Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: 2013

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

Oppositions contraires et Harmonie

   Non seulement il y a la guerre entre un être et un autre, entre une force et une autre, mais à l'intérieur de chacun il y a une opposition éternelle, une tension des contraires, et c'est cette tension qui crée l'équilibre nécessaire à l'harmonie. L'harmonie donc est présente, car le cosmos même, dans son accomplissement, est une harmonie ; mais c'est parce que dans son processus le cosmos est guerre, tension, opposition, équilibre d'éternels contraires. Il ne saurait exister de véritable paix, à moins que par paix l'on entende une tension stable, un équilibre de pouvoir entre des forces hostiles, une sorte de mutuelle neutralisation d'excès. La paix ne peut rien créer, rien maintenir, et la prière d'Homère que la guerre périsse d'entre les dieux et d'entre les hommes est une monstrueuse absurdité, car cela signifierait la fin du monde. Il peut y avoir périodiquement une fin, non par la paix ou la réconciliation, mais par une conflagration, par une attaque du Feu, to pur epeltore, un jugement fulgurant et une condamnation. La Force a créé le monde, la Force est le monde, la Force par sa violence maintient le monde, la Force mettra fin au monde - et le recréera éternellement.

     Héraclite est le premier et le plus conséquent des maîtres qui ont enseigné la loi de la relativité; elle est le résultat logique de ses conceptions philosophiques primordiales. Puisque tout est un en son être et multiple en son devenir, il s'ensuit que toutes choses, en leur essence, doivent être une. La nuit et le jour, la vie et la mort, le bien et le mal, ne peuvent être que des aspects différents de la même réalité absolue. En fait, la vie et la mort ne font qu'un, et nous pouvons dire, selon le point de vue auquel nous nous plaçons, que toute mort n'est que processus et transformation de la vie ou que toute vie n'est qu'activité de la mort. En réalité les deux sont une seule énergie dont l'activité nous présente une dualité d'aspects. D'un certain point de vue nous ne sommes pas, car notre existence n'est qu'une incessante transformation d'énergie ; d'un autre point de vue nous sommes, parce que l'être en nous est toujours le même et soutient notre identité secrète.

  Sri Aurobindo, "Héraclite".

Les trois vérités de Brahman

La création n’est pas la production ou la projection de quelque chose hors de rien ou d’une chose hors d’une autre, mais l’objectivation de Brahman lui-même dans les catégories de l’espace et du temps. La création n’est pas une construction mais un devenir, dans les conditions et les formes de l’existence consciente.
  Dans le devenir, chaque individualité est Brahman diversement représenté et entrant en rapports divers avec lui-même dans le jeu de sa conscience divine : chaque individualité qui est, est tout Brahman.
  Absolu et universel, Brahman, dans la relativité, se tient, pour ainsi dire, comme en arrière de lui-même. Il conçoit, par un mouvement secondaire de la conscience, l’individuel comme autre que l’universel, le relatif comme étranger à l’absolu. Sans ce mouvement distinctif, l’individu tendrait toujours vers la dissolution dans l’universel, le relatif disparaîtrait dans l’absolu. Ce mouvement comporte donc une réaction correspondante de l’individuel qui se regarde comme « autre » que l’universel et transcendant Brahman, et « autre » que le reste de la multiplicité. Il se retire ainsi de l’identité et fortifie le jeu de l’Être dans la séparativité de l’ego.
  L’individuel peut se regarder comme éternellement différent de l’Unique, soit comme éternellement un avec lui, bien que distinct de lui. Il peut aussi se replonger entièrement dans la pure conscience de l’identité*. Mais il ne peut d’aucune façon se regarder comme indépendant de toute unité, une telle vue ne correspond à rien de concevable dans l’univers ou au-delà de lui.
  Ces trois attitudes correspondent à trois vérités de Brahman, vraies simultanément non isolément, vraies si elles se complètent non si elles s’excluent. Leur simultanéité, difficile à concevoir pour l’intelligence logique, peut-être expérimentée par l’identification consciente avec Brahman.
  Même quand nous affirmons l’Unité, nous devons nous souvenir que Brahman est au-delà de nos distinctions mentales ; que cette Unité est le fait non de la pensée qui discerne, mais de l’être qui est absolu, infini, et qui échappe au discernement.
  Notre conscience est représentative et symbolique. Elle ne connaît pas l’Absolu en soi, et ne le conçoit que d’une façon négative, en le vidant de tout ce qui est dans le temps comme hors du temps.
  Car l’unité n’est qu’une représentation. Elle n’existe que par rapport au multiple. Vidyâ et avidyâ sont également pouvoirs éternels du suprême Chit. Ni vidyâ ni avidyâ, en elles mêmes, ne sont l’absolue connaissance.
    C’est pourtant l’Unité et non la multiplicité qui constitue la base secrète de tous les rapports. L’Unité génère et soutien la multiplicité ; la multiplicité ne génère ni ne soutien l’Unité.
   Nous devons donc concevoir l’Unité comme le « Moi » et la nature essentielle de l’être ; la multiplicité comme la représentation du « Moi » et son devenir. Nous devons concevoir Brahman comme le Soi unique de tout et la multiplicité comme les devenirs de cet Être unique (Bhûtâni... Atman). Le Soi et les devenir sont tous deux Brahman ; on ne peut considérer l’un comme Brahman et l’autre comme illusoire, car ils sont réels l’un et l’autre : l’un d’une réalité essentielle et compréhensive ; l’autre, dérivée et conditionnelle.

*Ce sont là les principes des trois plus importantes écoles de philosophie védantique : Dvaïta (dualisme), Vishishtâdvaïta (monisme atténué), Advaïta (monisme exclusif).

Sri Aurobindo, Trois Upanishads: Isha, Kena, Mundaka
Isha Upanishad , Brahman l'unité de Dieu et du monde-La multitude-

Raison et Beauté Suprarationnelle

      
La religion étant la recherche du spirituel et du suprarationnel, il est donc probable que, dans cette sphère, la raison intellectuelle sera une aide insuffisante et qu'elle se trouvera finalement, sinon dès l'abord, en pays étranger et condamnée à cheminer avec timidité si elle ne veut pas trébucher présomptueusement dans le royaume d'une puissance et d'une lumière supérieures aux siennes. 
Mais dans les autres sphères de la conscience et de l'activité humaines, il pourrait sembler qu'elle est droit à la place souveraine, puisque celles-ci se meuvent sur le plan inférieur du rationnel et du fini ou appartiennent aux confins du rationnel et de l'infrarationnel, et que les impulsions et les instincts de l'homme ont avant tout besoin de la lumière et du contrôle de la raison. Dans sa sphère propre de connaissance finie (science, philosophie, arts usuels), son droit à la souveraineté, pourrait-on penser, est indiscutable. Mais finalement, il se trouve que ce n'est pas vrai. Son domaine peut être plus vaste, ses pouvoirs plus étendus, son action à juste titre plus sûre d'elle-même, mais enfin de compte elle se trouve partout située entre les deux mêmes pôles de notre être, infrarationnel et suprarationnel, et elle remplit à un degré plus ou moins grand la même fonction d'intermédiaire. D'un côté, la raison est un éclaireur (mais pas toujours la principale lumière) et un correcteur de nos impulsions vitales et de nos premières recherches mentale; et de l'autre, elle est seulement un ministre de l'Esprit voilé et elle prépare le chemin de l'avènement de son règne.
     Ce rôle est particulièrement évident dans les deux domaines qui, dans l’échelle ordinaire de nos pouvoirs sont les plus proches de la raison et l’encadrent: l’être esthétique et l’être éthique, la recherche du Beau et la recherche du Bien. Chez l’homme, la poursuite de la beauté trouve son expression la plus intense et la plus satisfaisante dans les grands arts créateurs: poésie, peinture, sculpture, architecture; mais finalement, il n’est pas d’activité dans la nature et de la vie humaine d’où l’on doive l’exclure, pourvu que nous comprenions la beauté en son sens le plus vaste et le plus vrai. Apprécier totalement et universellement la beauté, rendre notre vie et notre être entièrement beaux, est sûrement nécessaire à la perfection de l’individu et de la société. Mais à l’origine, cette recherche de la beauté n’est pas rationnelle; elle jaillit des sources de notre vie, c’est un instinct et une impulsion, un instinct de satisfaction esthétique et une impulsion de création et de jouissance esthétiques. Prenant naissance dans les parties infrarationnelles de notre être, cet instinct, cette impulsion commencent avec bien des imperfections, des impuretés et d’évidentes grossièretés, non seulement dans leurs créations mais dans leur appréciation des choses. C’est ici que la raison entre en jeu pour discerner, éclairer, corriger, signaler les insuffisances et les grossièretés, énoncer des lois d’esthétique, purifier notre appréciation et notre création par un raffinement du goût et une connaissance juste.
    Tant Que nous ne sommes au stade où nous cherchons à apprendre et à nous corriger, il peut sembler que la raison soit le vrai législateur, aussi bien pour l’artiste que pour l’admirateur, et, bien qu’elle ne soit pas le créateur de notre instinct ni de notre impulsion esthétiques, elle peut cependant apparaître comme le créateur en nous d’une conscience esthétique ou comme son juge et son guide vigilants. Ce qui était une activité obscure et désordonnée devient, grâce à elle, conscient de soi et capable d’un discernement rationnel dans l’œuvre et dans le plaisir esthétiques.
    Mais encore n’est-ce vrai que dans certaines limites restreintes, ou si c’est entièrement vrai sur quelque point, ce ne l’est qu’au stade intermédiaire de notre recherche et de notre activité esthétiques. Partout où la création de beauté touche à la grandeur et à la puissance, partout où l’appréciation et le plaisir esthétiques s’élèvent à leur plus haute intensité, le rationnel est toujours dépassé et abandonné. La création de beauté en poésie et en art ne tombe pas sous la souveraineté de la raison, elle n’appartient même pas à sa sphère. L’intellect n’est pas le poète, I’artiste, le créateur en nous; la création vient d’un influx suprême de lumière et de pouvoir qui doit toujours par vision et par inspiration pour être vraiment fructueux. L’activité créatrice peut se servir de l’intellect dans certaines de ses opérations, mais dans la mesure où elle se soumet à l’intellect, elle perd de sa puissance et de sa force de vision, elle amoindrit la splendeur et la vérité de la beauté qu’elle crée. L’intellect peut s’emparer de l’influx suprarationnel, modérer et réprimer le divin enthousiasme de la création et le forcer à obéir à la prudence de ses décrets; mais ce faisant, il rabaisse l’œuvre à son niveau inférieur, et l’abaissement est proportionnel à l’intervention intellectuelle. En fait, par elle-même, l’intelligence peut seulement arriver au talent, encore que ce puisse être un haut talent et même un talent incomparable s’il est suffisamment aidé d’en haut. Le génie, le vrai créateur, est toujours suprarationnel de par sa nature et ses moyens d’expression, même lorsqu’il semble faire le travail de la raison; il est le plus lui-même, le plus élevé dans son travail, le plus égal dans la puissance, dans la profondeur, la hauteur et la beauté de sa réalisation quand il est le moins touché par la pure intellectualité le moins soumis au mélange du contrôle intellectuel et qu’il retombe le moins souvent des hauteurs de sa vision et de son inspiration pour s’appuyer sur les procédés toujours mécaniques de la construction intellectuelle. La création artistique qui accepte les canons de la raison et qui œuvre dans les limites fixées par elle, peut-être grande, belle et puissante, car le génie peut conserver sa puissance même quand il œuvre enchaîné et qu’il refuse de déployer toutes ses ressources, mais s’il fait appel aux moyens de l’intellect, il construit, il ne crée pas vraiment. Il peut construire agréablement et avec une grande et impeccable dextérité, mais son succès reste formel et n’appartient pas à l’esprit: c’est un succès de la technique et non l’incarnation de l’impérissable vérité de la beauté saisie en sa réalité intérieure, en sa félicité divine et son appel à la suprême source d’extase, l’Ânanda*.

*"L'Ananda ou la joie d'être est la source de toute existence, c'est vers elle que tend l'existence et c'est elle que l'existence cherche ouvertement ou secrètement à travers toutes ses activités. " Sri Aurobindo.

Sri Aurobindo 

Le cycle humain, Buchet-Chastel. extrait, chp XIV "La Beauté Suprarationnelle"

LA PERSISTANCE DE l'EGO

Quand l'être mental n'est pas suffisamment pur, la déli­vrance semble tout d'abord partielle et temporaire ; il semble que le Jîva retombe encore dans la vie égoïste et que la cons­cience supérieure se retire de lui. Il arrive, en fait, qu'un nuage ou un voile s'interpose entre la nature inférieure et la cons­cience supérieure, et, pendant un certain temps, la Prakriti reprend ses vieilles habitudes et travaille sous la pression de cette haute expérience, mais sans toujours en avoir la connais­sance ni le souvenir immédiat. C'est le spectre du vieil ego qui agit en elle, profitant des vestiges de confusion et d'impureté dans l'organisme pour soutenir la répétition mécanique des vieilles habitudes. Le nuage vient, puis disparaît ; le rythme d'ascension et de descente se répète jusqu'à ce que l'impureté soit éliminée. Ces périodes d'alternance sont souvent longues dans le yoga intégral, car ce yoga exige une perfection com­plète de notre organisme ; celui-ci doit être capable à tout moment et en toutes circonstances, dans l'action comme dans l'inaction, d'abord de recevoir, puis de vivre dans la conscience de la Vérité suprême. Il ne suffit pas non plus que le sâdhak arrive à la réalisation absolue dans la transe du samâdhi ni dans une quiétude sans mouvement ; il faut qu'en transe comme en éveil, dans la réflexion passive comme dans l'énergie de l'action, il soit capable de rester dans le samâdhi constant d'une conscience solidement établie en le Brahman*. Mais si notre être conscient est devenu suffisamment pur et clair, nous possédons une position ferme dans la conscience supérieure. Le Jîva impersonnalisé, uni à l'universel ou possédé par le Transcendant, vit dans une haute station** et, tranquille, regarde en bas les vestiges des vieilles opérations de la Nature qui peuvent venir revisiter l'organisme. Il ne peut pas être affecté par les opérations des trois modes de la Prakriti dans son être inférieur, ni même ébranlé dans sa position par les attaques de la douleur et de la souffrance. Finalement, tout voile dis­paru, la paix d'en haut domine les perturbations et la mobilité d'en bas. Un silence permanent s'établit où l'âme peut prendre souverainement possession d'elle-même au-dessus, au-dessous et totalement.
Pareille possession n'est certes pas le but du yoga tradition­nel de la connaissance, dont l'objet est plutôt d'échapper à l'au-dessus et à l'au-dessous, et à tout, pour se fondre en l'indéfinissable Absolu. Mais quel que soit le but poursuivi, la voie de la connaissance doit conduire à un premier résultat : la quiétude absolue ; car, à moins que la vieille action de la Nature en nous ne soit complètement tranquillisée, il est difficile, sinon impossible, de fonder une véritable position d'âme ni une activité divine. Notre nature agit dans la confusion, elle est contrainte fiévreusement à l'action — le Divin agit librement dans un calme insondable. Dans cet abîme de tranquillité, nous devons plonger, devenir cet abîme si nous voulons annu­ler l'emprise de la nature inférieure sur l'âme. C'est pourquoi le Jîva universalisé monte d'abord dans le Silence; il devient vaste, tranquille, non agissant. Toute action, celle du corps et des organes ou n'importe, le Jîva la voit mais n'y prend point part, ne l'autorise pas et ne s'y associe d'aucune manière. Il y a action, mais pas d'acteur personnel, pas de servitude, pas de responsabilité. Si quelque action personnelle est nécessaire, le Jîva doit alors garder ou recouvrer ce que nous avons appelé la forme de l'ego, une sorte d'image mentale d'un "Je" qui joue le rôle de connaisseur, d'adorateur, de serviteur ou d'instru­ment, mais une image seulement, non une réalité. L'action peut persister même sans ce "Je", par la seule force acquise de la Prakriti, sans aucun acteur personnel, sans même le moindre sentiment d'un acteur ; car le Moi en lequel le Jîva a fondu son être est le "sans action", l'immobile insondable. La voie des oeuvres mène à la réalisation du Seigneur, mais la voie de la connaissance ne parle même pas du Seigneur; il existe seule­ment le Moi silencieux, et Prakriti qui accomplit ses oeuvres, et elle ne les accomplit même pas avec des entités vraiment vi­vantes, comme il y paraît tout d'abord, mais avec des noms et des formes qui ont une existence en le Moi, mais aucune réalité pour le Moi. L'âme peut même aller au-delà de cette réalisation ; elle peut s'élever de l'autre côté de toute idée de Moi, jusqu'au Brahman perçu comme Vide de tout ce qui est ici, Vide de paix sans nom et d'extinction de tout ; elle peut aller par-delà même toute idée de Sat, et même par-delà toute idée d'Existant comme base impersonnelle de la personnalité individuelle et universelle; ou elle peut s'unir à lui comme à un ineffable "Cela" dont rien ne peut être dit; car l'univers et tout ce qui est n'existe même pas en Cela, et apparaît au mental comme un rêve plus immatériel que tout rêve jamais vu ou imaginé, au point que même le mot de rêve semble trop positif pour exprimer cette totale irréalité. Ces expériences sont le fondement de l'Illusionnisme altier qui s'empare si solidement du mental humain quand il franchit ses plus hautes limites.
Ces notions de rêve et d'illusion sont simplement le résultat, dans ce qui nous reste encore de mentalité, de la nouvelle position du Jîva et de son refus de céder à ses anciennes associations et conceptions mentales de la vie et de l'existence. En réalité, la Prakriti n'agit pas pour elle-même ni de sa propre initiative ; c'est le Moi qui est le seigneur, car de ce Silence jaillit toute action, et ce Vide apparent met comme en mouve­ment toute la richesse infinie des expériences. À cette réalisa­tion, le sâdhak du yoga intégral doit aussi parvenir en suivant le procédé que nous allons décrire plus loin. Mais quand le Jîva reprendra prise sur l'univers et qu'il verra que ce n'est plus lui-même qui est dans le monde, mais le cosmos qui est en lui, quelle sera alors sa position ou qu'est-ce qui, dans sa nou­velle conscience, prendra la place du sens de l'ego ? — Il n'y aura plus de sens de l'ego, même s'il se produit une sorte d'individualisation de la conscience universelle pour les besoins du jeu de la conscience universelle dans un mental et dans un cadre individuels ; et pour la bonne raison que tout sera l'Un, inoubliablement, et que chaque Personne ou chaque Pourousha sera, pour le sâdhak, l'Un sous l'une de ses innombrables formes, ou plutôt sous l'un de ses innombrables aspects et dans l'une de ses innombrables positions — Brahman agissant sur Brahman, un seul et unique Nara-Nârâyana partout***. Dans ce jeu plus vaste du Divin, la joie des relations d'amour divin est possible aussi sans retomber dans le sens de l'ego, un peu comme en l'état suprême de l'amour humain dont on a pu dire qu'il était l'unité d'une seule âme en deux corps. Le sens de l'ego n'est pas indispensable au jeu du monde — il est tellement actif et pourtant falsifie tellement la vérité des choses ! La vérité est toujours l'Un, à l'œuvre avec lui-même, jouant avec lui-même, infini dans l'unité, infini dans la multiplicité. Quand la conscience individualisée s'élève à la vérité du jeu cosmique et vit là, alors, même en pleine action, même en possession de l'être inférieur, le Jîva reste toujours un avec le Seigneur, et il n'existe plus de servitude ni d'illusion. Il est en possession du Moi et délivré de l'ego.

* Bhagavad-Guîtâ
** oudâsîna: littéralement, "assis au-dessus", mot qui désigne "l'indifférence" spirituelle, c'est-à-dire la liberté sans attache d'une âme touchée par la connaissance suprême. (Note de Sri Aurobindo)
*** Le Divin, Nârâyana, devient un avec l'humanité, de même que l'homme, Nara, devient un avec le Divin. (Note de Sri Aurobindo)
Srî Aurobindo, La Synthèse des Yogas II-Le yoga de la connaissance intégrale-, 
Chp. CHAPITRE IX, La délivrance de l'ego, p90 à p94
Traduit de l'Anglais par la Mère.
En lien:
LA DÉLIVRANCE DE L'EGO
LE SENS DE L'EGO
TRANSCENDER L'EGO
LA PERSISTANCE DE L'EGO




LE SENS DE L'EGO



Pour le disciple du yoga intégral, il n'y a aucune hésitation ; chercheur de la connaissance, c'est la connaissance intégrale qu'il doit chercher et non quelque demi-mesure séduisante ni quelque pinacle haut perché et exclusif. Il doit s'envoler jusqu'à l'extrême sommet, certes, mais aussi faire le tour et s'étendre en largeur afin de tout embrasser, sans se lier à aucune construction métaphysique rigide, et rester libre d'admettre et de contenir toutes les expériences de l'âme, les plus hautes, les plus grandes, les plus pleines, les plus variées. Si la hauteur suprême de l'expérience spirituelle, le pur sommet de toute réalisation est l'union absolue de l'âme avec le Transcendant par-delà l'individu et l'univers, l'étendue la plus vaste de cette union est la découverte de ce même Transcendant en tant que source et soutien, esprit et substance, qui contient, informe et constitue ces deux pouvoirs de manifestation de l'Essence divine et de la Nature divine, individuel et universel. Quelle que soit la voie, tel doit être le but du chercheur intégral. Le yoga de l'action n'est pas parfait, non plus, n'est pas absolu, n'est pas victorieusement complet tant que le chercheur n'a pas senti et vécu son unité essentielle et intégrale avec le Su­prême. Un, il doit l'être avec la volonté divine au sommet de son être et de sa conscience, mais aussi dans les profondeurs et dans toute l'étendue de son être, dans le travail, dans sa volonté, dans son pouvoir d'action, dans son mental, dans son corps, dans sa vie. Sinon, il est seulement délivré de l'illu­sion des oeuvres individuelles, mais non délivré de l'illusion de l'instrument séparé et de l'être séparé. Il travaille comme un serviteur et un instrument du Divin, mais le .couronnement de son labeur et sa base, son mobile parfait, sont l'unité avec ce qu'il sert et exprime. Le yoga de la dévotion, de même, n'est complet que quand l'amant et le Bien-Aimé sont un, toute différence abolie en l'extase de l'unité divine; et pourtant, le mystère de cette unification est que l'unique existence du Bien-Aimé n'annihile pas ni n'absorbe l'existence de l'amant. L'unité tout en haut est le but exprès de la voie de la connaissance; l'appel de l'unité absolue est son impulsion; l'expérience de l'unité, son aimant; mais c'est cette même haute unité qui, chez le chercheur-intégral, prend pour terrain de manifestation l'étendue cosmique la plus large. Obéissant à la nécessité pra­tique de nous extirper successivement de l'égoïsme de notre triple nature et du sens fondamental de l'ego, nous parvenons à la réalisation de l'esprit, du moi, du seigneur de cette mani­festation humaine individuelle, mais notre connaissance n'est pas intégrale si ce moi dans l'individu ne s'unit pas à l'esprit cosmique et s'ils ne trouvent pas, l'un et l'autre, leur réalité plus grande au-dessus, en une Transcendance inexprimable, mais non point inconnaissable. Le Jiva en possession de lui-même doit s'abandonner en l'être du Divin. Le moi de l'homme doit ne faire qu'un avec le Moi de tout; le moi de l'individu fini doit se répandre dans le fini sans borne, et cet esprit cosmique doit être dépassé en l'Infini transcendant.
Il est impossible d'arriver là si l'on n'abolit pas à sa base et à sa source même, sans compromis, le sens de l'ego. Sur la voie de la connaissance, cette abolition est cherchée négativement en niant la réalité de l'ego, ou positivement en fixant constam­ment sa pensée sur l'idée de l'Un et Infini en lui-même, ou de l'Un et Infini en toutes choses. Si l'on persiste, le point de vue mental de soi-même et du monde entier finit par changer et l'on parvient à une sorte de réalisation mentale; mais, ensuite, par degrés (ou rapidement parfois et impérieusement, presque dès le début) la réalisation mentale s'approfondit et se change en une expérience spirituelle, c'est-à-dire en une réalisation dans la substance même de notre être. Des états de plus en plus fréquents se manifestent dans notre être, exprimant quel­que chose d'indéfinissable et d'illimité, une paix, un silence, une joie, une béatitude qui dépassent toute expression, le sentiment d'un Pouvoir impersonnel absolu, d'une Existence pure, d'une Conscience pure, d'une Présence qui emplit tout. L'ego lui-même persiste, ou ses mouvements habituels, mais la paix de l'Un devient de plus en plus coutumière ; les autres mouvements sont brisés, écrasés, rejetés de plus en plus, leur, intensité s'affaiblit, leur action devient molle et mécanique. Finalement, un abandon constant de toute la conscience en l'être du Suprême s'accomplit. Au commencement, quand la confusion agitée et l'impureté obscurcissante de notre nature extérieure sont actives, quand le sens de l'ego, mental, vital et physique est encore puissant, il se peut que l'on trouve ex­trêmement difficile cette nouvelle manière de voir mentale et ces expériences ; mais une fois que le triple égoïsme est découragé ou moribond et que les instruments de l'Esprit sont rectifiés, purifiés, la pureté, l'infinitude et l'immobilité de l'Un se réfléchissent dans la conscience entièrement pure, silen­cieuse, clarifiée, élargie, comme le ciel dans un lac limpide. La rencontre ou l'absorption de la Conscience réfléchie par ce qui la réfléchit devient de plus en plus pressante et possible ; jeter un pont ou abolir ce gouffre atmosphérique entre la vastitude impersonnelle, immuable, éthérée, et ce qui fut un tourbillon changeant, un maigre courant d'existence personnelle, n'est plus une improbabilité ardue et peut même devenir une expé­rience fréquente, sinon un état tout à fait permanent. Car, même avant que la purification soit complète, si les liens du coeur et du mental égoïstes sont déjà suffisamment usés et desserrés, le Jîva peut, par une rupture soudaine des cordes principales, s'échapper, grimper dans l'espace comme un oiseau délivré, ou s'élargir comme un torrent libéré en l'Un et Infini. Nous sommes pris tout d'abord d'un sentiment soudain de conscience cosmique, comme si l'on avait fondu dans l'universel; puis, de cette universalité, il est plus facile d'aspirer au Transcendant. Les murs qui emprisonnaient notre être cons­cient sont repoussés, arrachés, renversés; on perd tout senti­ment d'individualité et de personnalité, toute impression de situation dans l'espace et dans le temps ou dans l'action et dans les lois de la Nature; il n'y a plus d'ego, plus de personne définie et définissable, seulement la conscience, seulement l'existence, seulement la paix et la béatitude — on devient l'immortalité, devient l'éternité, devient l'infinitude. De l'âme personnelle, il ne reste plus qu'un hymne de paix et de liberté, une béatitude qui vibre quelque part dans l'Éternel.

Srî Aurobindo, La Synthèse des Yogas II-Le yoga de la connaissance intégrale-, 
Chp. CHAPITRE IX, La délivrance de l'ego, p87 à p90 
Traduit de l'Anglais par la Mère.
En lien:
LA DÉLIVRANCE DE L'EGO
LE SENS DE L'EGO
TRANSCENDER L'EGO
LA PERSISTANCE DE L'EGO

TRANSCENDER L'EGO



Le plus grand service que nous puissions rendre à l'humanité, le fondement le plus sûr de son vrai progrès, de son bonheur et de sa perfection, est donc de pré­parer ou de trouver le chemin par lequel l'homme individuel ou collectif pourra transcender l'ego et vivre en son vrai moi, délivré de l'ignorance, de l'incapacité, de la désharmonie et de la douleur. C'est en cherchant l'éternel, non en restant pri­sonnier de la lente évolution collective de la Nature, que nous parviendrons même le mieux au but collectif et altruiste que la pensée et l'idéalisme modernes proposent à notre évolution. Mais c'est un but secondaire. Trouver, connaître et posséder l'existence divine, la conscience et la nature divines, et vivre là pour le Divin, tel est notre vrai but et la seule perfection à laquelle nous devons aspirer.
C'est donc sur la voie des philosophies et des religions spi­rituelles, et non sur celle des doctrines matérialistes terre à terre, que le chercheur de la haute connaissance doit marcher, encore qu'il puisse avoir en vue un but plus riche et un dessein spirituel plus complet. Mais jusqu'où doit-il aller dans l'éli­mination de l'ego ? Selon l'ancienne voie de la connaissance, nous devons éliminer le sens de l'ego qui s'attache au corps, à la vie et au mental et qui nous fait dire de l'un ou de l'autre, ou de tous : "Ceci est moi." Non seulement nous nous dé­barrassons du "moi" du travailleur, comme dans la voie des œuvres, et nous voyons que le Seigneur est la seule vraie source de toute oeuvre et de tout consentement aux œuvres, 'et que Son pouvoir exécutif, la Nature, ou Sa suprême Shakti est le seul agent, l'unique travailleur, mais nous nous débarrassons aussi de ce sens de l'ego qui nous fait prendre les instruments ou les expressions de notre être pour notre vrai moi, notre esprit. Mais quand nous aurons fait tout cela, il restera encore quelque chose ; il restera le substratum de tout cela, le sens d'ensemble d'un "je" séparé. Ce substratum d'ego est quelque chose de vague, d'indéfinissable, d'insaisissable; il ne s'attache pas et n'a point besoin de s'attacher à quoi que ce soit de particulier pour dire "moi" ; il ne s'identifie pas à quelque chose de collectif ; c'est une sorte de forme ou de pouvoir fondamental du mental qui contraint l'être mental à sentir qu'il est un être indéfinissable peut-être, mais tout de même limité; un être qui n'est pas le mental, pas la vie ni le corps, mais sous l'égide duquel leurs activités se déroulent dans la Nature. Les autres formes d'ego (mentales, vitales et corpo­relles) étaient une idée mitigée d'ego et un sens mitigé de l'ego qui avaient pour support le jeu de la Prakriti ; mais celui-ci est le pouvoir pur et fondamental de l'ego; il a pour support la conscience du Pourousha mental. Et parce qu'il semble être au-dessus ou en arrière du jeu, et non dedans, parce qu'il ne dit pas : "Je suis le mental, la vie ou le corps", mais : "Je suis un être dont dépend l'action du mental, de la vie et du corps", nombreux sont ceux qui se croient libérés et qui prennent cet Ego insaisissable pour l'Un, le Divin, le vrai Pourousha, ou au minimum pour la vraie Personne en eux — ils confondent l'indéfinissable et l'Infini. Mais tant que demeure ce sens fon­damental de l'ego, la délivrance n'est pas absolue. La vie égoïste peut fort bien continuer avec ce support, même si sa force et son intensité sont réduites. S'il se produit une erreur d'identification, la vie de l'ego peut même, au contraire, sous ce prétexte, en avoir une intensité et une force d'autant plus exagérées. Et même si pareille erreur ne se produit pas, la vie de l'ego peut être plus large, plus pure, plus souple et la délivrance bien plus facile à atteindre et plus proche, mais ce n'est pas encore la délivrance définitive. Il est indispensable d'aller plus loin, de se débarrasser aussi de ce sens de l'ego, indéfinissable mais fondamental, et de revenir au Pourousha sur qui il s'appuie et de qui il est l'ombre ; l'ombre doit disparaître et, en disparaissant, révéler la substance limpide de l'Esprit.
Cette substance est le Moi de l'homme, que la pensée euro­péenne appelle Monade et la philosophie indienne, Jîva ou Jîvâtman, l'entité vivante, le moi de la créature vivante. Ce Jîva n'est pas le sens mental de l'ego tel qu'il a été bâti par les opérations de la Nature pour ses desseins temporaires. Il n'est pas lié, comme le sont l'être mental, vital et physique, par les habitudes, les lois et les processus de la Nature. Le Jîva est un esprit ou un moi supérieur à la Nature. Il est vrai qu'il donne son consentement aux activités de la Nature, qu'il réfléchit ses humeurs et soutient le triple intermédiaire de la pensée, de la vie et du corps par lesquels la Nature projette ses activités sur la conscience de l'âme ; mais, essentiellement, il est une ré­flexion vivante ou une forme d'âme ou une création directe­ment issue de l'Esprit universel et transcendant. L'Esprit, l'Un qui a reflété quelques-uns de ses modes d'être dans le monde et dans l'âme, est innombrable en tant que Jîva. Cet Esprit est le Moi même de notre moi, il est l'Un, le Très-Haut, le Suprême que nous devons réaliser, l'Existence infinie en laquelle nous de­vons entrer. Jusque-là, tous les instructeurs spirituels marchent de compagnie, tous sont d'accord pour dire que c'est là le suprême objet de la connaissance, des œuvres et de la dévo­tion, tous reconnaissent que pour atteindre ce but, le Jîva doit se libérer du sens de l'ego, qui fait partie de la Nature infé­rieure ou Mâyâ. Mais ici, ils se faussent compagnie et chacun va son chemin. Le moniste se met fixement en quête d'une connaissance exclusive et nous propose pour unique idéal le retour total, la perte, l'immersion ou l'extinction du Jîva en le Suprême. Le dualiste ou le moniste partiel se tourne vers le chemin de la dévotion et nous invite également à nous dépouil­ler de l'ego inférieur et de la vie matérielle, mais aussi à voir que la plus haute destinée de l'esprit dans l'homme n'est pas l'annihilation de soi du bouddhiste, ni l'immersion de soi de l'adwaïtî, ni l'Un qui engloutit la multiplicité, mais une exis­tence éternelle absorbée dans la pensée, l'amour et la jouissance du Suprême, de l'Un, du Tout-Aimant.

Srî Aurobindo, La Synthèse des Yogas II-Le yoga de la connaissance intégrale-, 
Chp. CHAPITRE IX, La délivrance de l'ego, p85 à p87 
Traduit de l'Anglais par la Mère.
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