et le
bien-être parfaits), réglementerait toute la vie extérieure et intérieure des individus qui le composent, ou en
tout cas la plus grande partie de leur existence. Ainsi s'opérerait, par le contrôle organisé de l'État, ce que les sociétés antérieures avaient tenté d'opérer par la
pression sociale, par les règles coutumières rigoureuses, les codes ou
les shâstras minutieux. Tel est l'aboutissement inévitable inhérent à
l'idéal révolutionnaire. Le phénomène s'est
manifesté tout d'abord sous la pression du danger extérieur pendant le
gouvernement jacobin en France et le règne de la Terreur; puis il a émergé et
tendu à se réaliser sous la pression des nécessités intérieures au cours de la
dernière partie du dix-neuvième siècle ; pendant la guerre actuelle**, la
combinaison des nécessités intérieures et extérieures
l'a fait surgir, non pas dans toute sa pureté, mais avec un premier semblant rudimentaire de totalité.
Ce qui n'était tout d'abord qu'un
idéal lointain dont on s'approchait à
petites étapes imparfaites, est devenu maintenant un programme tout à
fait réalisable, comme l'a prouvé certaine démonstration pratique convaincante,
bien que nécessairement hâtive et imparfaite***. Il est vrai que pour réaliser
ce programme, même la liberté politique a dû
être temporairement abolie, mais on peut soutenir que c'est là un
accident momentané, une concession à une
nécessité provisoire. En des conditions plus libres, ce qui s'est réalisé partiellement et momentanément par des gouvernements que le peuple avait consenti à investir
d'une autorité absolue (provisoirement
sans contrôle), pourrait l'être pleinement et d'une façon permanente par
un État démocratique autonome, quand la
pression de la guerre ne serait plus à craindre.
En ce cas, le
proche avenir du groupe humain semblerait prendre la forme d'une
série de nations autonomes, libres politiquement,
mais visant à une organisation sociale et économique parfaite, et
prêtes dans ce but à mettre toute la liberté individuelle
sous le contrôle de l'État national organisé. De même que la France à la fin du dix-huitième siècle et au début du
dix-neuvième, était la principale propagandiste et l'atelier expérimental de la
liberté et de l'égalité politiques, de même l'Allemagne,
à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, est devenue la
principale propagandiste et le terrain d'expérience
de l'idée d'État organisé. C'est de là qu'est partie la théorie du socialisme,
et c'est là que sa propagande a été la plus efficace, tant et si bien qu'une
grande partie de la nation s'est
convertie au nouvel évangile ; c'est là aussi qu'ont été le plus
minutieusement et le plus admirablement conçues et appliquées les grandes mesures socialistes, et celles qui ont soumis l'individu au contrôle de l'État pour le
bien commun et le meilleur rendement
de la nation. Peu importe que ces mesures aient été l'œuvre d'un
gouvernement anti-socialiste, militariste et
aristocratique; le seul fait qu'elles aient été prises, est la preuve de
la force irrésistible de la nouvelle tendance; pour compléter le triomphe, il ne manquait plus que l'inévitable transfert du
pouvoir administratif des mains de ses anciens détenteurs, aux mains du
peuple.
Au cours des
dernières décades, nous avons vu les idées allemandes
et les méthodes allemandes d'ingérence et de contrôle de l'État, gagner
du terrain en d'autres pays, même en Angleterre, foyer de l'individualisme. La
défaite de l'Allemagne dans la guerre
européenne n'a pas davantage signifié l'échec de son idéal, que la
défaite de la France révolutionnaire et napoléonienne par la coalition
européenne, ni même le triomphe temporaire
du système monarchique et aristocratique en France, n'ont empêché ses
idées nouvelles de se répandre dans toute
l'Europe. Même si le militarisme et le junkérisme allemands sont
détruits, l'écroulement de la forme impériale de gouvernement ne peut que hâter le développement et la victoire plus complète de cela même qui était à
l'œuvre derrière eux et les poussait
à son service : la grande tendance moderne à l'État socialiste
parfaitement organisé; tandis que le résultat évident de la guerre chez les nations
qui s'opposaient à l'Allemagne, était de les
pousser plus rapidement vers le même idéal.
Si aucun autre facteur n'était en jeu, le
cours naturel des choses, aidé par l'anéantissement de la forme
allemande d'impérialisme, devrait logiquement conduire à une nouvelle organisation
du monde sur la base d'un système d'États nationaux indépendants mais de plus en plus organisés, associés plus ou moins étroitement à des fins internationales mais
préservant leur existence indépendante. Tel est l'idéal qui a charmé l'esprit humain depuis l'apparition du grand ferment
révolutionnaire et qui semble encore une possibilité lointaine : l'idée d'une fédération de nations libres, d'un parlement
du genre humain, d'une fédération du monde. Mais les circonstances présentes interdisent l'espoir de cet
accomplissement idéal dans un proche
avenir. Car les idées nationalistes, démocratiques et socialistes ne
sont pas seules à l'œuvre dans le monde : l'impérialisme aussi est à
l'ascendant. Rares sont les peuples d'Europe
qui, pour le moment, se réduisent à leur seule nation ; chaque nation est libre en elle-même, mais
chacune domine d'autres groupements
humains, qui ne sont pas libres ou ne
le sont que partiellement. Même la petite Belgique a son Congo ; le
petit Portugal, ses colonies ; la petite Hollande, ses dépendances en
Insulinde. Il n'est pas jusqu'aux petits États balkaniques qui n'aient aspiré à
faire revivre un "empire" et à gouverner
des peuples d'une autre nationalité que la leur ou caressé l'espoir de jouer un
rôle prépondérant dans la péninsule. L'Italie de Mazzini a eu ses
aventures impérialistes et ses ambitions en
Tripolitaine, en Abyssinie, en Albanie, dans les îles grecques. Il est
probable que cette tendance impérialiste se renforcera pendant quelque temps
plutôt qu'elle ne s'affaiblira. Même l'idée
de remodeler l'Europe d'après le strict principe des nationalités — qui au début de la guerre captivait les esprits libéraux d'Angleterre — ne s'est pas encore
inscrite dans le domaine pratique, et
même si elle se réalisait, il resterait
encore toute l'Asie et toute l'Afrique comme une proie, pour les
ambitions impérialistes des nations occidentales et du japon. Le désintéressement qui a conduit la majorité de l'Amérique à décréter la libération des Philippines et
refréné le désir de profiter des troubles du Mexique, n'est pas possible
pour la mentalité du vieux continent ; et il est douteux que pareil désintéressement puisse subsister longtemps, même en
Amérique, contre la marée montante du sentiment impérialiste. L'égoïsme national, l'orgueil de la domination et le désir
d'expansion, gouvernent encore le mental humain, bien que leurs méthodes commencent à s'adoucir maintenant sous l'influence
naissante de motifs supérieurs et
d'une moralité nationale plus élevée. Tant que cet esprit ne sera pas
radicalement changé, l'union du genre humain en une fédération de
nations libres restera nécessairement une noble chimère.
**De 1914-18.
***C'est ce qui s'est produit avec un prodigieux commencement de perfection en Russie bolchevique, en Allemagne nazie, en Italie fasciste, et ce qui, par nécessité ou par choix, menaçait pendant un temps de se répandre partout. (Note de Sri Aurobindo)
Sri
Aurobindo,
L' IDEAL DE L'UNITE HUMAINE,
CHAPITRE
X, Les Etats-Unis d'Europe
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