Le seul objet vers
lequel doive se tourner le mental qui a la connaissance spirituelle, est
l'Éternel; fixée sur lui, l'âme obnubilée ici-bas et enveloppée dans les
brumeuses bandelettes de la Nature recouvre et goûte sa conscience native
originelle qui est d'immortalité et de transcendance. Être fixé sur le
transitoire, être limité par le phénomène, c'est accepter l'état mortel; la
vérité constante en les choses qui périssent, est cela qui est intérieur et
immuable. Quand elle se laisse tyranniser par les apparences de la Nature,
l'âme se manque et tourbillonne au hasard dans le cycle des naissances et des
morts de ses corps. Y suivant passionnément et sans fin les mutations de la personnalité
et ses intérêts, elle ne peut se retirer pour posséder son existence
essentielle, impersonnelle et non née. En être capable, c'est se trouver
soi-même et revenir à son être vrai qui assume ces naissances mais ne périt pas
lorsque périssent ses formes. Goûter l'éternité dont la naissance et la vie ne
sont que des circonstances extérieures, telle est la véritable immortalité de
l'âme et sa vraie transcendance. Cet Éternel, ou cette Éternité est le Brahman.
Le Brahman est Cela qui est transcendant et Cela qui est universel; c'est
l'esprit libre qui, à l'avant, soutient le jeu de l'âme avec la nature et qui,
derrière, assure leur impérissable unité; c'est à la fois le mutable et
l'immuable, le Tout qui est l'Un. En son suprême statut supracosmique, le
Brahman est une Éternité transcendante sans origine ni changement, bien
au-dessus des oppositions phénoménales de l'existence et de la non-existence,
de la persistance et de l'éphémère, entre lesquelles se meut le monde
extérieur. Mais une fois qu'on l'a vu dans la substance et la lumière de cette
éternité, le monde lui aussi devient autre qu'il ne semble au mental et aux
sens; car alors nous ne voyons plus l'univers comme un tourbillon de mental, de
vie et de matière, ni comme la masse des déterminations de l'énergie et de la
substance, mais comme cet éternel Brahman lui-même. Un esprit qui,
incommensurablement, remplit de soi, entoure de soi tout ce mouvement – car, en
fait, le mouvement aussi est lui – et qui, sur tout ce qui est fini, jette la splendeur
de son vêtement d'infinité, un esprit qui n'a pas de corps et en a des
millions, dont les mains puissantes et les pieds rapides nous encerclent de
tous côtés, dont les têtes et les yeux et les visages sont les innombrables
faces que nous voyons, de quelque côté que nous nous tournions, dont partout
l'oreille écoute le silence de l'éternité et la musique des mondes, est l'Être
universel en l'étreinte de qui nous vivons.
Toutes les
relations de l'Âme et de la Nature sont des circonstances dans l'éternité du
Brahman; le sens et la qualité, ce qui les réfléchit et les constitue, sont les
moyens qu'a cette Âme suprême pour représenter les opérations que son énergie
dans les choses libère sans cesse dans le mouvement. Le Brahman est lui-même
au-delà de la limitation des sens et voit toutes choses mais pas avec les yeux
physiques, entend toutes choses mais pas avec les oreilles physiques, est
conscient de tout mais pas avec le mental limitatif – le mental qui représente
sans être vraiment capable de savoir. Déterminé par aucune qualité, il possède
et détermine en sa substance toutes les qualités et jouit de cette action
qualitative de sa Nature. Il n'est attaché à rien, lié par rien, fixé à rien de
ce qu'il fait; calme, il supporte en une vaste liberté immortelle toute
l'action, tout le mouvement, toute la passion de sa Shakti universelle. Il
devient tout ce qui est dans l'univers; ce qui est en nous est lui, et tout ce
dont nous faisons hors de nous l'expérience est lui. L'intérieur et
l'extérieur, le lointain et le proche, le mouvant et le non-mouvant, tout cela
il l'est à la fois. Il est la subtilité du subtil qui dépasse notre
connaissance comme il est la densité de la force et de la substance qui
s'offrent à la compréhension de notre mental. Il est indivisible et il est
l'Un, mais semble se diviser en formes et en créatures et apparaît comme toutes
ces existences séparées. Toutes choses peuvent rentrer en lui, peuvent en
l'Esprit retourner à l'indivisible unité de leur existence en soi. Tout naît éternellement
de lui, est soutenu en son éternité, repris éternellement en son unité. Il est
la lumière de toutes les lumières, il est lumineux par-delà toute l'obscurité
de notre ignorance. Il est la connaissance et l'objet de la connaissance. La
connaissance spirituelle supramentale qui inonde le mental illuminé et le
transfigure, est cet esprit se manifestant dans la lumière à l'âme
qu'obscurcit la force et qu'il a émise dans l'action de la Nature. Cette
Lumière éternelle est dans le cœur de tous les êtres; c'est lui le connaissant
secret du champ, kshétradjna, et, en tant que Seigneur, il préside dans
le cœur des choses à cette province et à tous ces royaumes de son devenir et de
son action manifestés. Lorsque l'homme voit en lui-même ce Divin éternel et universel,
lorsqu'il prend conscience de l'âme en toutes choses et qu'il découvre l'esprit
dans la Nature, lorsqu'il sent tout l'univers comme une vague s'élevant en
cette Éternité et tout ce qui est comme une unique existence, alors il revêt la
lumière du Divin et il est libre au milieu des mondes de la Nature. Le secret
de la grande libération spirituelle réside en une connaissance divine et en ce
que l'on se tourne parfaitement et avec adoration vers ce Divin. La liberté,
l'amour et la connaissance spirituelle nous élèvent depuis la nature mortelle
jusqu'à l'être immortel.
L'Âme et la Nature ne
sont que deux aspects du Brahman éternel, une dualité apparente sur quoi
reposent les opérations de son existence universelle. L'Âme est sans origine et
elle est éternelle; la Nature elle aussi est sans origine et éternelle; mais
les modes de la Nature et les formes inférieures qu'elle revêt pour notre
expérience consciente ont une origine dans les transactions de ces deux
entités. Ils viennent d'elle, portent de son fait la chaîne extérieure de la
cause et de l'effet, de l'action et de ses résultats, de la force et de ses
opérations, de tout ce qui est ici-bas transitoire et mutable. Ils ne cessent
de changer, et l'âme et la Nature semblent changer avec eux, mais ces deux
pouvoirs sont en soi éternels et toujours les mêmes. La Nature crée et agit,
l'Âme jouit de sa création et de son action; mais dans cette forme inférieure
de son action, la Nature change cette jouissance en les obscures et mesquines
figures de la douleur et du plaisir. L'âme, le Pourousha individuel est à toute
force attiré par les opérations qualitatives de la Nature, et cette attraction
des qualités l'entraîne sans cesse en des naissances de toutes sortes où il
savoure la variation et les hauts et les bas, le bien et le mal de l'existence
dans la Nature. Mais ce n'est que l'expérience extérieure de l'âme conçue comme
étant mutable par identification avec la Nature mutable. Siégeant dans ce
corps, se trouve notre Divinité, qui est celle de la Nature aussi bien, le Moi
suprême, Paramâtman, l'Âme suprême, le puissant Seigneur de la Nature, qui
observe son action, sanctionne ses opérations, soutient tout ce qu'elle fait,
commande à sa multiple création, jouit avec la joie universelle qui lui est propre
de ce jeu des figures de son être qu'elle lui propose. Telle, est la connaissance
de soi à laquelle nous devons accoutumer notre mentalité avant de pouvoir
vraiment nous connaître comme éternelles portions de l'Éternel. Une fois cela
établi, peu importe comment l'âme en nous peut se comporter extérieurement
dans ses transactions avec la Nature; quoi qu'elle puisse sembler faire, ou si
fort qu'elle puisse sembler revêtir telle ou telle représentation de la
personnalité, de la force active et de l'ego incarné, elle est libre en soi,
n'est plus liée à la naissance, car elle est, grâce à l'impersonnalité du moi,
une avec l'esprit intérieur et non né de l'existence. Cette impersonnalité est
notre union avec le suprême Je sans ego de tout ce qui est dans le cosmos.
Cette
connaissance vient par une méditation intérieure grâce à laquelle le moi
éternel nous devient apparent dans notre existence essentielle. Ou elle vient
par le Yoga des sânkhyens, la séparation de l'âme d'avec la nature. Ou elle
vient par le Yoga des oeuvres dans lequel la volonté personnelle se dissout
grâce à l'ouverture de notre mental, de notre coeur et de toutes nos forces
actives au Seigneur qui assume l'ensemble de nos oeuvres dans la nature. La
connaissance spirituelle peut être éveillée par la pression de l'esprit en
nous, par son appel à tel ou tel Yoga, tel ou tel chemin vers l'unité. Ou elle
peut nous venir de ce que nous entendons d'autres personnes parler de la vérité
et de ce que le mental est alors façonné selon le sens de ce qu'il écoute avec
foi et concentration. Mais de quelque manière que nous y accédions, cette
connaissance nous transporte au-delà de la mort vers l'immortalité. Bien
au-dessus des transactions mutables de l'âme avec le caractère mortel de la
nature, elle nous montre notre Moi le plus haut sous l'aspect du suprême Seigneur
des actions de la nature, un et égal en tous les objets et toutes les
créatures, non né quand un corps est revêtu, non soumis à la mort quand
périssent tous ces corps. Telle est la vraie vision, la vision de ce qui, en
nous, est éternel et immortel. En percevant de plus en plus cet esprit égal en
toutes choses, nous passons dans cette égalité de l'esprit; en demeurant de
plus en plus en cet être universel, nous devenons nous-mêmes des êtres
universels; en devenant de plus en plus conscients de cet éternel, nous
revêtons notre propre éternité et sommes à jamais. Nous nous identifions avec
l'éternité du moi, et non plus avec la limitation et la détresse de notre
ignorance mentale et physique. Nous voyons alors que toutes nos oeuvres sont un
mouvement évolutif et une opération de la Nature et que notre moi réel est non
point l'exécutant, mais le libre témoin et le seigneur de l'action, et celui
qui en jouit sans y être attaché. Toute cette surface de mouvement cosmique est
un devenir divers d'existences naturelles dans l'Être éternel unique, tout est
épandu, manifesté, déployé par l'Énergie universelle à partir des semences de
son Idée à elle dans les profondeurs de son existence à lui; mais l'esprit,
même s'il assume les opérations qu'elle exécute en notre corps, et même s'il en
jouit, n'est pas affecté par l'état mortel: il est éternel, par-delà la
naissance et la mort; il n'est pas limité par les personnalités multiples qu'il
endosse en elle, car il est le moi suprême et unique de toutes ces
personnalités; les mutations de la qualité ne le modifient pas, car il n'est
pas déterminé par la qualité; il n'agit pas, même dans l'action, kartâram
api akartâram, car il supporte l'action de la nature en étant
spirituellement et parfaitement libre de ses effets; il est en réalité
l'origine de toutes les activités, mais n'est en rien modifié ni affecté par le
jeu de sa Nature. De même que l'éther qui imprègne tout est inaffecté par les
multiples formes qu'il revêt, et demeure inchangé, demeure toujours la même
substance originelle subtile et pure, de même cet esprit, lorsqu'il a fait et
est devenu toutes les choses possibles, demeure-t-il tout du long la même pure
essence immuable, subtile et infinie. Telle est la suprême condition de l'âme, parâ
gatih, tel est l'être divin, telle est la nature divine, mad-bhâva,
et quiconque accède à la connaissance spirituelle, se hausse à cette suprême
immortalité de l'Éternel.
Ce Brahman, ce
connaissant éternel et spirituel du champ de son propre devenir naturel, cette
Nature – perpétuelle énergie du Brahman – qui se convertit en ce champ, cette
immortalité de l'âme dans la nature mortelle: ces choses font ensemble toute la
réalité de notre existence. L'esprit au-dedans, lorsque nous nous tournons vers
lui illumine de toute la splendeur des rayons de sa vérité le champ entier de
la Nature. À la lumière de ce soleil de la connaissance, l'œil de la
connaissance s'ouvre en nous; nous vivons dans cette vérité, et non plus dans
cette ignorance. Nous percevons alors que de nous limiter à notre présente
nature mentale et physique était une erreur de l'obscurité, nous sommes alors
affranchis de la loi de la Prakriti inférieure, de la loi du mental et du
corps, nous atteignons alors à la suprême nature de l'esprit. Ce splendide, ce
haut changement est le dernier, le devenir infini et divin où l'on se dépouille
de la nature mortelle et où l'on revêt l'existence immortelle.
Sri Aurobindo,
ESSAI SUR LA GUITA, Chp. XIII Le
champ et le connaissant du champs, "Le connaissant secret du
champ" p 457 -461
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