Sans doute, le but ultime de notre développement est-il
une libre association dans l'unité, et tant que ceci ne sera
pas réalisé, le monde sera constamment sujet à des changements et des révolutions. Chacun des ordres établis, parce qu'il
est imparfait,
parce qu'il s'obstine à des arrangements qui finalement s'avèrent entachés d'injustice ou barrent la route à des tendances et à des forces nouvelles, parce qu'il survit
à son utilité et à sa justification, doit nécessairement aboutir à un
malaise, à une résistance et un soulèvement —
il faut qu'il change lui-même ou
qu'il soit changé, sous peine de conduire à l'un de ces cataclysmes qui troublent périodiquement le
progrès humain. Mais le temps n'est pas encore venu où le vrai principe d'ordre peut remplacer ceux qui sont artificiels et
imparfaits. Il est vain d'espérer
qu'une fédération de nations libres puisse s'établir tant que les inégalités actuelles entre nations ne
seront pas éliminées ou tant que le
monde entier ne se sera pas élevé à
une culture commune fondée sur un état moral et spirituel supérieur à
celui qui a cours maintenant ou qui est maintenant possible. L'instinct impérial est vivant et triomphant, plus fort à
présent que le principe des nationalités, et par conséquent l'évolution de grands empires ne peut manquer — pour
un temps du moins — d'éclipser le
développement des nations libres. Tout ce que l'on peut espérer, c'est
que le vieil empire artificiel et purement
politique soit remplacé par un type plus vrai et plus moral ; que les empires
actuels, cédant à la nécessité de se
fortifier et à une conception plus éclairée de leur propre intérêt, en viennent à comprendre que la reconnaissance
de l'autonomie nationale est une sage et nécessaire concession à l'instinct
encore vivant du nationalisme, et que cette reconnaissance, au lieu de les
affaiblir, peut servir à fortifier leur puissance impériale et leur unité. Ainsi, tandis
qu'une fédération de nations libres
est impossible pour le moment, un système
d'empires fédérés et de nations libres rassemblés en une association plus étroite que n'en a jamais
connu le monde, n'est pas tout à fait
impossible. En franchissant ce pas, et quelques
autres, une certaine forme d'unité politique serait peut-être réalisable
pour l'humanité à une date plus ou moins éloignée [1].
La guerre a fait naître de nombreuses
suggestions visant à créer
cette sorte d'association plus étroite, mais elles se bornent généralement à un
meilleur agencement des relations internationales en Europe même. L'une de ces
suggestions[2] proposait l'élimination de la guerre par
une loi internationale plus stricte, appliquée
par un tribunal international et appuyée par la sanction de toutes les nations en accord pour imposer
la loi au délinquant. Pareille solution est chimérique si elle n'est pas
immédiatement suivie d'autres développements d'une très vaste portée. En effet, la sentence rendue par le
tribunal ne pourrait être appliquée que par une alliance de quelques-unes des
plus fortes Puissances, comme, par exemple, la coalition des Alliés victorieux dominant le reste de l'Europe, ou bien
par un accord de toutes les Puissances européennes, ou encore par des États-Unis d'Europe ou quelque autre forme de
fédération européenne. Mais une
alliance dominatrice des grandes Puissances
serait simplement une répétition du système de Metternich et
s'effondrerait inévitablement au bout de quelque temps, tandis qu'un Concert
européen, comme l'expérience l'a prouvé, signifierait une tentative malaisée de
groupements rivaux pour maintenir une entente précaire, qui pourrait retarder
mais non définitivement prévenir les luttes et les collisions nouvelles. Dans
ces systèmes imparfaits, la loi ne serait respectée que tant qu'il serait
avantageux de le faire, c'est-à-dire tant que les Puissances qui désirent des
changements et des réajustements nouveaux non admis par les autres,
considéreraient que le moment n'est pas
encore propice pour l'enfreindre. À l'intérieur d'une nation, la loi est solidement établie parce qu'il
existe une autorité reconnue,
habilitée à la définir et à la changer en cas de besoin, et qu'elle possède assez de force pour punir toute violation
de ses édits. Une loi internationale ou inter-européenne devrait forcément bénéficier des mêmes avantages si
elle veut être autre chose qu'une force purement morale que l'on peut ridiculiser quand on est assez fort pour la défier
ou quand on trouve avantage à la violer. Il est donc essentiel d'arriver
à une certaine forme de fédération
européenne, si lâche soit-elle, si l'on
veut que l'idée derrière toutes ces suggestions d'ordre nouveau, puisse
recevoir quelque application pratique ; or, cette fédération, dès qu'elle aura
commencé à s'instaurer, devra nécessairement se resserrer et prendre de plus en
plus la forme d'États-Unis d'Europe.
Seule l'expérience peut montrer si ce genre
d'unité européenne
peut se former, et si, une fois formée, elle peut subsister et se parfaire en
dépit de toutes les forces de dissolution et toutes les causes de
querelles qui pendant longtemps chercheront à la pousser au point de rupture. Mais
en l'état actuel de l'égoïsme humain, il est
évident que si cette unité européenne se
formait, elle deviendrait un instrument terriblement puissant de domination et d'exploitation du reste du monde
par le groupe de nations à présent à
l'avant-garde du progrès humain. Inévitablement,
elle éveillerait l'idée antagoniste d'une unité asiatique et celle d'une
unité américaine ; or, même si le remplacement des petites unités nationales
actuelles par des groupements continentaux
marque un certain progrès vers l'union finale de toute l'humanité, leur
formation, cependant, entraînerait des cataclysmes d'un genre et d'une étendue
qui éclipseraient la dernière catastrophe et
pourraient bien réduire à néant les espoirs de l'humanité au lieu de
rapprocher leur accomplissement. Mais l'objection principale à l'idée d'États‑Unis d'Europe est que le sentiment général de
l'humanité cherche déjà à dépasser les distinctions continentales et à
les subordonner à une idée humaine plus
large. De ce point de vue, une
division sur des bases continentales serait peut-être une étape réactionnaire
du genre le plus grave et pourrait entraîner des conséquences
extrêmement sérieuses pour le progrès humain.
En vérité, l'Europe se
trouve dans une position anormale : elle est à la fois mûre pour l'idée pan-européenne et
dans la nécessité
de dépasser cette idée. Le conflit de ces deux tendances se trouve
curieusement illustré par certaines spéculations assez récentes sur
la nature du dernier conflit européen. On a suggéré que le
péché de l'Allemagne dans cette guerre, était sa conception
nationale exagérément égoïste et son dédain pour l'idée plus
vaste d'Europe, à laquelle l'idée de nation doit désormais se soumettre et se
subordonner. La vie totale de l'Europe doit
désormais former une unité qui absorbe tout et dont le bien-être prime tout, et l'égoïsme des nations accepter de n'être plus qu'une partie organique de cet
égoïsme plus vaste. En fait, c'est
revenir à l'idée nietzschéenne, après quelques décades, et admettre avec ce
philosophe que le nationalisme et la guerre sont des anachronismes et
que tous les esprits éclairés doivent avoir
pour idéal d'être de bons Européens et non de bons patriotes. Mais une
question se pose aussitôt: qu'advient-il
alors de l'importance croissante de l'Amérique dans la politique
mondiale ? Du Japon et de la Chine ? De la nouvelle
effervescence en Asie ? Nietzsche a donc dû revenir sur sa première formule et expliquer que, par
Europe, il ne voulait pas dire
l'Europe, mais bien toutes les nations qui avaient accepté les principes de civilisation européenne pour base
de leur méthode de gouvernement et de leur organisation sociale. Cette formule plus philosophique a l'avantage évident (ou du moins spécieux) d'inclure l'Amérique et le
Japon et d'admettre dans le cercle de la solidarité envisagée, toutes
les nations actuellement libres ou
prépondérantes, et en même temps
d'offrir aux autres l'espoir de faire partie un jour du "cercle",
dès qu'elles auront pu prouver qu'elles étaient "à la hauteur" du niveau européen, soit à la manière
forte du Japon, soit autrement.
À vrai dire, l'Europe est
inextricablement mêlée à l'Amérique et à l'Asie, quoique sa propre conception la sépare encore fortement du reste du monde comme l'ont
montré son ressentiment souvent exprimé
contre la présence persistante de la
Turquie en Europe et son désir de mettre fin à ce gouvernement
d'Européens par des Asiatiques. Certaines nations européennes ont des colonies en Amérique, toutes ont des possessions et des ambitions en Asie (où seul le
Japon échappe à l'ombre de l'Europe),
ou en Afrique du Nord dont la culture est inséparable de celle de
l'Asie. Les États-Unis d'Europe signifieraient
donc une fédération de nations européennes libres, dominant une Asie à demi sujette et possédant des fragments d'Amérique (où elles se trouveraient à
proximité gênante de nations encore
libres qui seraient nécessairement troublées et alarmées par l'ombre de cette
intrusion géante). En Amérique, le résultat inévitable serait de
rapprocher plus étroitement les nations
latines du centre et du sud, des nations de langue anglaise du nord, et d'accentuer immensément la doctrine de Monroë, avec des conséquences qu'il est
difficile de prévoir. En Asie, la
situation ne pourrait être finalement réglée
que par deux solutions : ou bien par la disparition des derniers États asiatiques libres, ou bien par une
vaste résurrection asiatique et le retrait de l'Europe hors de l'Asie.
Pareils mouvements seraient simplement un prolongement de la vieille courbe du développement humain et réduiraient à
néant les conditions cosmopolites
nouvelles créées par la culture et la science
modernes. Mais ces résultats seraient inévitables si l'idée de nation en Occident devait se fondre dans
l'idée d'Europe, c'est-à-dire dans une
idée de continent, au lieu de se fondre dans la conscience plus vaste
d'une communauté de l'humanité.
Par conséquent, si quelque ordre
supra-national nouveau doit se former tôt ou tard après le bouleversement actuel,
il faudra
que ce soit une association qui embrasse l'Asie, l'Afrique et l'Amérique autant que l'Europe, et,
essentiellement, une organisation de la vie
internationale composée d'un certain nombre
de nations libres, telles la Suède, la Norvège, le Danemark, les
États-Unis, les républiques de l'Amérique latine, et, provisoirement, d'un
certain nombre de nations impériales et colonisatrices comme le sont la plupart
des pays d'Europe. Ces dernières pourraient
rester telles qu'elles sont, libres elles-mêmes mais maîtresses de peuples assujettis — qui avec le temps
toléreraient de moins en moins le joug imposé — ou bien, par un progrès moral encore fort loin d'être
accompli, elles pourraient devenir en partie les centres de libres
empires fédéraux, et en partie assumer la
tutelle des races retardataires ou insuffisamment développées en
attendant qu'elles atteignent une maturité
suffisante pour s'administrer elles-mêmes, comme les États-Unis ont prétendu
le faire aux Philippines pendant un certain
temps. Dans le premier cas, l'unité, l'ordre, la loi commune établie, perpétueraient et fonderaient
partiellement un énorme système d'injustice qui s'exposerait aux
révoltes et aux révolutions de la Nature, et
aux grandes revanches par lesquelles elle affirme finalement l'esprit de
l'homme contre les injustices qu'elle a pu tolérer un moment comme des
incidents nécessaires au développement humain. Dans le second cas, il y aurait quelque chance que l'ordre nouveau, si loin
qu'il fût au début de l'ultime idéal
d'une libre association de libres agrégats
humains, conduise pacifiquement et par un déroulement naturel du progrès spirituel et moral du genre
humain, à une structure politique, sociale
et économique suffisamment juste, saine et solide pour permettre à
l'humanité de sortir de ses préoccupations
inférieures et de commencer enfin à cultiver son moi supérieur ; car telle est la partie noble de sa destinée en puissance, ou du moins (car qui sait si la
longue expérimentation de la Nature
dans le type humain sera vouée au succès ou à l'échec) telle est la
possibilité la plus haute que le mental humain puisse envisager pour son
avenir.
[1]
L'apparition
de Hitler et sa tentative colossale de domination du monde par l'Allemagne,
ont paradoxalement aidé, par sa défaite, à l'accélération de ce mouvement ; la réaction contre
Hitler a entièrement changé la conjoncture mondiale
: les États-Unis d'Europe sont maintenant une possibilité d'ordre pratique
qui s'achemine à tâtons vers son accomplissement. (Note de Sri Aurobindo)
[2] Il s'agit sans doute des Conférences
de La Haye. (Note de l'éditeur)
Sri
Aurobindo,
L' IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE, CHAPITRE
X, Les Etats-Unis d'Europe