C'est donc dans le mental supérieur —
dans la pensée, la lumière et la volonté mentales les plus hautes — ou dans le
coeur intérieur des émotions et des sentiments profonds, que nous devons tout
d'abord centrer notre conscience (dans l'un des deux, ou, si nous en sommes
capables, dans les deux à la fois) et en faire le levier qui soulèvera notre
nature tout entière vers le Divin. La concentration d'une pensée, d'une volonté
et d'un cœur éclairés, tournés à l'unisson vers le seul et vaste but de notre
connaissance, vers la seule et lumineuse source infinie de notre action, vers
le seul objet impérissable de nos émotions, tel est le point de départ du yoga.
Et l'objet de notre recherche doit être la source même de la Lumière qui croît
en nous, l'origine même de la Force que nous appelons à faire mouvoir notre
être. Notre seul objectif doit être le Divin lui-même vers qui, le sachant ou
non, quelque chose dans notre nature cachée aspire toujours. Il faut une large
concentration ouverte de tous les côtés, et pourtant unique, de la pensée sur
l'idée, sur la perception, la vision du seul Divin, sur l'attouchement qui
éveille et la réalisation du seul Divin par l'âme. Il faut une concentration
enflammée du coeur sur le Tout, l'Éternel, et quand nous l'avons trouvé, une
plongée profonde, une immersion en la possession et l'extase de Celui qui est
Toute-Beauté. Il faut une puissante et immuable concentration de la volonté sur
la conquête et l'accomplissement de tout ce qu'est le Divin, et une ouverture
libre, souple, à tout ce qu'il veut manifester en nous.
Telle est la
triple méthode du yoga.
Mais comment nous concentrer sur ce
que nous ne connaissons pas encore ? Et pourtant, nous ne pouvons pas connaître
le Divin à moins de parvenir à cette concentration de notre être sur lui. Une
concentration aboutissant à la réalisation vivante et à la perception constante-de la
présence de l'Un en nous-mêmes et dans tout ce dont nous sommes conscients, tel
est le sens que nous donnons à la "connaissance" et à la recherche de
la connaissance dans le yoga. Il ne suffit pas de nous consacrer à une
compréhension intellectuelle du Divin par la lecture des Écritures ou par un
effort de raisonnement philosophique, car au bout de notre long labeur mental,
nous pourrions savoir tout ce que l'on a dit de l'Éternel, posséder tout ce que
l'on a pensé de l'Infini, et cependant ne rien du tout connaître de lui.
Certes, cette préparation intellectuelle peut être la première étape d'un
puissant yoga, mais elle n'est pas indispensable ; ce n'est pas un échelon
nécessaire pour tout le monde ni que tous doivent franchir. Le yoga serait
impossible, sauf pour un très petit nombre, si la forme intellectuelle de
connaissance à laquelle conduit la Raison spéculative ou méditative, était une condition
indispensable ou un préliminaire obligatoire. Tout ce que la Lumière d'en haut
demande de nous pour pouvoir commencer son travail, c'est un appel de l'âme et
un point d'appui mental suffisant. Ce point d'appui peut s'obtenir par une idée
persistante du Divin dans la pensée, une volonté correspondante dans les
parties dynamiques de l'être, une aspiration, une foi, un besoin dans le coeur.
N'importe lequel de ces éléments peut diriger ou prédominer si tous ne peuvent
avancer à l'unisson ou d'un rythme égal. Au commencement, l'idée peut être
inadéquate — et elle l'est nécessairement —, l'aspiration peut être étroite et
imparfaite, la foi pauvrement éclairée ou même fluctuante, incertaine,
facilement ébranlée parce qu'elle n'est pas solidement fondée sur le roc de la
connaissance ; souvent même, elle peut s'éteindre et il faut la rallumer avec
peine comme une torche dans un passage venteux. Mais si, une fois, une consécration
de soi résolue s'est opérée dans la profondeur de l'être, si l'on s'est éveillé
à l'appel de l'âme, ces moyens inadéquats peuvent devenir un instrument
suffisant pour les fins divines. C'est pourquoi les sages n'ont jamais voulu
limiter les chemins humains qui mènent à Dieu; ils se refusent à fermer devant l'homme,
même la porte la plus étroite, même la plus basse et la plus obscure poterne,
le plus humble guichet. Tous les noms, toutes les formes, toutes les offrandes,
tous les symboles sont également tenus pour suffisants s'ils s'accompagnent
d'un don de soi ; car le Divin se reconnaît dans le coeur qui le cherche et il
accepte le sacrifice.
Cependant, plus l'idée-force qui
anime la consécration est grande et large, mieux cela vaut pour le chercheur ;
son accomplissement n'en sera que plus ample et plus complet. Si nous voulons
tenter un yoga intégral, autant partir d'une idée du Divin qui soit elle-même
intégrale. Il faut une aspiration assez vaste dans le cœur pour que la
réalisation soit sans étroites limites. Non seulement nous devons éviter le
point de vue religieux sectaire, mais toutes les conceptions philosophiques
exclusives qui veulent enfermer l'Ineffable dans une formule mentale
rétrécissante. La conception dynamique ou la poussée qui mettrait le mieux en
route notre yoga, serait naturellement l'idée ou le sentiment d'un Infini
conscient qui embrasse tout, mais qui dépasse tout aussi. Nous devons tendre
vers l'Unité et vers l'Un, libre, tout-puissant, parfait et béatifique, en
lequel tous les êtres vivent et se meuvent, et par lequel tous peuvent se
rencontrer et devenir un. Cet Éternel est à la fois personnel et impersonnel
lorsqu'il se révèle et touche l'âme. Il est personnel, parce qu'il est le Divin
conscient, la Personne infinie qui jette quelques reflets morcelés d'elle-même
dans les myriades de personnalités divines et non divines de l'univers. Il est
impersonnel, parce qu'il nous apparaît comme une Existence infinie, une
Conscience et un Ânanda infinis, et parce qu'il est la source, la base et le
constituant de toutes les existences et toutes les énergies — il est la
substance même de notre être, de notre mental, notre vie et notre corps, de
notre esprit comme de notre matière. Il ne suffit pas que la pensée se
concentre sur lui et comprenne intellectuellement qu'il existe, ou qu'elle le
conçoive comme une abstraction, une nécessité logique ; la pensée doit devenir
une vision et être capable de le rencontrer ici même, car il est l'Habitant en
tous, et de le réaliser en nous-mêmes, d'observer et de suivre le mouvement de
ses forces. Il est l'unique Existence : il est la Félicité originelle et
universelle qui constitue toutes choses et les dépasse toutes ; il est l'unique Conscience infinie qui compose toutes
les consciences et donne forme à tous leurs mouvements ; il est l'Être unique
illimité qui soutient toute action, toute expérience ; sa volonté guide l'évolution
vers un but et une plénitude encore inaccomplis, mais inévitables. À lui, le
coeur peut se consacrer; il peut s'approcher de lui comme du suprême Bien-Aimé
; il peut battre et se mouvoir en lui comme dans une douceur universelle
d'amour, une mer vivante de délice. Car en lui, est la Joie secrète qui porte l'âme
à travers toutes ses expériences et soutient même l'ego errant dans ses
épreuves et ses luttes, jusqu'au jour où disparaissent toutes les douleurs et
les souffrances. En lui, sont l'Amour et la Béatitude de l'Amant divin infini
qui attire toutes choses par leur propre chemin vers son heureuse unité. Sur
lui, la volonté peut se fixer inaltérablement car il est le Pouvoir invisible
qui guide et accomplit la volonté, il est la source de sa force. Impersonnel,
ce Pouvoir réalisateur est la Force lumineuse en soi qui contient tous les
résultats et travaille calmement à leur accomplissement ; personnel, il est le
Maître du yoga, tout-puissant et omniscient, et rien ne peut l'empêcher de mener
le yoga à son but. Telle est la foi avec laquelle le chercheur doit se mettre
en quête et commencer son entreprise ; car dans tous ses efforts sur la terre,
mais surtout dans son effort vers l'Invisible, l'homme mental doit forcément
procéder par la foi. Quand vient la réalisation, la foi, divinement accomplie
et complète, se transforme en une flamme éternelle de connaissance.
Sri Aurobindo,
La Synthèse des Yogas - Le yoga des oeuvres, chp II La consécration de soi
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