De par la nature même des principales écoles de yoga, chacune
couvrant par ses opérations une partie de la totalité
humaine complexe et s'efforçant d'en tirer les possibilités les plus hautes, il semblerait qu'une
synthèse de toutes ces écoles, conçue
et appliquée d'une façon large, pourrait aboutir à un yoga intégral. Mais leurs tendances sont si disparates,
leurs formes si hautement spécialisées et si compliquées, elles sont depuis si longtemps retranchées
dans une mutuelle opposition d'idées
et de méthodes, qu'il n'est pas aisé de trouver comment on peut parvenir
à leur union véritable.
Une combinaison en bloc, sans distinction,
ne serait pas une synthèse, mais une confusion. Et les pratiquer chacune à tour
de rôle ne serait guère facile dans la courte
durée de notre vie humaine avec nos énergies limitées, sans parler du
gaspillage de labeur qu'implique un procédé si encombrant. Certes, il arrive
parfois que le Hatha-yoga et le Râdja-yoga soient pratiqués successivement. La
vie de Râmakrishna Paramahansa nous offre ainsi l'exemple unique et récent
d'une capacité spirituelle colossale qui
d'abord se précipite tout droit sur la réalisation divine et prend de force, pour ainsi dire, le royaume du
ciel, puis s'empare des méthodes
yoguiques l'une après l'autre et en extrait la substance avec une
incroyable rapidité, mais toujours pour
retourner au coeur de la chose, à la réalisation et à la possession de Dieu par le pouvoir de l'amour, par
l'extension d'une spiritualité innée à des expériences variées et par le
jeu spontané d'une connaissance intuitive.
Pareil exemple ne peut se généraliser. Son objet aussi était spécial et
temporaire ; il démontrait, par la grande et
décisive expérience d'une âme maîtresse, une vérité maintenant très
nécessaire à l'humanité et vers laquelle ce monde longtemps divisé en sectes et
en écoles discordantes s'achemine avec peine, à savoir que toutes les sectes sont des formes et des fragments d'une
unique vérité intégrale, et que toutes les disciplines tendent par des
voies différentes à la même expérience suprême. Connaître, être et posséder le Divin, est la seule chose nécessaire,
et ceci inclut tout le reste ou y conduit ; vers ce seul bien unique
nous devons faire route, et ceci atteint,
tout le reste, tout ce que la Volonté divine choisit pour nous, toutes
les formes et toutes les manifestations nécessaires, viendront par surcroît.
Ainsi, la synthèse que nous nous proposons,
ne peut s'opérer par des pratiques successives ni par une combinaison massive.
Pour y parvenir, il faut donc négliger les formes extérieures des disciplines yoguiques et se saisir plutôt de
quelque principe central commun à toutes, qui inclura leurs principes particuliers et les utilisera à leur juste place et dans
une juste proportion, puis dégager quelque force dynamique centrale qui
sera le secret commun de leurs méthodes
divergentes et, par conséquent,
capable de faire une sélection naturelle parmi leurs énergies variées et de combiner leurs diverses
utilités. Tel était le but que nous nous proposions au début quand nous
avons entrepris notre étude comparative des
méthodes de la Nature et des méthodes de yoga ; nous y revenons
maintenant avec la possibilité de hasarder une solution précise.
Observons tout
d'abord qu'il existe encore en Inde un système yoguique
remarquable, synthétique par nature, qui part d'un grand principe central de la
Nature et d'une grande force dynamique
naturelle ; mais c'est un yoga en soi, non une synthèse d'autres
écoles. Ce système est la voie du Tantra. Par suite de certains développements, le Tantra est tombé en discrédit auprès
de ceux qui ne sont pas tantriques, surtout depuis le développement de, son "sentier de la main gauche", le vâmamârga,
qui, non content de dépasser la dualité de la vertu et du péché et au lieu de remplacer ceux-ci par une
rectitude spontanée dans l'action, a
semblé faire de la licence une méthode et de l'immoralité sociale sans contrainte, un système. Néanmoins, à
son origine, le Tantra était un grand et puissant système fondé sur des idées
qui étaient au moins partiellement vraies. Même sa division en sentier de la
main droite et sentier de la main gauche — dakshina-mârga et vâma-mârga
— partait d'une certaine perception profonde. D'après le sens symbolique
ancien, les mots dakshina et vâma servaient à distinguer la voie de
la Connaissance et las voie de l'Ânanda
: la Nature dans l'homme se libérant
par un juste discernement dans le pouvoir et l'usage de ses propres
énergies, éléments et potentialités, et la Nature dans l'homme se libérant par une acceptation joyeuse du pouvoir et de l'usage de ses propres énergies, éléments et
potentialités. Mais sur les deux sentiers, un obscurcissement des principes s'est
finalement produit, une déformation des symboles et une
chute.
Cependant, si
ici aussi nous laissons de côté les méthodes telles
qu'elles sont pratiquées, pour nous mettre en quête du principe central, nous observons
tout d'abord que le Tantra se différencie expressément des méthodes védiques de
yoga. En un sens, toutes les écoles que nous avons examinées jusqu'à présent
sont védântiques en leur principe : leur force est dans la connaissance et leur méthode est la connaissance, bien
que ce ne soit pas toujours un discernement par l'intellect mais,
peut-être, une connaissance du cœur
s'exprimant par l'amour et la foi, ou une connaissance dans la volonté
s'exprimant par l'action. Dans toutes ces écoles, le Seigneur du yoga est le Pourousha,
l'Âme Consciente qui sait, observe, aimante, gouverne, alors que dans le Tantra, c'est au contraire la Prakriti, l'Âme
de la Nature, l'Énergie, la
Volonté-qui-a-le-Pouvoir ou l'exécutrice universelle. C'est en
apprenant et en appliquant les secrets intimes de cette Volonté-qui-a-le-Pouvoir et ses méthodes, son "tantra", que
le yogi tantrique poursuit les buts de sa discipline : maîtrise, perfection, libération, béatitude. Au lieu de se
retirer de la Nature manifestée et de
ses difficultés, il fait face, saisit et conquiert. Mais finalement,
comme il en est généralement des tendances
de la Prakriti, le yoga tantrique a largement perdu son principe sous les mécanismes et il est devenu
un répertoire de formules et de techniques occultes, encore puissantes
quand elles sont correctement utilisées,
mais déchues de leur clarté et de leur intention originelles.
La conception
centrale du Tantra nous présente un seul côté de la vérité
: le culte de l'Énergie, ou "Shakti", qui serait la seule force effective de toute
réalisation. À l'autre extrême, la conception védântique considère la Shakti
comme un pouvoir d'Illusion et se met en quête du Pourousha silencieux et
inactif comme moyen de se libérer des tromperies créées par l'Énergie active. Mais pour une conception intégrale, l'Âme
Consciente est le Seigneur, et l'Âme
de la Nature est son Énergie exécutrice.
La nature du Pourousha est Sat, l'existence en soi, consciente,
pure et infinie ; la nature de la Shakti ou Prakriti est Cbit, le pouvoir pur et infini de l'existence consciente
du Pourousha. La relation qui les unit se situe entre les deux pôles du repos
et de l'action. Quand l'Énergie est absorbée dans la béatitude de
l'existence en soi consciente, il y a repos ; quand le Pourousha se diffuse dans l'action de son Énergie, il y a
action, création, joie ou Ânanda du
devenir. Mais si l'Ânanda est le créateur et l'origine de tout devenir, sa méthode est tapas, la force de conscience
du Pourousha concentrée sur sa propre potentialité infinie d'existence et qui en tire les vérités "conceptives"
ou Idées Réelles, vijnâna; et parce que celles-ci procèdent d'une
Existence en soi omnisciente et omnipotente,
elles s'accomplissent avec sûreté et contiennent intimement la nature
et la loi de leur propre devenir dans les formes du mental, de la vie et de la
matière. La toute-puissance finale de Tapas et l'accomplissement infaillible de
l'Idée, sont les fondements mêmes de tout yoga. Dans l'homme, ces termes (Tapas
et Vijnâna) se traduisent par la Volonté et la Foi — une volonté qui finit
nécessairement par s'accomplir parce que sa substance est faite de Connaissance, et une foi qui est le reflet, dans la conscience
inférieure, d'une
Vérité ou Idée réelle mais encore irréalisée dans la manifestation. C'est cette certitude intime de l'Idée
que la Guîtâ désigne lorsqu'elle dit : yô yatchraddah sa eva sah, "Quelle
que soit la foi d'un homme ou l'Idée sûre en lui, cela il le devient."
Nous voyons donc d'un point de vue
psychologique — et le yoga n'est rien autre qu'une psychologie pratique — de quelle
conception de la Nature nous devons partir. C'est l'accomplissement du
Pourousha par son Énergie. Mais le mouvement de la Nature est double, supérieur
et inférieur, ou, si nous préférons l'appeler
ainsi, divin et non divin. En fait, cette distinction n'existe que pour des raisons pratiques car il n'est
rien qui ne soit divin, et, d'un point
de vue plus large, cette distinction est aussi dénuée de sens verbalement, que la distinction entre naturel
et surnaturel, car tout ce qui est, est naturel. Toute chose est dans la Nature
et toutes les choses sont en Dieu. Mais à des fins pratiques, la distinction est réelle. La Nature inférieure, celle que
nous connaissons et que nous sommes, et que nous devons rester tant que la foi en nous n'est pas changée, procède par limitation
et division ; elle est l'Ignorance par nature et culmine avec la vie de l'ego ;
mais la Nature supérieure, celle à laquelle nous aspirons, procède par
unification et dépassement des limitations ;
elle est la Connaissance par nature et culmine avec la vie divine. Le passage de la Nature inférieure à la
Nature supérieure est le but du yoga ; ce passage peut s'effectuer par
le rejet de l'inférieur et l'évasion dans le
supérieur — tel est le point de vue ordinaire — ou par la transformation
de la Nature inférieure et son élévation à la
Nature supérieure. Tel doit être le but d'un yoga intégral.
Mais dans un
cas comme dans l'autre, c'est toujours par l'entremise de
quelque élément de l'existence inférieure que nous nous
élevons à l'existence supérieure ; ainsi les écoles de yoga
choisissent chacune leur propre point de départ ou leur propre porte
d'évasion. Elles spécialisent certaines activités de la Prakriti inférieure et les
tournent vers le Divin. Mais l'action normale de la Nature en nous, est un
mouvement intégral dans lequel l'entière
complexité de nos éléments est affectée par tout ce qui nous entoure et
affecte tout ce qui l'entoure. La totalité de la vie est
le yoga de la Nature. Le yoga que nous cherchons doit donc
suivre, lui aussi, l'action intégrale de la Nature ; toute la différence entre le yogi et
l'homme naturel vient de ce que le yogi cherche à substituer à l'action
intégrale de la Nature inférieure qui travaille dans et par l'ego et par la
division, l'action intégrale de la Nature
supérieure qui travaille dans et par Dieu et par l'unité. En vérité, si notre seul but est de nous échapper du
monde pour aller à Dieu, une synthèse n'est pas nécessaire et c'est une perte de temps ; notre seul but pratique
doit être alors de découvrir un
chemin et un seul parmi les milliers qui conduisent à Dieu, le plus court possible parmi tous les raccourcis, et
non de nous attarder à explorer différents chemins qui aboutissent au même
but. Mais si notre but est de transformer intégralement notre être en les termes d'une existence divine, alors une
synthèse devient nécessaire.
La méthode à suivre consiste donc
à mettre tout notre être conscient en relation et en contact avec le Divin et à
appeler le Divin en nous afin qu'il
transforme notre être tout entier en le Sien et que Dieu lui-même, en un sens, la Personne réelle en nous,
devienne le sâdhak de la sâdhanâl, le Maître du yoga qui-utilise la
personnalité inférieure comme centre de la transfiguration divine et comme
instrument de sa propre perfection. Pratiquement, la pression du Tapas — la
force de conscience en nous établie dans l'Idée de la Nature divine et
concentrée sur ce que nous sommes dans notre
totalité — produit sa propre réalisation. Ce qui est divin et qui
connaît tout, qui réalise tout, descend dans ce qui est limité et obscur,
illumine et emplit progressivement d'énergie la nature inférieure tout entière,
puis substitue sa propre action aux différents modes de la lumière humaine
inférieure et aux activités mortelles.
Psychologiquement, cette méthode se
traduit par une soumission progressive de
l'ego et de tout son domaine, tous ses rouages, à l'Au-delà-de-l'ego et
à ses opérations immenses et incalculables mais toujours inéluctables.
Certainement, ce n'est pas un raccourci ni
une sâdhanâ facile. Il y faut une foi colossale, un courage absolu, et
par-dessus tout, une patience à toute épreuve. Car ce yoga comprend trois
étapes, et la troisième seulement peut être pleinement béatifique et rapide :
d'abord, l'effort de l'ego pour entrer en
contact avec le Divin ; puis une vaste
préparation — complète et par conséquent laborieuse —de toute la Nature inférieure par l'action divine
afin de recevoir et de devenir la
Nature supérieure ; enfin, la transformation. Mais en fait, la Vigueur divine, souvent inaperçue et de derrière le
voile, se substitue à notre faiblesse et nous soutient à travers toutes les défaillances de notre foi, tous les
manques de courage et de patience.
Elle "fait voir l'aveugle et franchir la montagne au boiteux". L'intellect prend peu à peu
conscience d'une Loi qui s'impose bénéfiquement et d'une Aide qui
secourt ; le coeur parle d'un Maître de toutes choses et d'un Ami de l'homme,
ou d'une Mère universelle qui soutient à
travers tous les trébuchements. Par suite, ce chemin est le plus difficile que
l'on puisse imaginer, et pourtant, si l'on songe à la magnitude de son
effort et de son but, le plus facile et le plus sûr de tous.
[1]Sâdhanâ: la pratique
par laquelle on atteint à la perfection, siddhi ; sâdhak : le
chercheur qui, par cette pratique, s'efforce d'obtenir la siddhi. (Note de Sri Aurobindo)
Sri Aurobindo, LA SYNTHÈSE
DES YOGAS I, LE YOGA DES OEUVRES, CHAPITRE V - Synthèse