Il suffit de comparer la vie de l'homme, sa pensée, ses
sentiments, il y a un siècle ou deux, avec sa vie, sa pensée et ses sentiments
dans la période d'avant-guerre [1914-1918] pour voir combien l'influence de cette religion
de l'humanité a été grande et comme son travail a été fructueux. Elle a
accompli rapidement bien des tâches que la religion orthodoxe avait été incapable
de réaliser concrètement ; et ceci, surtout, parce qu'elle a constamment agi
comme un dissolvant critique et intellectuel, un adversaire impitoyable de ce
qui est, un inébranlable champion de ce qui sera, toujours fidèle à l'avenir,
tandis que la religion orthodoxe s'est alliée aux puissances du présent, et
même du passé, s'est enchaînée en pactisant avec elles et, au mieux, n'a su
agir que comme une force de modération et non comme une force de
réforme. De plus, cette religion a foi en l'humanité et en son avenir terrestre
et, par conséquent, elle peut aider au progrès humain sur la terre, tandis que
les religions orthodoxes regardaient la vie terrestre de l'homme avec des yeux
de pieuse douleur et d'affliction, et l'invitaient très expéditivement à supporter
avec paix et contentement les grossièretés, les cruautés, les oppressions et
les tribulations de cette vie, et même à leur faire bon accueil pour apprendre
à apprécier et à gagner la vie meilleure qui lui sera accordée dans l'au-delà.
La foi, même la foi intellectuelle, accomplit toujours des miracles; et en
effet, cette religion de l'humanité, même sans avoir pris de forme corporelle
ni d'apparence militante et sans moyens visibles de réalisation, a cependant
été capable d'effectuer en grande partie ce qu'elle se proposait d'accomplir.
Jusqu'à un certain point, elle a humanisé la société, humanisé la loi et les
sanctions pénales, humanisé l'attitude de l'homme envers l'homme, aboli la
torture légale et les formes les plus grossières de l'esclavage, relevé ceux
qui étaient rabaissés et déchus ; elle a donné de vastes espoirs à l'humanité,
stimulé la philanthropie, la charité et le service du genre humain, encouragé
partout le désir de la liberté, mis un frein à l'oppression et réduit
considérablement ses manifestations les plus brutales. Elle avait presque
réussi à humaniser la guerre, et y serait peut-être parvenue tout à fait sans
l'intervention contraire de la science moderne. Elle a permis à l'homme de
concevoir qu'un monde sans guerre était imaginable sans qu'il soit besoin
d'attendre le millénium des chrétiens. En tout cas, un certain changement s'est
produit ; au lieu d'une paix qui était un rare interlude au milieu d'une guerre
constante, la guerre est devenue un interlude, encore trop fréquent, au milieu
d'une paix qui n'est encore qu'une paix armée. Ce n'est peut-être pas un grand
pas, mais c'est tout de même un pas en avant. Elle a également apporté une
nouvelle conception de la dignité de l'homme et ouvert des idées et des
perspectives nouvelles à son éducation, son développement, ses potentialités.
Elle a répandu la lumière, rendu l'homme plus sensible à sa responsabilité
vis-à-vis du progrès et du bonheur de l'espèce; elle a haussé le respect de soi
et les capacités moyennes de l'humanité
elle a donné l'espoir au serf, la volonté d'être lui-même à l'opprimé et fait
du travailleur, de par sa qualité d'homme, l'égal potentiel du riche et du
puissant. Certes, si nous comparons ce qui est et ce qui devrait être — l'accomplissement
actuel et l'idéal —, tout ceci ne semblera qu'un maigre travail de préparation.
C'est pourtant une remarquable carrière pour un siècle et demi de travail, ou
un peu plus, et pour un esprit dépourvu de corps qui devait travailler avec les
instruments du bord et qui n'avait encore ni forme ni habitation ni appareil
visible lui permettant une action concentrée. Mais peut-être est-ce en cela que
résidaient son pouvoir et son avantage, parce que c'est cela qui l'a empêché
de se cristalliser dans une forme et de s'y pétrifier, ou, du moins, de perdre
la liberté et la subtilité plus grandes de son action.
Cependant,
si. elle veut réaliser tout son avenir, cette idée ou cette religion de
l'humanité doit se rendre plus explicite, plus insistante, plus catégoriquement
impérieuse. Sinon, elle n'agira clairement que dans la pensée d'une élite
tandis que son influence sur la masse restera mitigée, et elle ne deviendra
pas la règle de la vie humaine. Et tant qu'il en sera ainsi, elle ne pourra pas
prévaloir entièrement contre son ennemi principal. Cet ennemi — l'ennemi de
toute religion vraie — est l'égoïsme humain, l'égoïsme de l'individu, l'égoïsme
de classe et de nation. Elle a pu, pour un temps, adoucir ces égoïsmes, les
atténuer, les forcer à mettre un frein à leurs manifestations les plus
arrogantes et les plus visibles, les plus brutales ; elle a pu les obliger à
adopter des institutions meilleures, mais non à céder la place à l'amour de
l'humanité, non à reconnaître une unité réelle entre les hommes. Car tel doit
être essentiellement le but de la religion de l'humanité, comme ce doit être le
but terrestre de toute religion humaine : l'amour, la reconnaissance mutuelle
d'une fraternité des hommes, un sens vivant de l'unité humaine et une pratique
de l'unité humaine dans la pensée, dans les sentiments et dans la vie; et tel
est l'idéal qui fut pour la première fois exprimé dans l'ancien hymne védique*,
il y a des milliers
d'années, et qui restera toujours la plus haute injonction de l'Esprit en nous
à la vie humaine sur la terre. Tant que ceci ne sera pas accompli, la religion
de l'humanité ne sera pas accomplie. Quand ceci sera fait, le seul changement
nécessaire aura été réalisé, le changement psychologique sans lequel aucune unité
formelle et mécanique, politique et administrative, ne peut être réelle et
sûre. Si ce seul changement s'effectue, l'unification extérieure ne sera
peut-être même pas indispensable, ou si elle l'est, elle se produira
naturellement — non par des moyens catastrophiques comme il semble probable
maintenant, mais par la seule insistance du mental humain — et elle sera
garantie par un besoin essentiel de notre nature humaine, plus développée et
plus parfaite.
La question reste de savoir si une religion de l'humanité, une religion purement intellectuelle et sentimentale, peut suffire à accomplir un aussi vaste changement dans notre psychologie. La faiblesse de l'idée intellectuelle, même quand elle s'appuie sur un appel aux sentiments et aux émotions, est de ne pas pénétrer au centre de l'être humain. L'intellect et les sentiments sont seulement des instruments de l'être, et ils peuvent être, ou bien des instruments de la forme extérieure et inférieure, ou bien des instruments de l'homme supérieur et intérieur : des serviteurs de l'ego ou des transmetteurs de l'âme.
La question reste de savoir si une religion de l'humanité, une religion purement intellectuelle et sentimentale, peut suffire à accomplir un aussi vaste changement dans notre psychologie. La faiblesse de l'idée intellectuelle, même quand elle s'appuie sur un appel aux sentiments et aux émotions, est de ne pas pénétrer au centre de l'être humain. L'intellect et les sentiments sont seulement des instruments de l'être, et ils peuvent être, ou bien des instruments de la forme extérieure et inférieure, ou bien des instruments de l'homme supérieur et intérieur : des serviteurs de l'ego ou des transmetteurs de l'âme.
*Il s'agit
d'un hymne du rishi Samvanana Anguîrasa à Agni, la Flamme intérieure, qui
conduit le voyage de l'être humain à la découverte du monde de la vérité ou monde solaire.
Sri Aurobindo, L’IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE
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