SRI AUROBINDO,
Psychologie du Développement Social,
(LE CYCLE HUMAIN),Pondichéry,1916-1918,
Chp XXIV,
L'Avènement et le Progrès de l'Age
Spirituel.
(SUITE)
[...] La clef de l'énigme n'est pas l'ascension de
l'homme au ciel, mais, au contraire, son ascension ici-bas en l'esprit et la
descente de l'Esprit dans son humanité ordinaire, une transformation de la
nature terrestre. C'est cela, et non quelques salut post mortem, qui est la
véritable nouvelle naissance attendue par l'humanité comme le couronnement de
sa longue marche obscure et douloureuse.
Par conséquent les individus qui, en cet âge
nouveau feront le plus pour l'avenir de l'humanité, seront ceux qui
reconnaîtront q'une évolution spirituelle est la destinée de l'être humain, et
donc son besoin le plus profond. De même que l'homme animal s'est largement
transformé en une humanité mentalisée, et même hautement mentalisée à son
sommet, de même le type humain actuel doit maintenant, ou dans l'avenir,
évoluer ou se changer (peu importe l'image que nous employons ou la théorie que
nous apportons à l'appui) en une humanité spiritualisée, car tel est le besoin
de l'espèce et certainement l'intention de la Nature.
Cette évolution ou cette conversion sera l'idéal et
la préoccupation des guides spirituels; ceux-ci seront relativement
indifférents aux croyances ou aux formes particulières, et laisseront les
hommes recourir à celles vers lesquelles ils sont naturellement attirés. Ils
tiendront seulement pour essentiels la foi en la conversion spirituelle,
l'effort pour la vivre totalement, et toutes la connaissances, quelles qu'elles
soient (peu importe le point de vue dont elles se revêtent) susceptibles de se
transmuer en cette vie spirituelle.
Ils ne commettront surtout pas l'erreur de croire
que ce changement peut s'opérer par un mécanisme et des institutions
extérieurs; ils sauront et n'oublieront jamais qu'il doit être vécu
intérieurement et par chaque homme, sinon il ne deviendra jamais une réalité
pour l'espèce. Ils accepteront en son sens le plus profond la vision intérieure
de l'Orient qui enjoint à l'homme de chercher en lui-même le secret de sa
destinée et de son salut, mais ils reconnaîtront aussi, tout en lui donnant une
tournure différente, l'importance qu'à juste titre l'Occident attache à la vie
et à cette règle générale de l’existence: faire au mieux de se
connaissances et de ses capacités. Ils ne feront pas de la société une vague
toile de fond pour un petit nombre de figures spirituelles lumineuses, ni une
plante rigidement clôturée, prisonnière de la terre, dont le seul rôle est de
produire la fleur stérile et relativement rare d'une spiritualité ascétique.
Ils n'accepteront pas la théorie selon laquelle la masse doit obligatoirement
et pour toujours demeurer aux échelons inférieurs de la vie, tandis que le seul
petit nombre peut s'élever à l'air libre et à la lumière; au contraire, leur
attitude sera celle des grands esprits qui ont lutté pour régénéré la vie
terrestre et qui ont gardé leur foi en dépit de tous les échecs précédents. Les
échecs sont nécessairement nombreux au commencement de toute grande et
difficile tentative, mais vient un moment ou l'expérience des échecs passés
peut être mise à profit et où cèdent les portes qui avaient longtemps résisté.
Ici, comme dans toutes les grandes entreprises humaines, une déclaration a priori d'impossibilité est un signe
d'ignorance et de faiblesse; la devise de l'aspirant qui cherche doit être le solvitur ambulando de l'inventeur: c'est en allant de
l'avant que la difficulté se résout. Un vrai commencement doit avoir lieu; le
reste est l'oeuvre du temps avec ses accomplissements soudains ou son long et
patient labeur.
L'entreprise est aussi vaste que la vie
humaine, et par conséquent les individus qui montrent le chemin prendront la
vie humaine entière comme champ d'action. Ces pionniers considéreront que rien
ne leur est étranger, rien n'est en dehors de leur domaine. Car toutes
les parties de la vie humaine doivent être embrassées par l'Esprit; non
seulement la vie intellectuelle, esthétique, éthique, mais aussi la
vie dynamique, vitale et physique, et, par suite, ils n'auront de mépris
ni d'aversion pour aucun des niveaux de notre être ni aucune des activités qui
en jaillissent, mais ils insisteront sur un changement dans l'esprit et une
transmutation de la forme. Dans chaque pouvoir de notre nature, ils chercheront
le moyen de conversion qui lui est propre, et, sachant que le Divin est caché
en tout, ils auront la certitude que tout peut devenir un moyen de découverte
de l'esprit et tout peut se convertir en un instrument de l'existence divine.
Et ils verront surtout la grande nécessité de convertir notre mental normal en
un mental spirituel, puis d'ouvrir celui-ci à ses étendues supérieures et à son
mouvement de plus en plus intégral. Car, pour que le changement décisif puisse
s'accomplir, il faut que la raison intellectuelle trébuchante se
convertisse en une intuition précise et lumineuse, puis que celle-ci à son tour
s'élève aux régions supérieures, au surmental et au supramental ou
gnose. La volonté mentale, faillible et vacillante, doit parvenir à la
sûreté de la volonté intuitive et accéder à une volonté supérieure, divine et
gnostique. La douceur psychique, le feu et la lumière de l'âme derrière le
coeur, hridayé gouhdyâm,
doivent transmuer nos émotions grossières et les égoïsmes endurcis et les
désirs criards de notre nature vitale. Toutes les autres parties de notre être
doivent subir une conversion analogue et passer sous la contrainte de la force
et de la lumière d'en haut. Les guides de la marche spirituelle partiront de la
connaissance et des moyens que l'effort du passé a révélés sur cette voie; ils
s'en serviront, mais ils ne les prendront pas tels qu'ils sont sans un profond
changement nécessaire ni ne se limiteront à ce qui est maintenant connu, ni ne
s'accrocheront fidèlement à des systèmes fixes et stéréotypés ou à des
combinaisons de résultats donnés; ils suivront la méthode de l'Esprit dans la Nature : une constante
redécouverte, une formulation toujours nouvelle et une synthèse mentale
toujours plus large, un puissant remodelage des valeurs profondes du passé,
parce que la
Vérité grandit
toujours, s'élargit toujours et n'a pas encore été entièrement découverte ou
pas suffisamment établie autrefois; telles sont les voies de l'Esprit vis-à-vis
de nos accomplissements passés quand il marche vers la grandeur de l'avenir.
Cette entreprise représente un suprême et
difficile labeur, même pour l'individu, et combien plus encore pour l'espèce.
Il se peut qu'une fois commencée, elle n'avance pas rapidement et n'atteigne
même pas sa première étape décisive; il se peut qu'elle prenne de longs siècles
d'effort avant d'arriver à naître avec quelque permanence. Mais ce n'est pas
tout à fait inévitable, car les changements de ce genre dans la Nature semblent avoir pour
principe une longue et obscure préparation suivie d'un rassemblement rapide,
d'une précipitation des éléments dans une nouvelle naissance — une conversion
brusque, une transformation qui fait figure de miracle par sa lumineuse instantanéité. Et même quand le premier
changement décisif aura été effectué, il est certain que l'humanité tout
entière ne sera pas capable de s'élever à ce niveau. Il ne peut manquer de se
produire une division entre ceux qui sont capables de vivre au niveau
spirituel et ceux qui sont seulement capables de vivre dans la lumière qui en
descend au niveau mental. Et en dessous aussi, il se pourrait qu'il reste une
grande masse influencée d'en haut, mais pas encore prête pour la lumière. Mais,
même cela, serait déjà une transformation, un commencement qui dépasserait de
loin tout ce qui a été accompli jusqu'à présent. Cette hiérarchie
n'impliquerait pas, cependant, comme dans notre existence vitale actuelle, une
domination égoïste du moins développé par le plus, développé; au contraire, les
aînés de la race guideraient leurs frères plus jeunes et travailleraient sans
cesse à les élever à un niveau spirituel plus haut et vers des horizons plus
vastes. Et pour les guides aussi, l'ascension aux premiers niveaux spirituels
ne serait pas la fin de la marche divine, pas un sommet qui ne laisse plus rien
à accomplir sur la terre. Des niveaux plus élevés encore restent à découvrir au
sein du monde supramental, ainsi que le savaient les anciens poètes védiques
"qui parlaient de la vie spirituelle comme d'une ascension constante:
"Ô Toi aux
cent pouvoirs, les prêtres du Mot T'escaladent comme une échelle. Tandis que l'on monte de cime en cime, apparaît
tout ce qui reste à
faire¹."
Mais
une fois la base assurée, le reste se révèle et s'épanouit progressivement
—l'âme est sûre de son chemin. C'est ce qu'exprimaient encore les anciens
chantres védiques:
"Un
état naît d'un autre, une enveloppe après l'autre devient
consciente de la connaissance. Sur les genoux de la Mère ,
l'âme Voit²."
Tel est du moins l'espoir le plus haut, le destin à
possible qui s'offre à la vision humaine; et c'est cette possibilité que le
progrès du mental humain semble sur le point de cultiver à nouveau. Si la
lumière qui est en train de naître, grandit, si le nombre des individus qui
cherchent à réaliser cette possibilité en eux-mêmes et dans le monde,
s'accroît, et s'ils arrivent un peu plus près du vrai chemin, alors, l'Esprit
qui est ici dans l'homme comme une divinité maintenant cachée, comme une
lumière et un pouvoir en croissance, descendra plus pleinement dans l'âme de
l'humanité et dans les grandes individualités en qui la lumière et le pouvoir
sont les plus intenses, et ce sera l'Avatâr d'une Divinité d'en haut encore
jamais vue ni jamais devinée. Alors, s'accomplira le changement qui prépare la
transition de la vie humaine et de ses limites actuelles à des horizons plus larges
et plus purs; l'évolution terrestre aura pris le grand élan ascendant dans la
progression divine et accompli l'étape révélatrice, dont la naissance de
l'homme pensant et aspirant au sein de la nature animale, n'était qu'une
obscure préparation et une promesse lointaine.
¹Rig Véda 1.10.1,2.
brahmânas twâ shatakratô
oud
vamsham iva yémire;
yat sdnoh sânoum ârouhat,
bhoûri aspashta kartwam.
²Rig Véda V.19.1.
abhyavasthâh pra jâyanté,
pra vavrer vavrish chikéta;
oupasthé mâtour si chasteté.
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