La Révolution fut grande aussi par ses hommes, leur
insufflant à tous son impétuosité, sa passion, son exigence acharnée qu'elle
imposait au monde, son élan colossal. Comme instruments elle utilisa surtout
quatre d'entre eux, Mirabeau, Danton, Robespierre et Napoléon. Mirabeau fut
l'initiateur, Danton l'inspirateur, Robespierre l'exécuteur, Napoléon le réalisateur.
Chacun des trois premiers apparut à un moment donné, émergea au milieu de la
multitude, fit son travail et partit. L'allure était vive et, s'ils s'étaient
maintenus, ils seraient restés plus longtemps que leur utilité et auraient
porté atteinte à l'avenir. Il est toujours bon pour l'homme de s'en aller
lorsque son travail est fini, et de ne pas abuser du bon accueil de La Mère[1] .
Heureux ceux qui obtiennent cette libération ou qui sont assez sages, comme
Garibaldi, pour s'en saisir. Moins heureux, le lot de ceux qui, comme Napoléon ou Mazzini, outrepassent le bail de la grandeur qui
leur est accordée. (a)
Lorsqu'un homme semble avoir rejeté son travail, cela
signifie simplement que son travail est terminé et que Kâli le laisse pour un
autre. Lorsqu'un homme qui a accompli un grand travail est détruit, c'est pour
l'égoïsme avec lequel il a abusé de la force au-dedans, et la force elle-même le
met en pièces, comme elle le fit pour Napoléon. Certains instruments sont conservés précieusement, certains rejetés ou brisés, mais
tous sont des instruments. La grandeur des grands hommes n'est pas de pouvoir
déterminer par leur force à eux les grands événements, mais d'être, pour le
Pouvoir qui les détermine, des instruments utiles et forgés spécialement.
Mirabeau, plus qu'aucun autre, contribua à créer la Révolution française. Lorsqu'il
en fut lui-même l'adversaire et que, soutenant la monarchie, il lutta pour
retenir la roue, la Révolution française prit-elle fin parce que l'homme le
plus puissant de France était retombé dans l'erreur ? Kâli posa son pied sur
Mirabeau, qui disparut; mais la Révolution continua, car la Révolution était la
manifestation du « Zeitgeist » [l'Esprit du Temps], la Révolution était la
volonté de Dieu.
Ainsi en est-il toujours, les hommes qui s'enorgueillissaient
que de grands événements fussent leur oeuvre, parce qu'ils semblaient y avoir
été mêlés à l'origine, tombent dans le fossé du Temps, et marchant sur leur
gloire fracassée, les autres vont de l'avant. Ceux qu'intérieurement Kâli
pousse en avant et qui ne pactisent pas avec le Destin, ceux-là seuls
survivent. La grandeur des individus est la grandeur de l'Énergie éternelle en
eux. (b)
Sri Aurobindo
(a) L'Heure de Dieu et autres écrits - La révolution française -
(b) Le Karmayogin, vol. II
[1] La Mère :
Conscience Divine Universelle. Aspect dynamique, force et pouvoir de création
du Suprême.
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