Le plus grand
service que nous puissions rendre à l'humanité, le fondement le plus sûr de son
vrai progrès, de son bonheur et de sa perfection, est donc de préparer ou de
trouver le chemin par lequel l'homme individuel ou collectif pourra transcender
l'ego et vivre en son vrai moi, délivré de l'ignorance, de l'incapacité, de la
désharmonie et de la douleur. C'est en cherchant l'éternel, non en restant prisonnier
de la lente évolution collective de la Nature, que nous parviendrons même le mieux au
but collectif et altruiste que la pensée et l'idéalisme modernes proposent à
notre évolution. Mais c'est un but secondaire. Trouver, connaître et posséder
l'existence divine, la conscience et la nature divines, et vivre là pour le
Divin, tel est notre vrai but et la seule perfection à laquelle nous devons
aspirer.
C'est donc sur
la voie des philosophies et des religions spirituelles, et non sur celle des
doctrines matérialistes terre à terre, que le chercheur de la haute
connaissance doit marcher, encore qu'il puisse avoir en vue un but plus riche
et un dessein spirituel plus complet. Mais jusqu'où doit-il aller dans l'élimination
de l'ego ? Selon l'ancienne voie de la connaissance, nous devons éliminer le
sens de l'ego qui s'attache au corps, à la vie et au mental et qui nous fait
dire de l'un ou de l'autre, ou de tous : "Ceci est moi." Non
seulement nous nous débarrassons du "moi" du travailleur, comme dans
la voie des œuvres, et nous voyons que le Seigneur est la seule vraie source de
toute oeuvre et de tout consentement aux œuvres, 'et que Son pouvoir exécutif, la Nature, ou Sa suprême
Shakti est le seul agent, l'unique travailleur, mais nous nous débarrassons
aussi de ce sens de l'ego qui nous fait prendre les instruments ou les
expressions de notre être pour notre vrai moi, notre esprit. Mais quand nous
aurons fait tout cela, il restera encore quelque chose ; il restera le
substratum de tout cela, le sens d'ensemble d'un "je" séparé. Ce
substratum d'ego est quelque chose de vague, d'indéfinissable, d'insaisissable;
il ne s'attache pas et n'a point besoin de s'attacher à quoi que ce soit de
particulier pour dire "moi" ; il ne s'identifie pas à quelque chose
de collectif ; c'est une sorte de forme ou de pouvoir fondamental du mental qui
contraint l'être mental à sentir qu'il est un être indéfinissable peut-être,
mais tout de même limité; un être qui n'est pas le mental, pas la vie ni le
corps, mais sous l'égide duquel leurs activités se déroulent dans la Nature. Les autres
formes d'ego (mentales, vitales et corporelles) étaient une idée mitigée d'ego
et un sens mitigé de l'ego qui avaient pour support le jeu de la Prakriti ; mais celui-ci
est le pouvoir pur et fondamental de l'ego; il a pour support la conscience du
Pourousha mental. Et parce qu'il semble être au-dessus ou en arrière du jeu, et
non dedans, parce qu'il ne dit pas : "Je suis le mental, la vie ou le
corps", mais : "Je suis un être dont dépend l'action du mental, de la
vie et du corps", nombreux sont ceux qui se croient libérés et qui
prennent cet Ego insaisissable pour l'Un, le Divin, le vrai Pourousha, ou au
minimum pour la vraie Personne en eux — ils confondent l'indéfinissable et
l'Infini. Mais tant que demeure ce sens fondamental de l'ego, la délivrance n'est
pas absolue. La vie égoïste peut fort bien continuer avec ce support, même si
sa force et son intensité sont réduites. S'il se produit une erreur
d'identification, la vie de l'ego peut même, au contraire, sous ce prétexte, en
avoir une intensité et une force d'autant plus exagérées. Et même si pareille
erreur ne se produit pas, la vie de l'ego peut être plus large, plus pure, plus
souple et la délivrance bien plus facile à atteindre et plus proche, mais ce
n'est pas encore la délivrance définitive. Il est indispensable d'aller plus
loin, de se débarrasser aussi de ce sens de l'ego, indéfinissable mais
fondamental, et de revenir au Pourousha sur qui il s'appuie et de qui il est
l'ombre ; l'ombre doit disparaître et, en disparaissant, révéler la substance
limpide de l'Esprit.
Cette substance
est le Moi de l'homme, que la pensée européenne appelle Monade et la
philosophie indienne, Jîva ou Jîvâtman, l'entité vivante, le moi de la créature
vivante. Ce Jîva n'est pas le sens mental de l'ego tel qu'il a été bâti par les
opérations de la Nature
pour ses desseins temporaires. Il n'est pas lié, comme le sont l'être mental,
vital et physique, par les habitudes, les lois et les processus de la Nature. Le Jîva est un
esprit ou un moi supérieur à la
Nature. Il est vrai qu'il donne son consentement aux
activités de la Nature,
qu'il réfléchit ses humeurs et soutient le triple intermédiaire de la pensée,
de la vie et du corps par lesquels la
Nature projette ses activités sur la conscience de l'âme ;
mais, essentiellement, il est une réflexion vivante ou une forme d'âme ou une
création directement issue de l'Esprit universel et transcendant. L'Esprit,
l'Un qui a reflété quelques-uns de ses modes d'être dans le monde et dans
l'âme, est innombrable en tant que Jîva. Cet Esprit est le Moi même de notre
moi, il est l'Un, le Très-Haut, le Suprême que nous devons réaliser,
l'Existence infinie en laquelle nous devons entrer. Jusque-là, tous les
instructeurs spirituels marchent de compagnie, tous sont d'accord pour dire que
c'est là le suprême objet de la connaissance, des œuvres et de la dévotion,
tous reconnaissent que pour atteindre ce but, le Jîva doit se libérer du sens
de l'ego, qui fait partie de la
Nature inférieure ou Mâyâ. Mais ici, ils se faussent
compagnie et chacun va son chemin. Le moniste se met fixement en quête d'une
connaissance exclusive et nous propose pour unique idéal le retour total, la
perte, l'immersion ou l'extinction du Jîva en le Suprême. Le dualiste ou le
moniste partiel se tourne vers le chemin de la dévotion et nous invite
également à nous dépouiller de l'ego inférieur et de la vie matérielle, mais
aussi à voir que la plus haute destinée de l'esprit dans l'homme n'est pas
l'annihilation de soi du bouddhiste, ni l'immersion de soi de l'adwaïtî, ni l'Un
qui engloutit la multiplicité, mais une existence éternelle absorbée dans la
pensée, l'amour et la jouissance du Suprême, de l'Un, du Tout-Aimant.
Srî Aurobindo, La Synthèse des Yogas II-Le yoga de la connaissance intégrale-,
Chp. CHAPITRE IX, La délivrance de l'ego, p85 à p87
Traduit de l'Anglais par la Mère.
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