Il n’est pas
nécessaire de répéter ni de corriger, sauf sur certains points, les
considérations et les conclusions formulées dans ce livre quant aux moyens et
aux méthodes ou aux directions divergentes ou successives que peut prendre la
réalisation pratique de l’unité humaine. Cependant, par certains côtés, des
possibilités ont surgi qui appellent certaines modifications dans les
conclusions de ces chapitres. Par exemple, nous avions conclu que la conquête
et l’unification du monde par un unique peuple ou empire dominateur, étaient
peu probables. Ceci n’est plus tellement certain ; nous avons dû tout récemment
reconnaître la possibilité d’une éventualité de ce genre en certaines
circonstances. Une Puissance majeure pourrait grouper autour d’elle de
vigoureux alliés qui, tout en lui étant subordonnés, auraient des forces et des
ressources considérables, et les jeter dans une lutte mondiale contre d’autres
Puissances et d’autres peuples. Cette possibilité serait encore accrue si la
Puissance majeure réussissait à obtenir, fût-ce momentanément, le monopole
d’une supériorité écrasante dans la possession de ces formidables engins
d’agression militaire que la science est en train de découvrir et d’utiliser
d’une façon très efficace. La terreur de la destruction, et même de
l’extermination massive, provoquée par ces sinistres découvertes, pourrait
déterminer les gouvernements et les peuples à bannir et interdire l’usage
militaire de ces inventions ; mais tant que la nature humaine n’aura pas
changé, cette interdiction restera incertaine et précaire, et une ambition sans
scrupules peut même y trouver une chance de dissimulation et de surprise, et
profiter d’un moment décisif qui, croit-elle, pourrait lui donner la victoire,
acceptant de courir ce risque effrayant. On peut arguer que l’histoire de la
dernière guerre (1) contredit cette possibilité, car en des conditions qui
s’approchaient de cette combinaison de circonstances sans les réunir tout à
fait, les Puissances agressives ont échoué dans leur entreprise et subi les
conséquences désastreuses d’une terrible défaite. Mais après tout, elles sont
arrivées à deux doigts du succès pendant un temps, et le monde n’aurait
peut-être pas la même bonne fortune dans une autre aventure organisée et
conduite avec plus de sagacité. En tout cas, ceux qui ont la responsabilité du
bien-être de l’espèce et le pouvoir de prévenir le danger, doivent noter la
possibilité et prendre les précautions voulues. L’une des perspectives
suggérées à l’époque où ce livre fut écrit, était la formation de blocs
continentaux — une Europe unifiée, une sorte de consortium des peuples du
continent américain sous la direction des États-Unis, et peut-être même, avec
le réveil de l’Asie et son élan d’indépendance vis-à-vis des peuples européens,
un rapprochement des nations asiatiques au sein d’une combinaison défensive —,
et nous avions indiqué que cette éventualité de vastes combinaisons
continentales pourrait même être une étape dans la formation finale de l’union
mondiale. Cette possibilité a commencé à prendre corps, jusqu’à un certain
point, avec une célérité que l’on ne pouvait pas alors prévoir. Dans les deux
Amériques, elle a effectivement pris une forme pratique et prédominante, mais
non totale. L’idée des États-Unis d’Europe a effectivement pris corps aussi et
elle est en train de s’assurer une existence formelle, mais elle n’a pas encore
pu réaliser complètement ni pleinement ses possibilités en raison de
l’antagonisme idéologique qui coupe l’Europe occidentale de la Russie et de ses
satellites derrière leur rideau de fer. Cette séparation est allée si loin
qu’il est difficile d’envisager sa disparition à un moment prévisible de
l’avenir. En d’autres circonstances, la formation de pareilles combinaisons
aurait pu susciter la crainte de formidables conflits continentaux, telle la
collision entre une Asie renaissante et l’Europe, que l’on avait pendant un
temps imaginée possible. Cette dangereuse possibilité a été écartée du jour où
l’Europe et l’Amérique ont accepté le réveil asiatique et la libération finale
et totale des peuples d’Orient, et du jour aussi où le Japon s’est écroulé, qui
à un moment faisait figure de libérateur, et en fait se présentait au monde en
libérateur et en conducteur de l’Asie libre contre la domination de l’Occident.
Ici encore, comme ailleurs, le vrai danger apparaît plutôt comme un choc entre
deux idéologies opposées : la Russie et la Chine rouge d’un côté, qui essayent
d’imposer l’extrémisme communiste par des moyens en partie militaires et en
partie violemment politiques à une Asie et une Europe récalcitrantes, ou du
moins non complètement consentantes bien que contaminées ; et de l’autre, une
combinaison de peuples, en partie capitalistes, en partie socialistes modérés,
qui s’accrochent encore avec quelque attachement à l’idée de liberté — la
liberté de pensée et les derniers vestiges d’une libre vie individuelle. En
Amérique, surtout chez les peuples latins, il semble qu’il y ait une poussée
assez intolérante en faveur d’une américanisation complète du continent entier,
y compris les îles adjacentes, une sorte d’extension de la doctrine de Monroe qui
pourrait produire certaines frictions avec les Puissances européennes encore
dotées de possessions dans le Nord du continent. Mais cela en soi engendrerait
seulement des difficultés et des désaccords mineurs, non la possibilité d’une
grave confrontation, peut-être un cas d’arbitrage ou de règlement par l’ONU,
sans autres conséquences plus sérieuses. En Asie, l’émergence de la Chine
communiste a créé une situation plus périlleuse qui barre brutalement la route
à toute possibilité d’unité continentale entre les peuples de cette partie du
monde. Il s’est créé là un gigantesque bloc qui pourrait facilement englober
toute l’Asie septentrionale dans une combinaison de deux Puissances communistes
énormes, la Russie et la Chine, et étendre sa menace d’absorption sur l’Asie du
Sud-Ouest et le Tibet (2), et être poussé à déferler partout jusqu’aux
frontières de l’Inde entière, menaçant la sécurité de ce pays ainsi que celle
de l’Asie occidentale et faisant peser sur eux la possibilité d’une invasion
par infiltration, ou même d’une submersion par une écrasante force militaire et
d’un asservissement à une idéologie non désirée, à des institutions politiques
et sociales non désirées et à la domination d’une masse communiste militante
dont la marée pourrait fort bien se révéler irrésistible. En tout cas, le
continent serait divisé en deux blocs énormes qui entreraient peut-être
en opposition mutuelle active et soulèveraient la possibilité d’un conflit
mondial formidable auprès duquel toutes nos expériences antérieures seraient
comme des jeux de nains. La formation d’une union mondiale pourrait s’en
trouver indéfiniment retardée, même sans ouverture réelle des hostilités, car
l’incompatibilité des intérêts et des idéologies à une échelle si vaste
rendrait pour ainsi dire irréalisable leur inclusion dans un corps unique. La
possibilité d’une formation de trois ou quatre unions continentales, qui
pourraient ensuite se fondre en une seule unité, serait alors très éloignée et,
sauf après une commotion formidable, à peine faisable.
Il fut un
temps où l’on pouvait envisager l’ultime possibilité d’une extension du
socialisme à toutes les nations ; une unité internationale aurait pu alors se
créer sous l’influence des tendances innées du socialisme qui cherchent
naturellement à surmonter la force divisionniste de l’idée de nation et son
séparatisme, son goût de la concurrence et de la rivalité aboutissant souvent à
une lutte ouverte ; tel aurait pu sembler le chemin naturel de l’union
mondiale, et telle aurait pu devenir en fait sa route ultime. Mais en premier
lieu, mis à certaines épreuves, le socialisme ne s’est révélé d’aucune façon à
l’abri de la contagion de l’esprit national de division ; sa tendance
internationaliste ne survivrait peut-être pas à son arrivée au pouvoir dans les
États nationaux séparés, car il se trouverait immédiatement l’héritier des
nécessités et des intérêts nationaux en concurrence : le vieil esprit pourrait
fort bien survivre dans le nouveau corps socialiste. En second lieu, il n’est
peut-être pas inévitable, ou pas avant longtemps, que la marée montante du
socialisme s’étende à tous les peuples de la terre ; d’autres forces peuvent
surgir et contester ce qui semblait à un moment (et semble peut-être encore)
l’issue la plus probable des tendances mondiales présentes ; le conflit entre
le communisme et le socialisme modéré qui respecte encore, bien que d’une façon
restreinte, le principe de liberté — liberté de conscience, de pensée et de
personnalité individuelle — pourrait, si cette différence se perpétuait, créer
de sérieuses difficultés à la formation d’un État mondial. Il ne serait guère
facile d’édifier une constitution, une loi d’État et une procédure
harmonisatrices où il serait possible ou même concevable que l’individu n’ait
pas la moindre parcelle de liberté véritable ou qu’il n’ait aucune existence
prolongée, sauf comme une cellule dans le fonctionnement automatique et
rigidement déterminé du corps de l’État collectiviste, ou comme un rouage de la
machine. Non pas que le principe communiste aboutisse obligatoirement à de
pareilles conséquences ni que son système conduise nécessairement à une
civilisation de termites et à l’étouffement de l’individu ; au contraire, il
pourrait très bien être, à la fois, un moyen d’accomplissement pour l’individu
et d’harmonie parfaite pour l’être collectif. Les systèmes déjà édifiés et
qui sont connus sous ce nom, ne sont pas réellement du communisme, mais les
interprétations d’un socialisme d’État démesurément rigide. Et le socialisme
lui-même pourrait fort bien aller de l’avant, s’éloigner du sillage marxiste et
trouver des méthodes moins rigides ; un socialisme coopératif, par exemple,
pourrait un jour s’instaurer sans rien de la rigueur bureaucratique d’une
administration coercitive ou d’un État policier ; mais dans les circonstances
présentes, la généralisation du socialisme dans le monde entier n’est guère
prévisible, ni même une possibilité majeure, et, en dépit de certaines
possibilités ou tendances créées par les récents événements d’Extrême-Orient,
une division de la terre entre deux systèmes, capitaliste et socialiste, semble
pour le moment une issue plus probable. En Amérique, l’attachement à
l’individualisme et au système capitaliste de société reste total, de même
qu’un fort antagonisme, non seulement contre le communisme mais même contre un
socialisme modéré, et l’on ne voit guère la possibilité que leur intensité
s’adoucisse. Le succès complet du communisme, l’infiltration des continents de
l’Ancien Monde, que nous avons dû envisager comme une possibilité, est encore
très improbable si nous regardons les circonstances actuelles et l’équilibre
des Puissances opposées ; et même s’il se produisait, un accommodement serait
encore nécessaire,
à moins que l’une des deux forces ne remporte une écrasante victoire définitive
sur son adversaire. La réussite d’un accommodement de ce genre dépendrait de la
création d’un organisme qui résoudrait tous les sujets de querelles possibles à
mesure qu’ils surgissent, sans les laisser dégénérer en conflit ouvert ; or, cet
organisme serait évidemment un successeur de la Société des Nations et de l’ONU
et il agirait dans le même sens. De même que la Russie et l’Amérique, en dépit
de leur constante opposition politique et idéologique, ont évité jusqu’à
présent toute démarche qui aurait rendu trop difficile ou impossible la
continuation de l’ONU, de même un troisième organisme serait protégé par la
même nécessité ou la même utilité impérieuse de continuer son existence. Les
mêmes forces œuvreraient dans le même sens et la création d’une union mondiale
effective resterait encore possible ; finalement, on peut compter sur la masse
du besoin général de l’espèce et sur son instinct de conservation pour rendre
cette union inévitable.
Il n’est
donc rien qui doive décourager notre prévision du succès ultime de cette grande
entreprise, ni dans le cours des événements depuis la fondation de
l’Organisation des Nations Unies, ni dans les suites du grand début de San
Francisco où s’est fait le premier pas décisif vers la création d’un organisme
mondial pouvant aboutir à l’établissement d’une unité mondiale véritable. Il y
a des dangers et des difficultés ; on peut appréhender des conflits, même des
conflits colossaux qui pourraient compromettre l’avenir, mais on ne peut pas
envisager un échec total, à moins d’avoir le cœur de prédire l’échec de
l’espèce. La thèse que nous avons entrepris d’établir reste inchangée, à savoir
que la Nature pousse à des agglomérations de plus en plus larges, et finalement
à l’établissement de la plus grande de toutes les agglomérations : l’union
ultime des peuples du monde. C’est évidemment la voie qu’exige l’avenir du
genre humain ; des conflits ou des perturbations, si immenses soient-ils,
peuvent la retarder, de même qu’ils peuvent modifier considérablement les
formes qu’elle promet de prendre maintenant, mais ils ne peuvent pas
l’empêcher, car la destruction générale serait la seule autre destinée possible
pour l’humanité. Pareille destruction, en dépit des possibilités
catastrophiques qui viennent neutraliser les résultats bénéfiques assez
indubitables et d’une portée quasi illimitée des découvertes et des inventions
récentes de la science, semble tout aussi chimérique que l’attente prochaine
d’une paix et d’une félicité définitives ou d’une société parfaite des peuples
humains. À défaut d’autre chose, nous pouvons compter sur la poussée évolutive
et, sinon sur un Pouvoir caché plus grand, du moins sur l’action et l’impulsion
ou l’intention manifeste de l’Énergie Cosmique que nous appelons Nature, pour
conduire l’humanité jusqu’au prochain pas nécessaire, au moins, qui est un pas
de conservation, car la nécessité est là et elle est assez généralement
reconnue ainsi que l’idée du but auquel elle doit conduire finalement, et
l’organisme incarnant cette idée demande déjà à être créé. Sans dogmatiser ni
donner la première place à notre opinion personnelle, nous avons indiqué dans
ce livre les conditions, les possibilités et les formes que cette nouvelle
création peut prendre et celles qui paraissent les plus désirables; un examen
impartial des forces à l’œuvre et des résultats qui suivront probablement,
était l’objet de cette étude. Le reste dépendra de la capacité intellectuelle
et morale de l’humanité, si elle peut mener à bien ce qui, dès maintenant et de
toute évidence, est la seule chose nécessaire.
Nous
concluons donc que, dans les conditions du monde actuel et compte tenu de ses
aspects même les plus négatifs et de ses possibilités les plus dangereuses, il
n’est rien qui nous oblige à modifier nos vues sur la nécessité et
l’inévitabilité d’une union mondiale ; la poussée de la Nature, la contrainte
des circonstances, les besoins présents et futurs de l’humanité, la rendent
inévitable. Les conclusions générales auxquelles nous sommes parvenus,
demeurent, ainsi que nos considérations sur les modalités et les formes ou les
alternatives possibles ou les tournures successives qu’elle peut prendre. Le
résultat ultime doit être la formation d’un État mondial, et la forme la plus
désirable serait une fédération de nations libres d’où tout asservissement,
toute inégalité forcée et toute subordination d’une nation à une autre auraient
disparu, où toutes les nations auraient un statut égal, bien que certaines
puissent conserver une influence naturelle plus grande. Une confédération
offrirait la liberté la plus large aux nations-membres de l’État mondial, mais
elle risquerait de laisser trop de place à l’action des tendances séparatistes
ou centrifuges ; une organisation fédérale serait donc préférable. Le reste
sera déterminé par le cours des événements et par une entente générale, ou par
la forme que suggéreront les idées et les nécessités de l’avenir. Une union
mondiale de ce genre aurait les plus grandes chances d’avoir une longue survie
ou de devenir permanente. Ce monde est changeant ; des incertitudes et des
dangers peuvent l’assaillir ou le déranger pendant un temps, et la structure
établie peut se trouver sujette à des tendances révolutionnaires tandis que des
idées et des forces nouvelles peuvent surgir et influencer la mentalité
générale de l’humanité, mais le pas essentiel aura été fait et l’avenir de
l’espèce assuré ; ou, du moins, nous aurons dépassé l’ère présente où l’espèce
est constamment menacée et perturbée par des difficultés et des besoins non
résolus, des conditions précaires, d’immenses bouleversements, des conflits
mondiaux énormes et sanguinaires, et la menace d’autres à venir. Dès lors,
l’idéal de l’unité humaine ne sera plus un idéal irréalisé mais un fait
accompli, et sa préservation aura été remise à la garde des peuples humains
finalement unis. Sa destinée future sera entre les mains des dieux, et, si les
dieux trouvent quelque utilité à la continuation de l’espèce, cette destinée
peut leur être confiée sans crainte.
Sri Aurobindo L’Idéal de l’unité humaine, Postface (3)
1. De 1939.
2. Ces lignes ont été prophétiquement écrites près de dix mois avant l’invasion chinoise du Tibet (octobre 1950). (Note de l’éditeur)
3.
Cette
postface a été écrite, ou plutôt dictée, au début de 1950, moins d’un an avant
le départ de Sri Aurobindo. (Note de l’éditeur)