On peut concevoir qu'à quelque
date future de l'histoire du monde,
l'entreprise impériale soit reprise par une nation ou des hommes d'État mieux
situés, mieux équipés, doués d'un génie
diplomatique plus subtil; par une nation favorisée par les circonstances, le
tempérament et la chance comme le fut Rome
dans le monde antique. Quelles seraient alors les conditions nécessaires à son succès ? En premier lieu,
son plan aurait peu de chances de
réussir s'il lui manquait l'extraordinaire bonne fortune qui permit à Rome d'affronter l'un après l'autre ses rivaux et ennemis probables, et d'éviter ainsi
une victorieuse coalition des forces ennemies.
Quelles sont les chances d'un destin aussi favorable dans un monde
vigilant et informé comme le monde moderne,
où tout est connu, espionné, observé par des yeux jaloux et des pensées
actives, et dans les conditions de la publicité moderne, avec la rapidité de
communications mondiales ? Le simple fait de jouir d'une situation
prépondérante suffit à mettre en garde le monde entier et à concentrer son hostilité sur la puissance dont il sent
instinctivement les ambitions
secrètes. Par conséquent, un concours de circonstances aussi heureux ne
paraît possible que si, tout d'abord, la
puissance grandissante se mettait en marche d'une façon presque
inconsciente, sans qu'aucune ambition
définie ni visible vienne à éveiller la jalousie générale ; ensuite, si quelque
série d'événements propices la conduisait si
près du but désiré qu'il serait à
portée de main avant même que ne s'éveillent ceux qui pourraient encore s'y opposer. Par exemple, si une série de conflits dressaient les quatre ou cinq
grandes puissances qui dominent maintenant le monde et si chaque conflit
laissait l'agresseur brisé sans espoir de relèvement et sans qu'aucune puissance nouvelle se lève pour prendre
sa place, on pourrait concevoir que l'une de ces puissances se trouve
finalement dans une position si naturellement prépondérante, obtenue sans aucune agression préméditée, gagnée
même (du moins en apparence) en résistant à l'agression des autres, que l'empire du monde serait naturellement à sa
portée. Mais dans les conditions
actuelles de la vie, et surtout étant donné la nature ruineuse des
guerres modernes, pareille succession de conflits,
tout à fait naturelle et possible dans l'ancien temps, semble être hors
du domaine des possibilités réelles.
Nous devons donc présumer que la puissance en marche pour la
domination du monde, rencontrerait
inévitablement, à un moment
donné, une coalition de presque toutes les puissances capables de s'opposer à elle, et ceci avec la sympathie du monde
entier. Même avec la plus heureuse diplomatie, ce moment de coalition semble
inévitable. La puissance en marche devrait alors posséder une suprématie.
militaire et navale combinée et parfaitement
organisée pour pouvoir triompher dans cette lutte, par ailleurs inégale. Mais où est l'empire moderne qui peut espérer pareille supériorité ? Parmi ceux
qui existent déjà, il est possible que
la Russie, un jour, arrive à une puissance militaire écrasante devant
laquelle la force actuelle de l'Allemagne serait une simple bagatelle, mais il
est impensable qu'elle puisse allier à cette force terrestre, une puissance
navale correspondante. L'Angleterre a joui d'une suprématie navale écrasante jusqu'à présent, et, dans certaines
conditions, elle pourrait l'augmenter
encore au point de défier le monde en armes* ; mais elle ne pourrait
pas, même avec la conscription et l'aide de
toutes ses colonies, parvenir à une force semblable sur terre (à moins, bien entendu, qu'elle ne crée
des conditions qui lui permettent d'utiliser toutes les possibilités
militaires de l'Inde). Même alors, si l'on
songe aux formidables masses et aux
puissants empires qu'elle devrait être prête à affronter, il apparaît que la création de cette double
suprématie est une éventualité que les faits eux-mêmes prouvent
hautement improbable, sinon chimérique.
Même confrontée par la grande supériorité numérique de ses ennemis
éventuels, on pourrait concevoir qu'une nation réussisse à
triompher de la coalition adverse par une science supérieure et un usage plus habile de ses ressources. L'Allemagne comptait sur la supériorité de sa science pour
mener à bien son entreprise, et le
principe qu'elle suivait, était sain. Mais
dans le monde moderne, la science est un bien commun, et même si une
nation prend une avance telle sur les autres que celles-ci soient au début dans
une position de grande infériorité, l'expérience
a montré qu'au bout de peu de temps (et il est peu probable qu'une puissante coalition soit écrasée au premier choc), le terrain perdu peut être regagné
rapidement, ou, en tout cas, des
méthodes de défense mises au point qui neutralisent largement l'avantage gagné. Par conséquent, pour que la
nation ou l'empire ambitieux réussisse, nous devons supposer qu'il ait
développé une science nouvelle ou des découvertes nouvelles que les autres ne partagent pas, et qui lui conféreraient une supériorité technique sur la supériorité
numérique, un peu à la manière de
Cortès et de Pizarre sur les Aztèques et les Péruviens. La supériorité de discipline et d'organisation qui a
donné l'avantage aux anciens Romains ou aux Européens en Inde, n'est plus suffisante
pour un projet aussi vaste.
Nous voyons donc que les conditions de
succès d'un empire mondial sont telles qu'il
n'est guère besoin de faire figurer ce mode d'unification parmi les
possibilités pratiques. Il est possible
que l'entreprise soit de nouveau tentée, mais on peut presque
prophétiser qu'elle échouera. Il faut également tenir compte des surprises de la Nature et de la grande part d'imprévu à laquelle il faut s'attendre dans
ses façons de nous manœuvrer. Nous ne
pouvons donc pas affirmer que cette issue soit absolument impossible. Au
contraire, si telle est son intention, la
Nature créera, soudainement ou graduellement, les moyens et les
conditions nécessaires. Mais même s'il devait réussir, l'empire ainsi créé
aurait à lutter contre tant de forces diverses
que son maintien serait encore plus difficile que sa création : ou bien il s'effondrerait rapidement,
remettant tout le problème en
question pour arriver à une solution meilleure, ou bien il devrait se
dépouiller des éléments de force et de domination
qui avaient inspiré la tentative, et renier ainsi le but essentiel de son grandiose effort. Mais ceci
touche à un autre aspect de notre sujet, que nous devons laisser de côté pour le moment. D'ores et déjà, nous pouvons dire
que si l'unification graduelle du
monde par l'avènement de grands empires hétérogènes formant des unités
psychologiques vraies, n'est qu'une
possibilité naissante et vague, son unification par une unique domination impériale exclusive et
violente n'est plus possible, ou est en train de disparaître du domaine
des possibilités, à moins que ne se
produisent de nouvelles conjonctures inattendues parmi les infinies
surprises que la Nature tient en réserve.
* Mais maintenant aussi, et beaucoup plus, une
écrasante puissance aérienne. (Note de Sri Aurobindo)
Sri Aurobindo -L’IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE-
CHAPITRE
IX , La possibilité d'un empire mondial (extrait 2)
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