Sri Aurobindo
PENSÉES ET APHORISMES
PENSÉES ET APHORISMES
JNÂNA (101-150)
Pensées
et Aphorismes
JNÂNA
(La
Connaissance)
Jnâna
101 — Dans la vision de Dieu, il n’y a ni près ni loin,
ni
présent, ni passé, ni futur. Ces choses ne
sont
qu’une perspective commode pour son tableau
du
monde.
102
— Pour les sens, il est toujours vrai que le soleil
tourne
autour de la terre ; mais c’est faux pour
la
raison. Pour la raison, il est toujours vrai que la
terre
tourne autour du soleil ; mais c’est faux pour la
vision
suprême. Ni la terre ni le soleil ne bougent ; il y
a
seulement un changement dans la relation de la
conscience
du soleil et de la conscience de la terre.
103
— Vivékânanda, exaltant le sannyâsa¹ , disait que
dans
toute l’histoire de l’Inde, il n’y avait qu’un
Janaka²
. Il n’en est rien, car Janaka n’est pas le nom
d’un
seul individu, c’est une dynastie de rois maîtres
d’eux-mêmes
et le cri de triomphe d’un idéal.
¹Renoncement
à la vie du monde et aux oeuvres.
²Roi
de Mithilâ et père de Sîtâ, l’épouse de Râma. Il figure non seulement dans le
Râmâyana, mais dans les Upanishads. Il était célèbre pour sa connaissance
spirituelle et sa réalisation divine bien qu’il menât la vie ordinaire du
monde.
104
— Parmi les milliers et les milliers de sannyâsins*
vêtus
d’ocre, combien sont parfaits ? C’est le
petit
nombre des accomplissements et le grand nombre
des
approximations qui justifient un idéal.
*Moine
qui a renoncé à la vie du monde et aux œuvres.
105
— S’il y a eu des centaines de sannyâsins parfaits,
c’est
parce que le sannyâsa a été partout prêché
et
abondamment pratiqué ; qu’il en soit de même pour
la
liberté idéale, et nous aurons des centaines de
Janaka.
106
— Le sannyâsa a une robe officielle et des signes
extérieurs,
c’est pourquoi les hommes se
figurent
le reconnaître aisément ; mais la liberté d’un
Janaka
ne s’affiche pas, elle porte la robe du monde ;
Nârada*
lui-même était aveugle à sa présence.
*Sage errant qui va en jouant de
la vina. Immortel comme les dieux
dont
il est le messager, il apparaît sur la terre quand il veut. On en parle dès le
temps des Upanishads.
107
— Il est dur d’être homme libre dans le monde,
tout
en vivant la vie ordinaire des hommes ;
mais
justement parce que c’est dur, il faut tenter de
l’accomplir.
108
— Quand il observait les actes de Janaka, Nârada
lui-même,
le sage divin, pensait que c’était un
mondain
adonné au luxe et un libertin. Si tu ne vois
pas
l’âme, comment peux-tu dire qu’un homme est
libre
ou esclave ?
109
— Tout ce qui dépasse son niveau semble dur à
l’homme,
et c’est dur, en effet, pour son seul
effort
et sans aide ; mais la même chose devient facile
aussitôt,
et simple, quand Dieu en l’homme prend le
110
— Voir la composition du soleil ou les lignes de
Mars
est sans doute un grand exploit, mais
quand
tu auras l’instrument qui te fera voir l’âme de
l’homme
comme tu vois un tableau, alors tu souriras
des
merveilles de la science physique comme d’un
jouet
pour les bébés.
111
— La connaissance est comme un enfant avec ses
exploits
; dès qu’elle a découvert quelque chose,
elle
court les rues çà et là, criant et s’exclamant ; la
Sagesse
cache les siens longtemps dans un silence
pensif
et puissant.
112
— La science pérore et se conduit comme si elle
avait
conquis toute la connaissance. La Sagesse
chemine,
et elle entend l’écho de son pas solitaire au
bord
des océans immenses.
113
— La haine est le signe d’une attirance secrète,
anxieuse
de se fuir elle-même et furieuse de se
nier.
Ceci aussi est le jeu de Dieu dans Sa créature.
114
— L’égoïsme est le seul péché, la petitesse le seul
vice,
la haine le seul crime. Tout le reste peut
facilement
se changer en bien, mais ceux-là sont
obstinément
rebelles à la divinité.
115
— Le monde est une fraction périodique qui se
répète
indéfiniment, avec le Brahman pour
nombre
entier. La période semble commencer et finir,
mais
la fraction est éternelle : elle n’aura jamais de fin
et
n’a jamais eu vraiment de commencement.
116
— Dire que les choses commencent et finissent est
une
convention de notre expérience ; dans leur
existence
vraie, ces termes n’ont pas de réalité : il n’y a
ni
fin ni commencement.
117
— « Il n’est pas vrai qu’il y ait eu un temps ou Je
n’étais
point, ni toi ni ces rois ; il n’est pas vrai
non
plus qu’aucun de nous doive jamais cesser d’être. »
Non
seulement le Brahman est éternel, mais les êtres
et
les choses dans le Brahman sont éternels ; leur
création
et leur destruction sont un jeu de cache-cache
avec
notre conscience extérieure.
118
— L’amour de la solitude est le signe d’une
disposition
à la connaissance ; mais on ne
parvient
à la connaissance que quand on perçoit la
solitude
invariablement et partout, dans la foule et
dans
la bataille, et sur la place du marché.
119
— Si tu peux percevoir que tu ne fais rien, alors
même
que tu accomplis de grandes actions et
que
tu mets en mouvement des résultats formidables,
sache
que Dieu a retiré son sceau de tes paupières.
120
— Si tu peux percevoir que tu conduis des révolutions,
alors
même que tu es assis tout seul,
immobile
et sans paroles au sommet de la montagne,
tu
as la vision divine et tu es libre des apparences.
121
— L’amour de l’inaction est sottise, et sottise le
mépris
de l’inaction — il n’y a pas d’inaction.
La
pierre inerte sur le sable, que tu envoies promener
d’un
coup de pied distrait, a produit son effet sur les
hémisphères.
122
— Si tu ne veux pas être le jouet des opinions, vois
d’abord
en quoi ta pensée est vraie, puis étudie
en
quoi son contraire est vrai ; enfin découvre la cause
de
ces différences et la clef de l’harmonie de Dieu.
123
— Une opinion n’est ni vraie ni fausse, elle est
seulement
utile dans la vie ou inutile ; car c’est
une
création du Temps et avec le temps elle perd son
efficacité
et sa valeur. Élève-toi au-dessus des opinions
et
cherche la sagesse impérissable.
124
— Sers-toi des opinions dans la vie, mais ne les
laisse
pas enchaîner ton âme dans leurs fers.
(après
un silence)
125
— Toute loi, si compréhensive ou tyrannique soit-elle,
se
heurte quelque part à une loi contraire
qui
fait échec à son action, la modifie, l’annule ou la
déjoue.
126
— La loi la plus obligatoire de la Nature est
seulement
un processus fixe que le Seigneur de
la
Nature a formulée et dont Il se sert constamment.
C’est
l’Esprit qui l’a faite et l’Esprit peut la dépasser,
mais
nous devons d’abord ouvrir les portes de notre
prison
et apprendre à vivre dans l’Esprit plus que dans
la
Nature.
127
— Les lois sont des processus ou des formules,
mais
l’âme se sert des processus et dépasse les
formules.
128
— « Vis selon la Nature », telle est la maxime de
l’Occident,
mais quelle nature ? La nature du
corps
ou la nature qui dépasse le corps ? C’est cela que
nous
devons d’abord déterminer.
129
— Ô fils de l’Immortalité, ne vis pas selon la
Nature,
mais selon Dieu ; et contrains aussi la
Nature
à vivre selon la divinité qui est en toi.
130
— La Fatalité est la pré-connaissance de Dieu en
dehors
de l’Espace et du Temps, qui voit tout
ce
qui doit arriver dans l’Espace et dans le Temps ; ce
qu’Il
a prévu, le Pouvoir et la Nécessité l’exécutent par
le
conflit des forces.
131
— Ce n’est pas parce que Dieu a voulu et prévu
toute
chose que tu dois t’asseoir inactif et
compter
sur Sa providence, car ton action est l’une de
Ses
principales forces d’exécution. Lève-toi donc et
agis,
non pas avec égoïsme mais comme l’instrument
circonstanciel
et la cause apparente de l’événement
qu’Il
a prédéterminé.
132
— Quand je ne savais rien, j’abhorrais le criminel,
le
pécheur et l’impur, parce que j’étais moi-même
plein
de crimes, de péchés et d’impuretés ; mais
quand
je fus nettoyé et que mes yeux furent dessillés,
alors
je m’inclinai en mon esprit devant le voleur et le
meurtrier,
et j’adorai les pieds de la prostituée ; car je
vis
que ces âmes avaient accepté le fardeau terrible du
mal
et drainé pour nous tous la plus grande part du
poison
bouillonnant de l’océan du monde.
133
— Les Titans sont plus forts que les dieux parce
qu’ils
se sont mis d’accord avec Dieu pour
affronter
et porter le fardeau de Sa colère et de Son
inimitié
; les dieux n’ont su accepter que le fardeau
plaisant
de Son amour et de Son extase plus aimable.
134
— Quand tu es capable de voir combien la souffrance
est
nécessaire à la félicité finale, l’échec à
la
réalisation totale et le délai à la rapidité ultime, alors
tu
peux commencer, si vaguement que ce soit, à comprendre
quelque
chose à la façon dont Dieu travaille.
135
— Toute maladie est un moyen d’arriver à une
nouvelle
joie de santé, tout mal et toute douleur,
une
préparation de la Nature à une béatitude et à un
bien
plus intenses, toute mort, une ouverture sur une
immortalité
plus vaste. Pourquoi et comment doit-il
en
être ainsi, tel est le secret de Dieu que seule l’âme
purifiée
de l’égoïsme peut pénétrer.
136
— Pourquoi ton mental ou ton corps souffrent-ils ?
Parce
que ton âme, derrière le voile, souhaite la
douleur
et y trouve une félicité ; mais si tu veux — et si
tu
persévères dans ta volonté —, tu peux imposer à tes
éléments
inférieurs la loi de l’esprit et sa félicité sans
mélange.
137
— Il n’existe pas de loi de fer inexorable qui veuille
que
tel contact crée la douleur ou le plaisir ;
c’est
la manière dont ton âme reçoit du dehors l’assaut
ou
la pression du Brahman sur les différentes parties
de
ton être, qui détermine l’une ou l’autre de ces
réactions.
138
— La force d’âme en toi, rencontrant la même force
du
dehors, n’arrive pas à harmoniser l’intensité
du
contact en termes d’expérience mentale et
d’expérience
corporelle ; par suite, tu éprouves une
douleur,
un chagrin ou un malaise. Si tu es capable
d’apprendre
à ajuster les réponses de la force en
toi‑même aux
questions de la force dans le monde, tu
t’apercevras
que la douleur devient agréable ou qu’elle
se
change en pur délice. La relation juste est la condition
de
la félicité, ritam* la clef de l’ânanda.
*Le
juste, le vrai.
139
— Qui est le surhomme ? Celui qui peut s’élever
au-dessus
de cet individu mental humain fragmentaire
aux
yeux tournés vers la matière et se posséder
lui-même,
universalisé et déifié dans une force divine,
un
amour divin, une joie et une connaissance
divines.
140
— Si tu gardes cet ego humain limité et crois être
un
surhomme, tu n’es que la dupe de ton
propre
orgueil, le jouet de ta propre force et l’instrument
de
tes propres illusions.
Il
s’ensuit naturellement que tous les ambitieux qui se
déclarent
maintenant des surhommes ne peuvent être que des
imposteurs
ou des orgueilleux qui se trompent eux-mêmes et
essayent
de tromper les autres.
141
— Nietzsche a vu le surhomme comme une âme
de
lion sortant de l’état de chameau, mais le
vrai
emblème héraldique, le signe du surhomme, est
le
lion assis sur le chameau qui se tient debout sur la
vache
de plénitude. Si tu ne peux pas être l’esclave de
toute
l’humanité, tu n’es pas capable d’en être le
maître,
et si tu ne peux pas rendre ta nature semblable
à
la vache d’abondance de Vasishtha* afin que toute
l’humanité
puisse traire le pis son content, à quoi sert
ta
surhumanité léonine ?
*
Célèbre rishi des temps védiques. Il possédait une vache qui lui fournissait tout
ce dont il avait besoin pour lui et son ashram, y compris des armées pour le
défendre.
142
— Sois pour le monde comme un lion d’intrépidité
et
de souveraineté, comme un chameau de
patience
et de service, comme une vache de bienfaisance
maternelle,
tranquille et endurante. Repais-toi
de
toutes les joies divines comme le lion se repaît de sa
proie,
mais conduis aussi toute l’humanité dans ce
champ
infini d’extase luxuriante afin qu’elle s’y vautre
et
y pâture.
143
— Si l’Art ne sert qu’à imiter la Nature, alors
mettez
le feu à toutes les galeries de tableaux et
ayons
à la place des studios de photographie. C’est
parce
que l’Art révèle ce que la Nature cache, qu’un
petit
tableau vaut davantage que tous les joyaux des
millionnaires
et les trésors des princes.
144
— Si vous ne faites qu’imiter la Nature visible,
vous
produirez un cadavre, une esquisse sans
vie
ou une monstruosité ; la Vérité vit dans ce qui se
trouve
derrière et par-delà le visible et le sensible.
145
— Ô Poète, ô Artiste, si tu te contentes de présenter
un
miroir à la Nature, penses-tu que la Nature
prendra
plaisir à ton travail ? Elle détournera plutôt sa
face.
Car que lui présentes-tu là ? Elle-même ? Non
pas,
mais un contour et un reflet sans vie, une vague
imitation.
C’est l’âme secrète de la Nature que tu dois
saisir
; tu dois poursuivre éternellement la vérité dans
l’éternel
symbole, et cela, aucun miroir ne peut te le
présenter,
ni à toi ni à celle que tu cherches.
146
— Je trouve en Shakespeare un universaliste bien
plus
grand et plus conséquent que chez les Grecs.
Toutes
ses créations sont des types universels, depuis
Lancelot
Gobbo et son chien jusqu’à Lear et Hamlet.
147
— Les Grecs ont recherché l’universalité en
omettant
toutes les nuances individuelles plus
délicates
; Shakespeare l’a recherchée avec plus de
succès
en universalisant les détails de caractère
individuels
les plus rares. Ce que la Nature utilise pour
nous
cacher l’Infini, Shakespeare l’a utilisé pour révéler
aux
yeux de l’humanité l’Anantaguna* dans l’homme.
*Le
Divin doté d’attributs infinis.
148
— Shakespeare, qui inventa l’image du miroir
présenté
à la Nature, fut le seul poète qui ne
condescendit
jamais à copier, photographier ou imiter.
Le
lecteur qui voit en Falstaff, Macbeth, Lear ou
Hamlet
des imitations de la Nature, n’a pas l’oeil
intérieur
de l’âme ou a été hypnotisé par une formule.
149
— Où, dans la Nature matérielle, trouves-tu
Falstaff,
Macbeth ou Lear ? Elle en possède des
ombres
ou des suggestions, mais eux-mêmes la
dominent
de très haut.
150
— Pour deux sortes d’êtres, il est de l’espoir : pour
l’homme
qui a senti le contact de Dieu et qui a
été
attiré par lui, et pour le chercheur sceptique ou
l’athée
convaincu ; quant aux formulistes de toutes les
religions
et aux perroquets de la libre pensée, ce sont
des
âmes mortes qui suivent une mort qu’ils appellent
vivre.