Le
pouvoir sauveur dont nous avons besoin, est le pouvoir d'un facteur
psychologique nouveau qui, simultanément, donnera à l'humanité le besoin d'une
vie unifiée et la forcera à respecter le principe de liberté. La religion de
l'humanité semble être la seule force en cours qui tende dans cette direction,
car elle favorise le sens de l'unité humaine, elle a l'idée de l'espèce, et,
pourtant, en même temps, elle respecte l'individu humain et les groupements
humains naturels. Mais sa forme actuelle, intellectuelle, semble bien peu
suffisante. L'idée, puissante en elle-même et dans ses effets, ne l'est
cependant pas assez pour modeler la vie entière de l'espèce à son image. Elle
doit faire trop de concessions au côté égoïste de la nature humaine — qui
constituait la totalité de notre être autrefois et encore maintenant ses
neuf-dixièmes — contre lequel sa vaste idée est en conflit. En outre, parce
qu'elle s'appuie surtout sur la raison, elle a naturellement tendance à faire
appel à la solution mécanique. Or, l'idée rationnelle finit toujours par
devenir captive de son mécanisme; elle devient l'esclave de son propre procédé
trop astreignant. Survient une autre idée, avec une autre
tournure dans sa machine logique, qui se révolte contre la première et brise le
mécanisme, mais seulement pour y substituer finalement un autre système
mécanique, un autre credo, une autre formule, une autre pratique.
Une
religion spirituelle de l'humanité est l'espoir de l'avenir. Par là, nous
n'entendons pas ce que d'habitude on appelle une religion universelle, un
système, un credo, une croyance intellectuelle, un dogme ou un rite extérieur.
L'humanité a essayé de réaliser l'unité par ce moyen ; elle a échoué et
méritait d'échouer, car il ne peut pas y avoir de système religieux universel
doté d'un unique credo mental et d'une unique forme vitale. Certes, l'esprit
intérieur est unique, mais plus que toute autre, la vie spirituelle exige la
liberté, la variété d'expression et des moyens de développement. Une religion
de l'humanité suppose la perception grandissante qu'il existe un Esprit
secret, une Réalité divine en laquelle nous sommes tous un, que l'humanité est
à présent sur la terre son plus haut véhicule, et que le genre humain et l'être
humain sont les moyens par lesquels cette Réalité se révélera progressivement
ici-bas. Elle implique un effort grandissant pour vivre cette connaissance et
instaurer sur la terre le royaume de cet Esprit divin. Par la croissance de ce
royaume en nous, l'unité avec nos semblables deviendra le principe gouvernant
de toute notre vie — pas simplement un principe de coopération mais une
fraternité plus profonde, un sens réel et intérieur de l'unité et de l'égalité,
une vie commune à tous. L'individu doit comprendre que c'est seulement dans la
vie de ses semblables que sa propre vie devient complète ; l'espèce doit comprendre
que c'est seulement dans la libre plénitude de la vie individuelle que sa
propre perfection et son bonheur permanent peuvent se fonder. Il faut aussi une
discipline et un chemin de salut en harmonie avec cette religion, c'est-à-dire
un moyen qui permette à chaque homme de faire grandir cette religion en
lui-même afin qu'elle puisse grandir dans la vie de l'espèce. Examiner tout ce
que ceci implique, serait un sujet trop vaste pour être abordé ici; il suffit
de suggérer que c'est dans cette direction que se trouve la route finale. Sans doute, si ceci n'est qu'une
idée comme toutes les autres,
elle finira comme finissent toutes les idées. Mais si c'est vraiment une vérité
de notre être, alors ce doit être la vérité vers laquelle tout s'achemine et en
laquelle, tous, nous devons pouvoir trouver le moyen d'une unité humaine
réelle, fondamentale, intérieure et complète, qui sera la seule base solide
d'une unification de la vie humaine. Une identité spirituelle créant une
identité psychologique sans dépendre d'aucune uniformité intellectuelle ou
extérieure, qui imposerait une identité de vie sans être liée à aucun moyen
mécanique d'unification, et qui serait toujours prête à enrichir sa solide
unité par une libre variation intérieure et une expression extérieure librement
variée, telle serait la base d'un type supérieur d'existence humaine.
Si pareille
perception grandissait rapidement dans le genre humain, nous pourrions résoudre
le problème de l'unification d'une manière plus profonde et plus vraie : en
allant de la vérité intérieure aux formes extérieures. Jusque-là, l'effort
d'unification par des moyens mécaniques doit continuer. Mais l'espoir plus
haut de l'humanité dépend du nombre grandissant des hommes qui percevront cette
vérité et chercheront à la faire grandir en eux-mêmes afin que, quand la pensée
de l'homme sera prête à se libérer de son penchant mécanique — peut-être quand
elle découvrira que toutes ses solutions mécaniques sont temporaires et
décevantes —, la vérité de l'Esprit puisse faire son entrée dans le monde et
conduire l'humanité sur le chemin de la perfection et du bonheur les plus
hauts.
Sri Aurobindo, L’IDÉAL DE
L’UNITÉ HUMAINE
CHAPITRE
XXXV, Résumé et conclusion