On a traité Napoléon de
tyran et d'impérial coupeur de gorges; mais j'ai vu Dieu en armes qui
chevauchait l'Europe.
Sri Aurobindo, Pensées et Aphorismes
Napoléon reprit en lui-même les fonctions des autres. De
même que Mirabeau instaura la destruction Napoléon instaura la construction et
l'organisation dans un esprit paradoxal identique. Il fut le Rakshasa, l'égoïste
le plus gigantesque de l'histoire, le despote de la liberté le protecteur impérial de l'égalité, l'organisateur sans
principe des grands principes. Comme Danton, il façonna pour un temps les
événements par ses pensées et son caractère. Du vivant de Danton, la politique
s'orientait vers une démocratie sans retenue, la guerre vers un héroïsme de la
défense patriotique. Du moment où il disparut, l'esprit de Napoléon façonna les
évènements et la politique s'orienta vers la domination d'abord du dictateur
civil, puis du dictateur militaire, la guerre vers l'organisation de la
conquête républicaine. Comme Robespierre, il fut la main exécutrice de la
destruction; contrairement à Robespierre, il fut la main de la construction. La
furie de Kâli devint chez lui égocentrique, capable, pleine de pensées et
d'activités organisées mais néanmoins impétueuse, colossale, violente,
dévastatrice.
Toutes sortes de critiques ont fait du nom de Napoléon le
champ de bataille de leurs préjugés, et les hommes, suivant leurs
prédilections, leurs particularités et leurs opinions politiques, ont tour à
tour aimé ou haï, porté aux nues ou décrié le Corse. Blâmer Napoléon revient à
critiquer le Mont-Blanc ou à couvrir de boue le Kanchenjunga[1]. Il s'agit d'un
phénomène qu'il faut connaître et comprendre, et non pas blâmer ou louer. Nous
devons admirer, mais en intellectuels et non en moralistes. Ses panégyristes et
ses critiques n'ont pas suffisamment perçu que Bonaparte n'était absolument pas
un homme : c'était une force. Seule la nature de cette force doit entrer en
ligne de compte. Il existe des hommes qui sont à l'évidence surhumains, de
grands esprits qui ne font que se servir du corps humain. L'Europe les appelle des surhommes, nous les nommons des Vibhutis. Ce sont des
manifestations de la Nature, du pouvoir divin qu'un esprit délégué à cette fin
préside, et cet esprit est une émanation du Tout-Puissant qui accepte la force
et la faiblesse humaines mais qui n'y est pas pour autant assujetti. Ils sont
au-dessus de la moralité et habituellement sans conscience, agissant selon leur
nature propre. Car ce ne sont pas des hommes qui se développent en s'élevant de
l'animal vers le divin et qui luttent contre leur nature inférieure, mais des
êtres déjà accomplis et satisfaits d'eux-mêmes. Même les plus saints d'entre
eux n'ont que mépris pour les lois et les coutumes ordinaires et les
enfreignent aisément et sans remords, comme le fit le Christ en plus d'une
occasion, buvant du vin, transgressant le sabbath, fréquentant les publicains
et les prostituées; comme le fit Bouddha lorsqu'il abandonna les devoirs qu'il
s'était donnés en tant qu'époux, citoyen et père; comme le fit Shankara
lorsqu'il viola la loi sacrée, foula aux pieds la coutume et l'acara afin de
contenter sa mère défunte. Notre littérature les décrit comme des Dieux, des
Siddhas, des Titans ou des Géants. Valmiki dépeint Ravana comme un géant à dix
têtes, mais il est facile de voir que c'est là seulement la vision qu'il avait
de lui dans le monde de l'imaginaire, le « plan astral », et que dans la
terminologie humaine, il s'agissait d'un Vibhuti ou d'un surhomme, un être du
même ordre que Napoléon.
Le Rakshasa est l'individualiste suprême et méthodique qui
croit que la vie est faite pour qu'il puisse s'accomplir et s'affirmer en toute
liberté. Elément nécessaire à l'humanité, il est particulièrement utile dans
les révolutions. En tant que type à l'état pur dans l'homme, il appartient
généralement au passé; il apparaît de nos jours mêlé à d'autres éléments. Mais Napoléon était un pur Rakshasa, colossal dans sa force et
dans son accomplissement. Il vint au monde avec un formidable appétit de
pouvoir et de possession, et comme Ravana, il tenta d'engloutir la terre
entière pour rassasier sa faim surnaturelle. Il faisait sien tout ce qui
croisait sa route, idées, hommes, femmes, renommée, honneurs, armées, royaumes,
et usait sans scrupules de son droit de possession. Sa nature était son droit,
son besoin sa justification. Cette attitude peut se résumer en ces quelques
mots : « Les autres n'ont sans doute pas le droit de faire ces choses-là, mais
moi, je suis Napoléon ».
Le Rakshasa n'est pas un altruiste. Si en se donnant
satisfaction, il peut satisfaire les autres, il est comblé; mais il n'en fait
pas son mobile. S'il doit piétiner les autres pour avoir satisfaction, il le
fait sans componction. N'est-il pas l'homme fort, le dirigeant efficace, le
puissant? Le Rakshasa a le kama [désir], il n'a aucun prema [amour]. Napoléon
ignorait ce qu'était l'amour; il avait seulement la gentillesse qui va de pair
avec la possession. Il aimait Joséphine parce qu'elle satisfaisait sa nature,
la France parce qu'il la possédait, sa mère parce qu'elle était sienne et lui
convenait, ses soldats parce qu'ils étaient nécessaires à sa gloire. Mais son
amour n'allait pas au-delà du besoin qu'il avait d'eux. Il se satisfaisait mais
ne s'abandonnait nullement. Le Rakshasa terrasse tout ce qui s'oppose à lui et
est insensible à l'étendue du carnage. Mais il n'est jamais cruel. Napoléon
n'avait rien d'un Néron, mais il sacrifiait sans sourciller des armées entières
comme autant d'holocaustes sur l'autel de sa gloire; il fusilla Hofer [2] et
assassina Enghien[3]. Qu'y a-t-il donc chez le Rakshasa qui le rende nécessaire
? Il est l'individualité, il est la force, il est la capacité; il est le second
pouvoir de Dieu, la colère, la puissance, la grandeur, l'impétuosité
débordante, le courage arrogant, l'avalanche, le tonnerre, il est Balaram [4],
il est Jéhovah, il est Rudra. A ce titre nous pouvons l'admirer et l'étudier.
Mais, bien que trouvant satisfaction et plaisir personnels
sur sa route, le Vibhuti ne vient jamais pour sa satisfaction et son plaisir.
Il vient pour un travail; pour aider l'homme sur son chemin, le monde dans son
évolution. Napoléon fut l'un des Vibhutis les plus puissants, les plus
marquants. Certains d'entre eux retiennent, refoulent la force qui est dans
leur personnalité afin de l'investir tout entière dans leur oeuvre.
Shakespeare, Washington, Victor Emmanuel furent de ceux-là. Il en est d'autres
comme Alexandre, César, Napoléon, Goethe, qui sont manifestement aussi
surhumains dans leur personnalité que dans l'œuvre qu'ils accomplissent. En
matière d'aptitudes pratiques, Napoléon fut le plus grand de tous les modernes.
Par ses aptitudes sinon par son caractère, il ressemble à Bhisma du Mahabharata.
Son sens de la guerre, de la politique, du gouvernement, de la législation, de
la société est pareillement souverain, irrésistible, conquérant; tout comme son
maniement magistral des masses, et sa capacité stupéfiante à se gorger de
détails. Il avait le cerveau de fer que rien ne fatigue, la mémoire infaillible
qui ne laisse rien s'égarer, la claire perspicacité qui met chaque chose à sa
place avec une exactitude spontanée. C'était comme si un homme devait porter
Caucase sur ses épaules et, sous ce fardeau, gagner de vitesse un train
express, tout en notant et prévoyant chaque pas sans jamais chanceler.
Démontrer qu'un corps humain recèle en lui de quoi être capable d'un tel
travail est en soi un service rendu à notre progrès dont nous ne serons jamais
assez reconnaissants à Napoléon.
Sri Aurobindo
L'Heure de Dieu et autres écrits - La révolution française -
[1] Kanchenjunga : Un des plus hauts sommets de l'Himalaya.
[2] Hofer : Héros national du Tyrol. Il fut livré par
trahison à des troupes italiennes qui le conduisirent à Mantoue où Napoléon le
fit fusiller (1810).
[3] Enghien : Le Duc d'Enghien servit dans l'Armée des
Emigrés jusqu'en 1801. En 1804, Napoléon le fit enlever en Allemagne et,
après un jugement sommaire, fusiller au Château de Vincennes.
[4] Balaram : Barra Râma ou Baladeva, frère de Krishna et,
comme lui, incarnation de Vishnou. Habile à manier la massue, il
rappelle par ses exploits l'Héraclès grec.