Pour le disciple du yoga intégral, il
n'y a aucune hésitation ; chercheur de la connaissance, c'est la connaissance
intégrale qu'il doit chercher et non quelque demi-mesure séduisante ni quelque
pinacle haut perché et exclusif. Il doit s'envoler jusqu'à l'extrême sommet,
certes, mais aussi faire le tour et s'étendre en largeur afin de tout
embrasser, sans se lier à aucune construction métaphysique rigide, et rester
libre d'admettre et de contenir toutes les expériences de l'âme, les plus
hautes, les plus grandes, les plus pleines, les plus variées. Si la hauteur suprême de l'expérience spirituelle,
le pur sommet de toute réalisation est l'union absolue de l'âme avec le
Transcendant par-delà l'individu et l'univers, l'étendue la plus vaste de cette
union est la découverte de ce même Transcendant en tant que source et soutien,
esprit et substance, qui contient, informe et constitue ces deux pouvoirs de
manifestation de l'Essence divine et de la Nature divine, individuel et universel. Quelle
que soit la voie, tel doit être le but du chercheur intégral. Le yoga de
l'action n'est pas parfait, non plus, n'est pas absolu, n'est pas
victorieusement complet tant que le chercheur n'a pas senti et vécu son unité
essentielle et intégrale avec le Suprême. Un, il doit l'être avec la volonté
divine au sommet de son être et de sa conscience, mais aussi dans les
profondeurs et dans toute l'étendue de son être, dans le travail, dans sa volonté,
dans son pouvoir d'action, dans son mental, dans son corps, dans sa vie. Sinon,
il est seulement délivré de l'illusion des oeuvres individuelles, mais non
délivré de l'illusion de l'instrument séparé et de l'être séparé. Il travaille
comme un serviteur et un instrument du Divin, mais le .couronnement de son
labeur et sa base, son mobile parfait, sont l'unité avec ce qu'il sert et
exprime. Le yoga de la dévotion, de même, n'est complet que quand l'amant et le
Bien-Aimé sont un, toute différence abolie en l'extase de l'unité divine; et
pourtant, le mystère de cette unification est que l'unique existence du Bien-Aimé n'annihile pas ni n'absorbe l'existence de l'amant. L'unité tout en haut
est le but exprès de la voie de la connaissance; l'appel de l'unité absolue est
son impulsion; l'expérience de l'unité, son aimant; mais c'est cette même
haute unité qui, chez le chercheur-intégral, prend pour terrain de
manifestation l'étendue cosmique la plus large. Obéissant à la nécessité pratique
de nous extirper successivement de l'égoïsme de notre triple nature et du sens
fondamental de l'ego, nous parvenons à la réalisation de l'esprit, du moi, du
seigneur de cette manifestation humaine individuelle, mais notre connaissance
n'est pas intégrale si ce moi dans l'individu ne s'unit pas à l'esprit cosmique
et s'ils ne trouvent pas, l'un et l'autre, leur réalité plus grande au-dessus,
en une Transcendance inexprimable, mais non point inconnaissable. Le Jiva en
possession de lui-même doit s'abandonner en l'être du Divin. Le moi de l'homme doit
ne faire qu'un avec le Moi de tout; le moi de l'individu fini doit se répandre
dans le fini sans borne, et cet esprit cosmique doit être dépassé en l'Infini
transcendant.
Il est impossible d'arriver là si l'on
n'abolit pas à sa base et à sa source même, sans compromis, le sens de l'ego.
Sur la voie de la connaissance, cette abolition est cherchée négativement en
niant la réalité de l'ego, ou positivement en fixant constamment sa pensée sur
l'idée de l'Un et Infini en lui-même, ou de l'Un et Infini en toutes choses. Si
l'on persiste, le point de vue mental de soi-même et du monde entier finit par
changer et l'on parvient à une sorte de réalisation mentale; mais, ensuite, par
degrés (ou rapidement parfois et impérieusement, presque dès le début) la
réalisation mentale s'approfondit et se change en une expérience spirituelle,
c'est-à-dire en une réalisation dans la substance même de notre être. Des états
de plus en plus fréquents se manifestent dans notre être, exprimant quelque
chose d'indéfinissable et d'illimité, une paix, un silence, une joie, une
béatitude qui dépassent toute expression, le sentiment d'un Pouvoir impersonnel
absolu, d'une Existence pure, d'une Conscience pure, d'une Présence qui emplit
tout. L'ego lui-même persiste, ou ses mouvements habituels, mais la paix de
l'Un devient de plus en plus coutumière ; les autres mouvements sont brisés,
écrasés, rejetés de plus en plus, leur, intensité s'affaiblit, leur action
devient molle et mécanique. Finalement, un abandon constant de toute la
conscience en l'être du Suprême s'accomplit. Au commencement, quand la
confusion agitée et l'impureté obscurcissante de notre nature extérieure sont
actives, quand le sens de l'ego, mental, vital et physique est encore puissant,
il se peut que l'on trouve extrêmement difficile cette nouvelle manière de
voir mentale et ces expériences ; mais une fois que le triple égoïsme est découragé
ou moribond et que les instruments de l'Esprit sont rectifiés, purifiés, la
pureté, l'infinitude et l'immobilité de l'Un se réfléchissent dans la
conscience entièrement pure, silencieuse, clarifiée, élargie, comme le ciel
dans un lac limpide. La rencontre ou l'absorption de la Conscience réfléchie
par ce qui la réfléchit devient de plus en plus pressante et possible ; jeter un
pont ou abolir ce gouffre atmosphérique entre la vastitude impersonnelle,
immuable, éthérée, et ce qui fut un tourbillon changeant, un maigre courant
d'existence personnelle, n'est plus une improbabilité ardue et peut même
devenir une expérience fréquente, sinon un état tout à fait permanent. Car, même
avant que la purification soit complète, si les liens du coeur et du mental
égoïstes sont déjà suffisamment usés et desserrés, le Jîva peut, par une
rupture soudaine des cordes principales, s'échapper, grimper dans l'espace
comme un oiseau délivré, ou s'élargir comme un torrent libéré en l'Un et
Infini. Nous sommes pris tout d'abord d'un sentiment soudain de conscience cosmique,
comme si l'on avait fondu dans l'universel; puis, de cette universalité, il est
plus facile d'aspirer au Transcendant. Les murs qui emprisonnaient notre être
conscient sont repoussés, arrachés, renversés; on perd tout sentiment
d'individualité et de personnalité, toute impression de situation dans l'espace
et dans le temps ou dans l'action et dans les lois de la Nature; il n'y a plus
d'ego, plus de personne définie et définissable, seulement la conscience,
seulement l'existence, seulement la paix et la béatitude — on devient
l'immortalité, devient l'éternité, devient l'infinitude. De l'âme personnelle,
il ne reste plus qu'un hymne de paix et de liberté, une béatitude qui vibre
quelque part dans l'Éternel.
Srî Aurobindo, La Synthèse des Yogas II-Le yoga de la connaissance intégrale-,
Chp. CHAPITRE IX, La délivrance de l'ego, p87 à p90
Traduit de l'Anglais par la Mère.
En lien:
LA PERSISTANCE DE L'EGO