L'oeuvre de Bonaparte fut tout à fait admirable. Il est vrai
que pour une période il priva la France de liberté, mais la France à ce
moment-là n'était pas mûre pour la liberté démocratique. Elle devait, pendant
quelque temps, apprendre la discipline sous l'autorité du soldat de la
Révolution. Il n'aurait pas pu faire le travail qu'il fit s'il avait été
entravé par un parlement français en effervescence, exultant dans les victoires,
découragé dans les défaites. Il avait pour tâche d'organiser la Révolution
française autant que la terre pouvait alors le supporter, et il devait le faire
dans le court espace d'une durée de vie ordinaire. Il devait aussi sauver la
Révolution. L'agression de la France contre l'Europe était une légitime défense
nécessaire à la France car l'Europe n'avait pas l'intention de tolérer la
Révolution. Il lui fallait apprendre que la Révolution signifiait non
l'anarchie, mais une réorganisation tellement plus puissante que l'ancienne
qu'un seul pays ainsi réorganisé pouvait conquérir l'Europe unie. Cette tâche,
Napoléon l'accomplit avec efficacité. Il a été dit que sa politique étrangère
fut un échec, parce qu'il laissa la France plus petite qu'il ne l'avait
trouvée. C'est vrai. Mais Napoléon n'avait pas pour mission d'agrandir la France
géographiquement. Il ne vint pas pour la France, mais pour l'humanité, et même
dans son échec il servit Dieu et prépara l'avenir. L'équilibre de l'Europe
devait être perturbé pour préparer de nouvelles combinaisons, et les opérations
gigantesques de Napoléon le perturbèrent de manière fatale. Il éveilla
l'esprit du nationalisme en Italie, en Allemagne, en Pologne, en même temps
qu'il instaurait la tendance à former de grands Empires; et c'est la
réalisation harmonisée du nationalisme et de l'Empire qui constituait le futur
immédiat. Il contraignit l'Europe à accepter la nécessité de la réorganisation
politique et sociale.
L'Angleterre, l'Allemagne et la Russie se partagèrent le
punya (mérite) d'avoir renversé Napoléon. Il fallait qu'il soit renversé, car
bien qu'il préparât l'avenir et détruisît le passé, il fit mauvais usage du présent.
Sauver le présent de ses mains violentes fut la tâche de ses ennemis, et ce
mérite procura à ces trois pays un grand développement immédiat et la
possession du dix-neuvième siècle. (a)
Le seul problème est que Napoléon n'était pas assez
audacieux. S'il avait mené plus avant l'idée d'unification de toute l'Europe,
et c'est ce qu'il avait en tête de faire, la lutte actuelle en Espagne'
n'aurait pas été alors nécessaire. L'Italie se serait unie beaucoup plus tôt et
l'Allemagne aurait été plus civilisée. Si, au lieu de se proclamer Empereur, il était demeuré Premier
Consul, il aurait rencontré plus de réussite. Mais il n'était pas comme Hitler,
il ne pouvait pas mener à bien de façon brutale ce qu'il entreprenait. Même
après sa chute, les Allemands du Rhin n'ont abandonné qu'à contrecoeur le Code
Napoléon et les institutions qu'il avait instaurées...
Il est vrai que du temps de Napoléon l'Assemblée n'était
qu'une façade; mais la République dans son ensemble, bien que retardée pour
quelque temps, était de fait déjà établie. La politique n'est qu'une silhouette
au sommet : les changements qui ont une réelle importance sont ceux qui
touchent la société. Les lois sociales que Napoléon a introduites ont perduré
jusqu'à ce jour. C'est lui qui, pour la première fois, a rendu tous les hommes
égaux devant la Loi. Le Code Napoléon a comblé le fossé séparant les riches et
les pauvres. Ce type d'égalité paraît très naturel à présent, mais lorsque
Napoléon l'a introduit c'était quelque chose de révolutionnaire. Les lois qu'il
a faites sont toujours en vigueur.
Ce qu'il a amené, ce n'est
peut-être pas la démocratie dans le sens d'un gouvernement par les masses,
mais c'est la démocratie dans le sens d'un gouvernement par les classes
moyennes, la bourgeoisie... (b)
Sri Aurobindo
(a)L'Heure de Dieu et autres écrits - La révolution française -
(b) Entretiens avec Sri Aurobindo, Nirodbaran