Atteindre à la naissance divine –
une naissance nouvelle et divinisante de l'âme en une conscience supérieure –
et accomplir les œuvres divines à la fois en tant qu'elles sont (avant d'y
atteindre) le moyen qui y tend, et l'expression de cette naissance après y
avoir atteint, tel est donc tout le Karma-Yoga de la Guîtâ. La Guîtâ n'essaie
de définir les œuvres par aucun signe extérieur grâce auquel un regard
extérieur puisse les reconnaître, la critique mondaine les mesurer;
délibérément, elle renonce même aux distinctions éthiques ordinaires par lesquelles
les hommes cherchent à se guider à la lumière de la raison humaine. Les signes
par lesquels elle distingue les œuvres divines sont tous profondément intimes
et subjectifs; la marque qui les fait reconnaître est invisible, spirituelle, supra-éthique.
On ne peut les reconnaître qu'à la lumière
de l'âme, dont elles proviennent. En effet, dit la Guîtâ, "ce qu'est l'action
et ce qu'est l'inaction, quant à cela même les sages sont indécis et
leurrés", parce que, jugeant selon des normes pratiques, sociales,
éthiques, intellectuelles, leur discrimination repose sur des faits
occasionnels et ne va pas à la racine du problème. "Je te ferai connaître
cette action dont la connaissance te délivrera de tout mal. On doit posséder
l'entendement de l'action, l'entendement de l'action erronée et celui de
l'inaction; touffue et embrouillée est la voie des œuvres." L'action dans
le monde est semblable à une forêt profonde, gahana, par laquelle, en trébuchant, l'homme avance du mieux qu'il
peut, à la lumière des idées de son temps, des normes de sa personnalité, de
son milieu, ou plutôt de nombreuses époques, de personnalités nombreuses, de
maintes couches de pensée et d'éthique issues de maintes étapes sociales,
toutes inextricablement mélangées, temporelles et conventionnelles au milieu de
toute leur prétention à l'absolu et à la vérité immuable, empiriques et irrationnelles
malgré leur façon de singer la juste raison. Et finalement, le sage qui, parmi tout cela,
cherche la fondation souveraine d'une loi fixe et une vérité originale, se
trouve obligé de soulever la dernière et suprême question, savoir si toute
action et la vie même ne sont point un leurre et un piège et si la cessation de
l'action, akarma, n'est point
l'ultime recours de l'âme humaine en sa lassitude et sa déconvenue. Mais, dit
Krishna, même les sages, à ce sujet, sont indécis et leurrés. Car c'est par
l'action, c'est par les œuvres, et non par l'inaction, que viennent la
connaissance et la libération.
Quelle est alors la solution?
Quel est ce genre d'œuvres qui nous délivrera des maux de la vie, de ce doute,
de cette erreur, de ce chagrin, de ce résultat mélangé, impur et déconcertant
de, nos actes même les plus purs et les mieux intentionnés, de ces millions de
formes du péché et de la souffrance? Point n'est besoin, est-il répondu, de
faire des distinctions extérieures; de fuir aucun travail que requiert le monde;
de mettre une limite ou une clôture autour de nos activités humaines; il faut
au contraire que toute action soit accomplie, mais à partir d'une âme en yoga
avec le Divin, youktah kritsna-karma-krit.
Akarma, l'arrêt de l'action, n'est
pas le moyen; l'homme qui est parvenu à la pénétration que donne la raison la
plus haute, perçoit que cette inaction est en soi une action constante, un état
soumis aux opérations de la Nature et de ses qualités. Le mental qui prend
refuge en l'inactivité physique, est encore victime de l'illusion que c'est lui
et non la Nature qui accomplit les œuvres; il a pris l'inertie pour la
libération; il ne voit pas que, même dans ce qui semble être une inertie
absolue, plus grande que celle de la pierre ou de la motte de terre, la Nature
est à l'œuvre, maintient, inaffaiblie, son autorité. Au contraire, dans le
plein déferlement de l'action, l'âme est libre de ses œuvres, n'agit point ni
n'est liée par ce qui est fait, et celui qui vit dans la liberté de l'âme, non
dans l'esclavage des modes de la Nature, celui-là seul connaît
l'affranchissement des œuvres. C'est ce qu'entend clairement la Guîtâ quand
elle dit que celui qui, dans l'action, peut voir l'inaction et qui, dans la
cessation des œuvres, peut voir l'action se poursuivre, est l'homme entre les
hommes qui a raison et discernement vrais. Cette déclaration a pour pivot la distinction
du Sânkhya entre Pourousha et Prakriti, entre l'âme libre inactive,
éternellement calme, pure et intouchée au milieu des œuvres, et la Nature
toujours active qui œuvre autant dans l'inertie et la cessation que dans
l'évident tumulte où la jette la hâte visible de son labeur. Telle est la
connaissance que nous donne le plus haut effort de la raison discriminante, la bouddhi; et dès lors quiconque la
possède, est le vrai homme de raison et de discernement, sa bouddhimân manoushyéshou – non le penseur
dérouté qui juge la vie et les œuvres d'après les distinctions extérieures,
incertaines et impermanentes de la raison inférieure. L'action ne fait donc pas
peur à l'homme libéré, il est un vaste et universel exécutant de toutes les œuvres,
kritsna-karmakrit, non point comme
les accomplissent les autres, dans la sujétion à la Nature, mais établi dans le
calme silencieux de l'âme, en paisible yoga avec le Divin. Le Divin est le
seigneur des œuvres de cet homme, qui n'en est que le chenal grâce à
l'instrumentalité de sa nature, laquelle est consciente de son Seigneur et
soumise à Lui. Par l'intensité et la pureté ardentes de cette connaissance, toutes
ses œuvres sont brûlées comme en un feu. Et sans qu'elles y laissent aucune
tache ni aucune marque qui l'enlaidisse, son mental demeure calme, silencieux,
imperturbé, blanc, net et pur. Tout faire en cette connaissance libératrice,
sans l'égoïsme personnel de l'exécutant, est le premier signe de l'ouvrier
divin.
Le
second signe est qu'il est libre du désir; car là où n'existe point l'égoïsme
personnel de l'exécutant, le désir devient impossible; il est sevré de toute
nourriture, décline faute de soutien et meurt d'inanition. Extérieurement,
l'homme libéré semble entreprendre des œuvres de toute sorte comme les autres
hommes, à une plus vaste échelle peut-être, avec une volonté et une force
motrice plus puissantes, car le pouvoir de la volonté divine œuvre en sa nature
active; mais le concept inférieur et la volonté inférieure du désir sont
entièrement bannis de toutes ses initiatives et entreprises, sarvé samârambhâh kâmasankalpa-vardjitâh.
Il a abandonné tout attachement au fruit de ses œuvres, et là où l'on ne fait
pas les œuvres pour le fruit mais seulement en qualité d'instrument impersonnel
du Maître des œuvres, le désir ne peut trouver place – fût-ce le désir de
servir avec succès, car le fruit appartient au Seigneur, il est déterminé par
Lui, et non par la volonté et l'effort personnels, ni par le désir de servir de
façon honorable et à la satisfaction du Maître, le véritable exécutant étant le
Seigneur lui-même et toute gloire appartenant à une forme de sa Shakti,
déléguée dans la nature, et non pas à la personnalité humaine. Le mental humain
et l'âme humaine de l'homme libéré ne font rien, na kintchit karôti; même si, au moyen de sa nature, il s'engage
dans l'action, c'est la Nature, la Shakti exécutive, c'est la déesse consciente
gouvernée par l'Habitant divin qui accomplit l'œuvre.
Il ne s'ensuit pas que l'œuvre n'est pas
accomplie parfaitement, avec succès, avec une juste adaptation des moyens aux
fins visées : au contraire, un parfait fonctionnement est plus facile à
l'action accomplie tranquillement en yoga qu'à l'action accomplie dans
l'aveuglement des espoirs et des craintes, estropiée par les jugements de la
raison trébuchante, courant çà et là parmi les avides trépidations de la
volonté humaine irréfléchie; le Yoga, dit ailleurs la Guîtâ, est la vraie
habileté dans les œuvres, yôgah karmasou
kaoushalam. Mais tout cela est accompli impersonnellement par l'effet d'une
grande lumière et d'un grand pouvoir universels opérant par l'entremise de la
nature individuelle. Le karma-yogi sait que le pouvoir qui lui est donné sera
adapté au fruit décrété, la pensée divine derrière l'œuvre rendue égale à
l'œuvre qu'il doit accomplir, la volonté en lui – qui ne sera ni souhait, ni
désir, mais poussée impersonnelle du pouvoir conscient dirigé vers un but qui
n'est pas le sien – subtilement réglée en son énergie et son orientation par la
sagesse divine. Le résultat peut être le succès, au sens où l'entend le mental,
ou il peut avoir l'air d'une défaite et d'un échec pour ce même mental; aux
yeux du karma-yogi, cependant, c'est toujours le succès escompté non par lui,
mais par le tout sage manipulateur de l'action et du résultat, car il ne
recherche point la victoire, seulement l'accomplissement de la volonté et de la
sagesse divines qui parviennent à leurs fins grâce à l'échec apparent autant et
souvent avec plus de force que par l'apparent triomphe. Ardjouna, qui a reçu
l'ordre de combattre, est assuré de la victoire; et une défaite certaine
l'attendrait-elle, il doit néanmoins combattre, car c'est l'œuvre qui lui est maintenant
assignée, qui représente sa part immédiate dans la grande somme des énergies
par quoi s'accomplit sûrement la volonté divine.
L'homme libéré n'a pas d'espoirs à lui; il
ne s'empare pas des choses comme de biens personnels; il reçoit ce que lui
apporte la Volonté divine, ne convoite rien, n'est jaloux de personne : ce qui
lui vient, il le prend sans répulsion ni attachement; ce qui le quitte, il le
laisse partir dans le tourbillon des choses sans abattement ni chagrin ni
sentiment de perte. Son cœur et son moi sont parfaitement maîtrisés; libres de
la réaction et de la passion, ils répondent sans agitation au contact des
choses extérieures. Son action est en fait une action purement physique, shâriram kévalam karma; car tout le
reste vient d'en haut, n'est pas engendré sur le plan humain, n'est qu'un
reflet de la volonté, de la connaissance, de la joie du divin Pouroushôttama.
Dès lors, n'insistant pas sur l'action et ses objets, il ne provoque, en son
mental et son cœur, aucune de ces réactions que nous nommons passion et péché. Car
le péché ne consiste nullement en l'acte extérieur, mais en une réaction impure
de la volonté personnelle, du mental et du cœur, réaction qui va de pair avec
l'acte ou bien l'entraîne; l'impersonnel, le spirituel sont toujours purs, a-pâpa-viddham, et confèrent à tout ce
qu'ils font leur inaliénable pureté. Cette impersonnalité spirituelle est un
troisième signe de l'ouvrier divin. Au vrai, toutes les âmes humaines qui ont
accédé à une certaine grandeur et une certaine vastitude, sont conscientes d'une
Force ou d'un Amour impersonnels ou d'une Volonté et d'une Connaissance
impersonnelles œuvrant par leur intermédiaire, mais ils ne sont pas libres des
réactions égoïstes – parfois assez violentes – de leur personnalité humaine. Or,
à cette liberté, l'âme délivrée a atteint; car l'homme a fondu sa personnalité
dans l'impersonnel, et cessant de lui appartenir sa personnalité est assumée
par la Personne divine, le Pouroushôttama, qui use infiniment et librement de
toutes les qualités finies et qu'aucune n'en- chaîne. L'homme libéré est devenu
une âme, il a cessé d'être une somme de qualités naturelles; et le semblant de
personnalité qui demeure pour les opérations de la Nature est quelque chose qui
n'est point lié, quelque chose de vaste, de flexible, d'universel; c'est un
moule libre pour l'Infini, c'est un masque vivant du Pouroushôttama.
Le résultat de cette connaissance, de
cette absence de désir et de cette impersonnalité est une égalité parfaite en
l'âme et la nature. L'égalité est le quatrième signe de l'ouvrier divin. Il a
dépassé les dualités, dit la Guîtâ; il est dwandwâtîta.
Nous avons vu qu'il considère d'un œil égal, sans que ses sentiments soient
troublés, l'échec et le succès, la victoire et la défaite; mais au surplus,
toutes les dualités sont en lui dépassées et réconciliées. Les distinctions
extérieures par lesquelles les hommes déterminent leur attitude psychologique
vis-à-vis des événements du monde n'ont pour lui qu'une signification
subordonnée et instrumentale. Il ne les dédaigne pas, mais est au-dessus
d'elles. Ce qui arrive de bien ou de mal, et qui est si puissamment important
pour l'âme humaine soumise au désir, est, pour l'âme divine et sans désir,
également bienvenu, puisque les formes du bien éternel qui se développent sont
en effet élaborées par l'entrelacement du bien et du mal passagers. Il ne peut
être vaincu, puisque pour lui tout va dans le sens de la victoire divine sur le
Kouroukshétra de la Nature, dharma-kshétré
Kouroukshétré, le champ des actes qui est le champ du Dharma en évolution,
et que chaque circonstance du conflit a été décidée et mise au point par l'œil
visionnaire du Maître de la bataille, Seigneur des œuvres et Guide du Dharma.
L'honneur et le déshonneur qui viennent des hommes ne peuvent l'émouvoir, non plus
que leur louange ni leur blâme; car il a un juge plus grand et lucide, et une
autre norme pour son action, et son motif n'accepte de dépendre d'aucune
récompense mondaine. Ardjouna le kshatriya prise naturellement l'honneur et la réputation
et a raison de fuir la disgrâce et le nom de pleutre comme étant pires que la
mort; respecter la question de l'honneur et maintenir la norme du courage dans
le monde fait partie, en effet, de son dharma; mais point n'est besoin
qu'Ardjouna, l'âme libérée, se soucie d'aucune de ces choses, il n'a qu'à
connaître le kartavyam karma, l'œuvre
que le Moi suprême requiert de lui, il n'a qu'à l'accomplir et laisser au
Seigneur le résultat de ses actions. Il a dépassé même cette distinction de
péché et de vertu si essentielle pour l'âme humaine quand celle-ci lutte pour
minimiser l'emprise de son égoïsme et alléger le joug violent et lourd de ses
passions – le libéré s'est élevé au-dessus de ces luttes, il est fermement
établi dans la pureté de l'âme-témoin éclairée. Le péché s'est dépris de lui,
et ce n'est pas une vertu acquise et augmentée par les bonnes actions ni
appauvrie par les mauvaises, c'est l'inaliénable et inaltérable pureté d'une
divine nature sans égoïsme qui représente le sommet où il s'est hissé, l'assise
où il est fondé. Le sens du péché ni le sens de la vertu n'y ont de point de
départ non plus que d'application.
Ardjouna, encore dans l'ignorance, peut
sentir en son cœur l'appel du droit et de la justice et alléguer en son mental
que s'abstenir de la bataille serait un péché le rendant responsable de toute
la souffrance que l'injustice, l'oppression et le mauvais karma du mal
triomphant attirent sur les hommes et les nations, ou il peut éprouver en son cœur
le recul devant la violence et le carnage et alléguer en son mental que le sang
versé est toujours un péché que rien ne peut justifier. À droit égal, ces deux
attitudes feraient appel à la vertu et à la raison, et tout dépendrait de
l'homme, des circonstances et de l'époque pour savoir laquelle des deux pourrait
l'emporter en son esprit ou aux yeux du monde. Ou il pourrait simplement se
sentir contraint par son cœur et son honneur de soutenir ses amis contre ses
ennemis, la cause des bons et des justes contre la cause des méchants et des
oppresseurs. L'âme libérée regarde par-delà ces normes incompatibles; elle voit
simplement ce que le Moi suprême requiert d'elle et qu'il trouve nécessaire
pour maintenir ou que vienne en avant le dharma qui évolue. Elle n'a point de
fins personnelles à servir, point d'amours ni de haines personnels à
satisfaire, point de norme d'action rigidement fixée qui oppose sa ligne rocheuse
au flexible progrès de la race humaine, ou qui se dresse avec défi contre
l'appel de l'Infini. Elle n'a point d'ennemis personnels qu'il lui faille
conquérir ou tuer, mais ne voit que des hommes que les circonstances et la
volonté dans les choses ont levés contre elle afin qu'ils aident par leur
opposition à la marche du destin. Contre eux, elle ne peut avoir de colère ni
de haine; car la colère et la haine sont étrangères à la nature divine. Le désir
qu'a l'asoura de briser et de tuer tout ce qui s'oppose à lui, l'impitoyable
appétit de carnage qu'a le râkshasa sont choses impossibles à son calme et à sa
paix, à sa sympathie et à sa compréhension qui embrassent tout. Elle n'a nul
désir de blesser, mais au contraire une amitié et une compassion universelles, maïtrah karouna éva tcha; cette
compassion, cependant, est celle d'une âme divine établie au-dessus des hommes,
contenant en elle toutes les autres âmes, ce n'est pas la dérobade du cœur, des
nerfs et de la chair comme l'est d'habitude la forme humaine de la pitié; elle
n'attache pas davantage une suprême importance à la vie du corps, mais,
par-delà, considère la vie de l'âme et n'accorde à l'autre qu'une valeur
instrumentale. Elle ne se hâtera point vers le massacre et la lutte, mais si
dans le mouvement du Dharma il advient une guerre, elle l'acceptera avec une
vaste égalité, une compréhension et une sympathie parfaites pour ceux dont elle
doit briser le pouvoir et le plaisir de dominer et dont elle doit détruire la
joie d'une vie triomphante.
Car elle voit deux choses en tous, le Divin
qui demeure également en chacun, la manifestation variable qui n'est inégale
qu'en ses circonstances temporaires. Dans l'animal et l'homme, dans le chien,
le paria malpropre et le brâhmane érudit et vertueux, dans le saint et le
pécheur, dans l'indifférent, l'amical et l'hostile, en ceux qui l'aiment et qui
font le bien et en ceux qui la haïssent et qui sont cause d'affliction, elle se
voit elle-même, elle voit Dieu et elle nourrit en son cœur la même égale bonté
pour tous, la même divine affection. Les circonstances peuvent déterminer
l'étreinte extérieure ou le conflit extérieur, mais jamais affecter l'égalité
de son regard, l'ouverture de son cœur, son embrassement intérieur de tous. Et
en toutes ses actions, il y aura le même principe d'âme, une égalité parfaite,
et le même principe de travail, la volonté du Divin en elle, active pour les
besoins de la race en sa graduelle avance vers la Divinité.
Par ailleurs, le signe de l'ouvrier divin
est ce qui constitue le cœur de la conscience divine elle-même, une joie et une
paix intérieures parfaites dont la source ni le prolongement ne dépendent de
rien au monde; elles sont innées, elles sont l'étoffe même de la conscience de
l'âme, la nature même de l'être divin. L'homme ordinaire dépend, pour être
heureux, des choses extérieures; il éprouve donc le désir et, dès lors, la
colère et la passion, le plaisir et la peine, la joie et le chagrin; dès lors,
il mesure toutes choses dans la balance de la bonne et de la mauvaise fortune.
Il n'est pas une de ces choses qui puisse affecter l'âme divine; elle est pour
jamais satisfaite sans aucune espèce de dépendance, nitya-tripto nirâshrayah; car son délice, sa divine aisance, son
bonheur, sa joyeuse lumière sont éternels intérieurement, et elle en est
pétrie, âtma-ratih 'antah-soukho'n-tarârâmas-tathântar-djyôtir
éva tcha. La joie qu'elle prend dans les choses extérieures ne tient pas à
celles-ci, ni à ce qu'elle y recherche et peut manquer; elle tient au moi en
elles, à leur expression du Divin, à ce qui, en elles, est éternel et qu'elle
ne peut manquer. Elle est sans attachement pour leur contact extérieur, mais
trouve partout la même joie qu'elle trouve en elle-même, car son 'moi est le
leur, est devenu un moi unique avec le moi de tous les êtres, car elle est
unie, à travers toutes leurs différences, au Brahman égal et unique en elles, brahma-yoga-youktâtmâ
sarva-bhoûtâtma-bhoûtâtmâ. Elle ne se réjouit pas dans les contacts
agréables, ni n'éprouve d'angoisse dans les contacts désagréables; les
blessures des choses, non plus que les blessures des amis ou des ennemis ne
peuvent ébranler la fermeté de son mental dont les regards sont tournés vers l'extérieur,
ni décontenancer son cœur qui reçoit; cette âme, en sa nature, est, comme le
dit l'Oupanishad, avranam, sans
blessure ni cicatrice. En toutes choses, elle possède le même impérissable
Ananda, soukham akshayam ashnouté.
Cette égalité, cette impersonnalité, cette
paix, cette joie, cette liberté ne dépendent pas d'une chose aussi extérieure
que le fait d'accomplir ou non les œuvres. La Guîtâ souligne de façon répétée
la différence entre le renoncement intérieur et le renoncement extérieur, tyâga et sannyâsa. Celui-ci, dit-elle,
n'a de valeur qu'accompagné de celui-là, ne peut guère s'atteindre, même, sans lui, et n'est pas
nécessaire quand existe la liberté intérieure. En fait, le tyâga lui-même est
le sannyâsa véritable et suffisant. "On doit tenir pour le sannyâsi
éternel celui qui n'a de haine ni de désir; libre des dualités, il est
heureusement et facilement affranchi de toute servitude." La pénible
méthode du sannyâsa extérieur, douhkham
âptoum, n'est pas nécessaire. Il est parfaitement vrai qu'il faut
abandonner toute action aussi bien que le fruit de l'action, que l'on doit y
renoncer, mais intérieurement, non pas extérieurement, non- pas les abandonner
à l'inertie de la Nature, mais les offrir en sacrifice au Seigneur dans le
calme et la joie de l'Impersonnel de qui procède toute action sans qu'en soit troublée
Sa paix. Le vrai sannyâsa de l'action consiste à faire reposer toutes les œuvres
sur le Brahman. "Celui qui, ayant abandonné l'attachement, agit en plaçant
(ou fondant) ses œuvres sur le Brahman, brahmanyâdhâya
karmâni, n'est point davantage souillé par le péché que l'eau ne
s'attache à la feuille de lotus." Dès lors, les yogis, pour commencer,
"accomplissent les œuvres avec le corps, le mental, la compréhension ou
même simplement avec les organes de l'action, abandonnant l'attachement pour la
purification de soi, sangam tyaktwâtma-shouddhayé.
En abandonnant l'attachement aux fruits des œuvres, l'âme en union avec le
Brahman accède à la paix d'une extatique fondation en le Brahman, mais l'âme
qui n'est pas en union est attachée au fruit et liée par l'action du
désir." La fondation, la pureté, la paix une fois atteintes, l'âme
incarnée ayant la parfaite maîtrise de sa nature, ayant renoncé à toutes ses
actions par le mental, intérieurement, non pas extérieurement, "siège dans
la cité aux neuf portes sans accomplir d'œuvres ni en susciter". Car cette
âme est l'Âme unique et impersonnelle en tous, l'omniprésent Seigneur, prabhou, vibhou, qui, en tant qu'impersonnel, ne crée ni les œuvres du monde
ni l'idée mentale d'être l'exécutant, na
kartritwam na karmâni, ni l'association des œuvres et de leur fruit, la
chaîne de' la cause et de l'effet. Tout cela est élaboré par la Nature en
l'homme, swabhâva, le principe de son
devenir, comme le veut dire le mot en son sens littéral. L'Impersonnel qui imprègne
tout n'accepte ni le péché ni la vertu de personne : ce sont choses créées par l'ignorance en
la créature, par son égoïsme d'exécutante, par l'ignorance où elle est de son
moi le plus haut, par son imbrication dans les opérations de la Nature, et lorsque
en l'homme la connaissance de soi est affranchie de son enveloppe obscure,
cette connaissance, ainsi qu'un soleil, éclaire en lui le vrai moi; il sait
alors qu'il est l'âme suprême au-dessus des instruments de la Nature. Pur,
infini, inviolable, immuable, il n'est plus affecté par rien; ne s'imagine plus
modifié par les fonctionnements de la Nature. Grâce à une identification complète
avec l'Impersonnel, il peut également s'affranchir de la nécessité de renaître
et de revenir dans le mouvement de la Nature.
Et pourtant, cette libération ne l'empêche
en rien d'agir. Seulement, il sait que c'est non pas lui qui est actif, mais
les modes, les qualités de la Nature, ses triples gounas : "Le mental en
yoga (avec l'Impersonnel inactif), l'homme qui connaît les principes des choses
pense : 'je ne fais rien"; lorsqu'il voit, entend, goûte, sent, mange,
bouge, dort, respire, parle, prend, évacue, ouvre les yeux ou les ferme, il
considère que ce sont seulement les sens qui agissent sur les objets des sens."
Inatteint en l'âme immuable et inchangée, lui-même est au-delà de l'emprise des
trois gounas, trigounâtîta; il' n'est
ni sattwique, ni radjasique, ni tamasique; en son action, il voit avec un
mental clair et non troublé les alternances des modes et des qualités de la
Nature, leur jeu rythmique de lumière et de bonheur, d'activité et de force, de
repos et d'inertie. Cette supériorité de l'âme calme observant son action, mais
sans y être mêlée, ce traïgounâtîtya
constitue également une haute marque distinctive de l'ouvrier divin. En soi,
l'idée pourrait conduire à une doctrine du déterminisme mécanique de la Nature
et de la parfaite indifférence, de l'irresponsabilité parfaite de l'âme; mais
la Guîtâ évite efficacement cette faute d'une pensée insuffisante au moyen de
son illuminante idée superthéiste du Pouroushôttama. Elle montre avec clarté
qu'en fin de compte ce n'est pas la Nature qui détermine mécaniquement sa
propre action; c'est la volonté du Suprême qui l'inspire; celui qui a déjà tué
les Dhritarâshtriens, celui dont Ardjouna n'est que l'instrument humain, Âme universelle,
Divin transcendant, c'est lui le maître du labeur de la Nature. Faire reposer
les œuvres sur l'Impersonnel est un moyen de se débarrasser de l'égoïsme
personnel de l'exécutant, mais le but est d'abandonner toutes nos actions à ce
souverain Seigneur de tout, sarva-bhoûta-maheshwara.
"La conscience identifiée avec le Moi, renonçant en Moi à toutes les
actions, mayi sarvâni karmâni
sannyasyâdhyâtma-tchétasâ, libéré des espoirs et des désirs personnels, de
la pensée de "je" et "mien", délivré de la fièvre de l'âme,
combats", accomplis Ma volonté dans le monde. Le Divin motive, inspire,
détermine l'action entière; l'âme humaine impersonnelle en le Brahman est le
pur et silencieux canal de Son pouvoir; ce pouvoir en la Nature exécute le
mouvement divin. L'âme libérée n'a d'autres œuvres que celles-là, mouktasya karma, car son action n'a
jamais d'origine personnelle; telles sont les actions du karma-yogi accompli.
Elles sourdent d'un esprit libre et disparaissent sans le modifier, comme des
vagues qui s'élèvent et s'évanouissent à la surface d'immuables profondeurs
conscientes. Gata-sangasya mouktasya djnânâvasthita-tchétasah,
yadjnyâyâtcharatah karma samagram pravilîyaté.
Sri Aurobindo, Essair sur la Guîta, chp. XVIII L'OUVRIER DIVIN