Les petites communautés humaines auxquelles
chacun peut prendre aisément une part active et où tous ressentent promptement
et intensément les idées et les mouvements (qui peuvent alors rapidement grandir et prendre forme sans qu'une organisation
étendue et compliquée soit nécessaire), se tournent naturellement vers la liberté dès qu'elles cessent d'être préoccupées
par la nécessité immédiate et absorbante de leur propre conservation. Dans un
milieu comme celui-là, les formes de gouvernement comme la monarchie absolue,
l'oligarchie despotique, la papauté infaillible ou quelque classe théocratique
sacrosainte, ne peuvent pas prospérer à leur
aise. Elles n'ont pas, pour soutenir leur prestige, l'avantage d'être
éloignées des masses et hors de portée des
critiques quotidiennes de la mentalité individuelle; elles ne peuvent
pas non plus arguer de la nécessité pressante
d'uniformiser de grandes multitudes et de vastes étendues, qui, ailleurs, leur permet d'asseoir et de maintenir leur pouvoir. C'est pourquoi nous voyons à Rome le régime
monarchique incapable de se maintenir, et la Grèce le considère comme une brève et anormale usurpation, tandis que la forme oligarchique de gouvernement, bien
que plus vigoureuse, n'a pas pu
s'assurer une suprématie exclusive ni une
stabilité durable, sauf dans une communauté purement militaire comme Sparte. La tendance à la liberté
démocratique qui fait que chaque homme
participe naturellement à la vie civique
et aux institutions culturelles de l'État, qu'il possède une voix égale
à la réglementation de la loi et de la politique et prend part à leur exécution dans toute la mesure où son droit de citoyen et sa capacité individuelle le lui
permettent, était innée dans l'esprit de la Cité libre et inhérente à sa forme.
À Rome, cette tendance existait aussi, mais elle n'a pu grandir aussi rapidement ni se réaliser aussi complètement
qu'en Grèce du fait des nécessités
d'un État militaire et conquérant qui, pour diriger sa politique
étrangère et ses opérations militaires, avait
besoin d'un chef absolu, un "Imperator", ou d'un petit corps oligarchique; mais même là, l'élément
démocratique n'a jamais fait défaut et
la tendance démocratique était si forte qu'elle a commencé à agir et à
croître presque depuis les temps préhistoriques
et au milieu même des luttes constantes de Rome pour assurer sa propre conservation et son expansion ; elle n'a été exclue que pendant les conflits
suprêmes, tel le grand duel de Carthage et de Rome pour l'empire de la Méditerranée. En Inde, les premières communautés
étaient des sociétés libres ; le roi
n'était qu'un commandant militaire ou le chef des citoyens, et nous voyons l'élément démocratique persister au temps du Bouddha et survivre encore dans
les petits États de l'époque de Chandragoupta et de Mégasthènes, alors même que les grandes monarchies ou les empires
gouvernés bureaucratiquement avaient finalement remplacé les premiers régimes libres. C'est seulement lorsque s'est fait
sentir le besoin d'une vaste organisation de la vie indienne dans toute
la péninsule, ou du moins dans sa partie
septentrionale, que la forme
monarchique absolue s'est étendue sur le pays et que la caste érudite et
sacerdotale a imposé au mental collectif sa domination théocratique et son shâstra
rigide comme la chaîne obligatoire de l'unité sociale et le trait d'union
nécessaire de la culture nationale.
Il en est de la vie sociale comme de la vie
politique et civique.
Une certaine égalité démocratique est presque inévitable dans une petite
communauté ; le phénomène inverse et les fortes distinctions ou les supériorités de classes
peuvent s'établir pendant la période militaire du clan ou de la tribu, mais
elles ne peuvent pas subsister longtemps dans l'étroite intimité d'une Cité
stable, sinon par des moyens artificiels comme en usèrent
Sparte et Venise. Même quand les distinctions persistent, leur
exclusivisme s'émousse et elles sont incapables de s'enraciner
ni de s'intensifier au point de se changer en une hiérarchie fixe. Le type social
naturel de la petite communauté est celui que
nous trouvons à Athènes, où non seulement
le tanneur Cléon exerçait une influence politique aussi forte que le
riche Nicias de haute naissance et où les positions et les fonctions civiques les plus élevées étaient ouvertes aux hommes de toutes classes, mais où les cérémonies et
les relations sociales aussi se
déroulaient dans une libre association et une libre égalité. Nous trouvons une égalité démocratique du même genre,
bien que d'un type différent, dans les premières annales de la civilisation indienne. La rigide hiérarchie des castes et les arrogantes prétentions de l'esprit
de caste ne sont apparues que plus
tard ; dans la vie plus simple des temps anciens, la différence, ou même la supériorité de la fonction, n'entraînait
pas un sentiment de supériorité personnelle ni de supériorité de classe : au début, la fonction religieuse et sociale la plus sacrée, celle du rishi sacrificateur,
semble avoir été accessible à des
hommes de toutes les classes et de tous les métiers. La théocratie, le système des castes et la royauté absolue ont grandi de pair — comme l'Église et le
pouvoir monarchique en Europe au Moyen Âge — et elles ont grandi sous la
contrainte des circonstances nouvelles créées
par le développement de vastes agrégats sociaux et politiques.
Les sociétés dont la culture s'est développée
dans les mêmes conditions que les États-cités
et les nations-clans de la Grèce, de
Rome et de l'Inde primitive, étaient obligées de faire preuve d'une intensité de vie collective et d'une force
de culture et de création dynamique
que les agrégats nationaux plus récents ont été contraints d'abandonner, et qu'ils n'ont pu retrouver qu'après une longue période de formation propre où
ils ont dû affronter et surmonter les difficultés qui accompagnent le
développement de tout organisme nouveau. La vie culturelle et civique de la cité grecque, dont Athènes était l'accomplissement suprême, une vie où le fait même de vivre
était une éducation, où le plus
pauvre et le plus riche s'asseyaient côte à côté au théâtre pour voir et apprécier les drames de Sophocle et d'Euripide, où le marchand et le commerçant
prenaient part aux subtiles conversations
philosophiques de Socrate, a créé pour
l'Europe non seulement ses prototypes et ses idéaux politiques fondamentaux, mais aussi pratiquement
toutes les formes essentielles de sa
culture intellectuelle, philosophique, littéraire et artistique. De même,
l'intense vie politique, juridique et militaire de Rome a créé à elle seule
pour l'Europe ses prototypes d'activité
politique, de discipline et de science militaires, de jurisprudence et d'équité, et même ses idéaux d'empire et de colonisation. En Inde, ce fut la première
intensité de la vie spirituelle —
dont nous devinons quelque lueur dans la littérature védique, oupanishadique et bouddhique — qui a créé les religions, les philosophies et les
disciplines spirituelles qui, depuis
lors, par influence directe ou indirecte, ont répandu en partie leur esprit et leur connaissance sur l'Asie et l'Europe. Et partout, la source de cette libre
force vitale dynamique aux larges
pulsations, que le monde moderne est maintenant
seulement en train de retrouver d'une certaine façon, était la même en dépit de toutes les différences : c'était une totale participation de l'ensemble des
individus, et non d'une classe limitée, à la vie multiforme de la communauté, chacun ayant le sentiment d'être rempli de
l'énergie de tous et d'avoir une
certaine liberté de croître et d'être lui-même, de réaliser, de penser et de créer, dans le flot sans
barrière de cette énergie
universelle. C'est cette situation, cette relation entre l'individu et l'agrégat que, dans une
certaine mesure, la vie moderne a
essayé de restaurer — d'une manière encombrante, maladroite et imparfaite, mais en ayant à sa disposition des forces de vie et de pensée beaucoup plus vastes
que celles que possédait l'humanité d'autrefois.
Si les
anciens États-cités et nations-clans avaient duré et s'étaient modifiés assez
pour créer de plus grands agrégats libres
sans toutefois perdre leur vie propre dans la masse nouvelle, il est possible que de nombreux problèmes
auraient été résolus plus simplement, avec une vision plus directement accordée à la vérité de la Nature, alors que,
maintenant, nous sommes obligés de les régler d'une façon très complexe
et très encombrante, sous la menace d'énormes
dangers et de convulsions générales.
Mais cela ne devait pas être. Cette vie ancienne avait des défauts essentiels qu'elle ne pouvait pas guérir. Dans le cas des nations méditerranéennes, la
participation générale de tous les individus à la vie civique et
culturelle intégrale de la communauté, souffrait de deux lacunes très
importantes : cette participation était refusée aux esclaves et à peine
accordée aux femmes, auxquelles une vie étroite était concédée. En Inde, l'institution de l'esclavage était pratiquement
absente et la femme y jouissait tout
d'abord d'une position plus digne et plus libre qu'en Grèce et à Rome;
mais bientôt, l'esclave a été remplacé par le
prolétaire, appelé shoûdra en Inde, et la tendance croissante à dénier au shoûdra et à la femme
les plus hauts bénéfices de la vie et
de la culture communes, a fait descendre la société indienne au niveau de ses
congénères d'Occident. Il est possible
que ces deux grands problèmes du servage économique et de la sujétion des
femmes, eussent pu être affrontés et
résolus dans la communauté ancienne si celle-ci avait duré plus
longtemps, de même qu'ils sont affrontés maintenant
et en voie de solution dans l'État moderne. Mais c'est douteux ; seule
Rome nous laisse entrevoir quelques tendances
initiales qui auraient pu s'orienter dans cette voie, mais ces tendances n'ont jamais dépassé le stade de
vagues allusions à une possibilité d'avenir.
Plus
fatale encore était la complète impuissance des premières formes de société humaine à résoudre
le problème des relations entre communautés.
La guerre restait leur relation normale.
Tous les essais de fédération libre ont échoué, la conquête militaire
restait le seul moyen d'unification. Leur attachement au petit agrégat où
chaque homme se sentait plus vivant, avait
engendré une sorte d'insularité mentale et vitale qui ne pouvait pas s'adapter aux idées nouvelles
plus larges que la philosophie et la
pensée politique, poussées par des besoins et des tendances plus vastes,
avaient amenées dans le champ de la vie. Par
suite, les vieux États ont dû disparaître et se dissoudre, comme ceux de
l'Inde dans les énormes empires bureaucratiques
des Gouptas et des Mauryas, auxquels succédèrent les Pathans, les Mogols et les
Anglais, ou comme ceux d'Occident dans les vastes expansions militaires
et commerciales entreprises par Alexandre,
par l'oligarchie carthaginoise, par
la république et l'empire romains. Ces nouvelles unités n'étaient pas
des unités nationales mais supra-nationales ; c'étaient des tentatives
prématurées et trop vastes d'unification de
l'humanité, qui en fait ne pouvait pas se réaliser d'une manière décisive tant que l'unité nationale
intermédiaire ne s'était pas pleinement et sainement développée.
La création de
l'agrégat national était donc réservée au millénaire qui a suivi
l'écroulement de l'Empire romain; et pour résoudre le problème
qui lui avait été légué, le monde a dû subir un recul et
abandonner pendant cette période la plupart des gains, sinon tous,
que l'humanité avait acquis avec les États-cités. Il fallait résoudre ce problème avant de
pouvoir tenter un effort
véritable, non seulement pour développer une communauté
solidement organisée mais progressive et de plus en plus perfectionnée, non seulement un moule de vie sociale solide mais, à l'intérieur de ce moule, une libre
croissance de la vie elle-même dans
son intégralité. Il nous faut étudier rapidement ce cycle avant de pouvoir examiner si un nouvel effort vers un agrégat plus vaste n'entraînera pas le
danger d'un nouveau recul au cours
duquel le progrès intérieur du genre humain devrait être sacrifié, du
moins temporairement, afin de concentrer
l'effort sur l'affirmation et le développement d'une unité extérieure
massive.
Sri
Aurobindo, L' IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE,
CHAPITRE
XI, Les petites unités libres et l'unité supérieure centralisée