Les visionnaires de l'Inde antique (...) ont d'abord constaté qu'existe
en fait sous le flot et la multitude des choses cette Unité suprême et
stabilité Immuable (...). Ils en vinrent à savoir que Cela est le vrai
Moi de toutes choses et que les phénomènes n'en sont que les vêtements
et les atours. ils sont appris que cela est absolu et transcendant et,
puisqu'absolu et transcendant, éternel, immuable, irréductible et
indivisible. (...). Enfin ils ont constaté que ce qui est sujet à la
causalité est nécessairement aussi sujet au Changement; mais l'Unité et
Stabilité des choses est immuable; est maintenant la même que ce qu'elle
était au début des âges et que ce qu'elle sera jusqu'à la fin des âges,
et doit par conséquent transcender la Causalité.
Telle fut donc la première réalisation par le Yoga, nityo-'nityânâm, l'Un éternel dans le multiple passager.
En même
temps ils réalisèrent une autre vérité, une vérité surprenante : ils ont constaté
que le Moi absolu et transcendant des choses est aussi le Moi des êtres
vivants, est aussi le Moi de l’homme, puisque celui-ci est le plus avancé des
êtres vivant sur terre dans le plan matériel. Le Purusha, cet Ego conscient en
l'homme qui avait intrigué et déconcerté les sâmkhiens, s'avéra être exactement
le même, dans son être ultime, que Prakriti, la source apparemment
non consciente des choses. Comme beaucoup d'autres choses, la non-conscience de
Prakriti se révéla une apparence et non une réalité puisque derrière la forme,
inanimée agit une Intelligence consciente qui aux yeux des yogins est
lumineusement évidente en soi.
Telle fut
la deuxième réalisation par le Yoga, chétana-shchétanânâm, la Conscience
unique en de multiples Consciences.
Enfin, à la
base de ces deux réalisations, il en fut une troisième, la plus importante de
toutes pour notre race, c'est que le Moi transcendant en l'homme individuel est
aussi complet que le Moi transcendant en l'Univers parce que c'est
identiquement le même. En effet, le Transcendant est indivisible et le sens
d'une individualité séparée n'est que l'une des apparences fondamentales dont
dépend perpétuellement la manifestation de l'existence phénoménale. Ainsi
l'Absolu, qui autrement serait hors de portée de la Connaissance, devient
connaissable, et l'homme qui connaît tout son Moi connaît tout l'Univers.
Cette stupéfiante vérité est consacrée dans les deux célèbres formules du
Védânta : so'ham, Je suis Lui, et aham brahma asmi, Je suis Brahman, l'Éternel.
Sur la base
de ces quatre grandes vérités, nityo-'nityânâm, chétana-shchétanâmâm, so'ham et aham brahma asmi, comme autant de puissants piliers,
l'altière philosophie des Upanishads a dressé son front parmi les lointaines constellations.
Vues à la lumière de ces
quatre grandes illuminations, les affirmations des Upanishads s'organisent en
une parfaite harmonie.
[...]
Ce
premier grand pas vers la réalisation du Brahman s'opère par la connaissance de
Lui manifesté dans l'Univers phénoménal. S'il n'y a d'autre réalité que
Brahman, l'Univers phénoménal, qui est évidemment une manifestation de quelque
chose de permanent et d'éternel, doit être une manifestation de Brahman et de
rien d'autre. Et si nous connaissons complètement cet Univers, nous connaissons
dans une certaine mesure et d'une certaine façon ce Brahman, non pas comme une
Existence absolue, mais dans les conditions de la manifestation phénoménale.
Alors que la science européenne ne s'attache qu'aux phénomènes de la matière
grossière, le yogin va plus loin. Il affirme avoir découvert un univers de matière
subtile qui pénètre et entoure la matière grossière; cet univers vers lequel
l'esprit se retire partiellement et pour peu de temps dans le sommeil, mais
plus entièrement et pendant plus longtemps de l'autre côté des portes de la
mort est la source où tous les phénomènes psychiques ont leur origine , et le
lien qui relie cet univers subtil au monde matériel grossier se trouve dans
les phénomènes de la vie et du mental. L'assertion du yogin est parfaitement
positive et l'Upanishad la prend pour base comme un fait assuré et indiscutable
bien au-delà de simples suppositions, inférences et spéculations. Mais il va
plus loin encore et affirme qu'il existe un troisième univers de matière
causale qui pénètre et entoure à la fois le grossier et le subtil et que cet
univers, où l'esprit se retire dans les états les plus profonds et les plus
abyssaux du sommeil et de la transe, et aussi dans une condition lointaine
au-delà de l'état humain après la mort, est la source d'où s'élèvent tous les
phénomènes.
Si
nous voulons comprendre les Upanishads, il nous faut accepter, tout au moins
temporairement, ces déclarations surprenantes pour nous ; en effet, c'est sur
elles que s'édifie tout le système du Védânta. Or Brahman se manifeste dans
chacun de ces Univers : dans l'univers de matière causale comme la Cause, le
Moi et l'Inspirateur ou, en termes de poésie, Prâjna, le Sage -, dans l'univers
de matière subtile comme le Créateur, le Moi et le Contenant, appelé Hiranyagarbha,
l'Embryon d'or de la vie et de la forme; dans l'univers de matière grossière
comme le Souverain, le Guide, le Moi et l'Aide, appelé Virat, le Brillant. le
Puissant. Dans chacune de ces manifestations il peut être réalisé et connu par
l'esprit de
l'homme.
Sri Aurobindo, Brahman et Maya dans les Upanishads