Si nous examinons les
possibilités d'unification du genre humain par des voies politiques, administratives et économiques, nous
constatons qu'une certaine sorte d'unité ou un premier pas dans cette direction paraît non seulement possible mais
qu'un esprit fondamental dans l'espèce humaine et un sentiment de nécessité la réclament
d'une façon assez pressante. Cet
esprit s'est créé en grande partie sous l'effet d'une connaissance mutuelle accrue et de
relations plus
étroites, mais en partie aussi par l'apparition d'idéaux intellectuels et de
sympathies émotives plus larges et plus libres dans la mentalité progressive de l'espèce. Le
sentiment de nécessité
est dû pour une part au désir de satisfaire ces idéaux et ces sympathies, mais
aussi à des changements matériels, économiques ou autres, qui ont rendu de plus en plus insupportables, tant pour
l'animal humain économique et politique que pour le penseur idéaliste, les conséquences d'une vie
nationale divisée, de la guerre et des rivalités
commerciales, avec l'insécurité qu'elles
apportent et leur dangereuse menace pour la complexité aisément vulnérable de l'organisation sociale moderne. En partie aussi, la nouvelle orientation
est due au groupe de nations
privilégiées qui désirent posséder et exploiter le reste du monde et en jouir à leur aise, tout en évitant le danger
des formidables rivalités et concurrences qu'elles ont elles-mêmes créées, préférant arriver entre elles à quelque entente ou quelque compromis commode. La vraie
force de cette tendance unitaire
réside dans ses éléments intellectuels, idéalistes et émotifs. Ses causes économiques sont en partie permanentes
et représentent donc des éléments de force et d'accomplissement
certain ; en partie artificielles et temporaires, et sont donc des
éléments d'insécurité et de faiblesse. Les motifs
politiques constituent la partie grossière de l'amalgame ; leur présence peut même vicier le résultat
d'ensemble et amener finalement un
retour en arrière et la nécessité de dissoudre l'unité que l'on avait pu
commencer à instaurer.
Cependant,
un certain résultat est possible dans un avenir plus ou moins éloigné. Voyons donc, s'il se produit,
par quelles voies
il a des chances de venir; d'abord, par une sorte d'entente et d'union initiale
pour les besoins communs les plus pressants
: accords commerciaux, accords de paix et de guerre, conventions d'arbitrage des conflits, dispositifs pour la police du globe. Une fois acceptés, ces premiers accords
sommaires se développeront
naturellement sous la pression de l'idée directrice et des besoins inhérents, puis finiront par se changer en une unité plus étroite, ou peut-être même, à la
longue, en un gouvernement commun
suprême qui durera jusqu'à ce que les défauts du système établi et
l'éveil d'idéaux et de tendances nouvelles
incompatibles avec son maintien, conduisent à un nouveau changement radical ou à sa désintégration complète en ses composants naturels. Nous avons vu aussi
que ce genre d'union s'établira
probablement sur la base du monde actuel, plus ou moins modifié par divers changements qui d'ores et déjà
sont inévitables : changements internationaux (qui seront probablement plus des ajustements qu'une
intronisation d'un principe
radicalement nouveau) et changements sociaux à l'intérieur des nations elles-mêmes, et ceux-ci seront
d'une portée bien plus vaste.
Autrement dit, cette union se décidera entre les nations libres et les empires colonisateurs actuels, mais dans le
cadre d'une organisation sociale et administrative interne qui évoluera rapidement vers un rigoureux socialisme
d'État et un égalitarisme dont les
femmes et les travailleurs seront les principaux
bénéficiaires. Telles sont, en effet, les tendances maîtresses de l'heure. Certainement, personne ne
peut prédire avec assurance que les tendances de l'heure prévaudront victorieusement pour l'avenir tout entier. Nous ne
savons pas quel coup de théâtre du grand drame humain, quels réveils violents de la vieille idée nationale, quels
heurts, quels échecs ou résultats inattendus surgiront du creuset des
nouvelles tendances sociales, ni quelle
révolte de l'esprit humain contre un collectivisme d'État vexatoire et
mécanique, quelle puissante poussée peut-être
d'un évangile d'anarchisme philosophique qui aura pour mission de réaffirmer l'aspiration indéracinable de l'homme à la liberté individuelle et à la libre
réalisation de soi, quelles révolutions religieuses et spirituelles
imprévues, peuvent intervenir dans le cours du mouvement actuel de l'humanité et l'entraîner vers un dénouement tout
différent. Le mental humain n'a pas encore atteint l'illumination ni la
science infaillible qui lui permettraient de prévoir avec certitude, même son
lendemain.
Supposons, cependant, qu'aucun de ces facteurs
inattendus n'intervienne. Dès lors, une
certaine sorte d'unité politique pourrait
se réaliser dans l'humanité. Reste à savoir s'il est désirable qu'elle se réalise de cette façon et
maintenant; et dans l'affirmative,
quelles sont les circonstances et les conditions nécessaires à cette réalisation,
faute de quoi les résultats obtenus seraient encore temporaires comme le furent
les précédentes unifications partielles de l'humanité. Tout d'abord, n'oublions pas quel prix l'humanité a dû payer les
grandes unités qu'elle a déjà
accomplies dans le passé. Le passé immédiat nous a effectivement créé la nation, puis l'empire homogène naturel formé de nations apparentées par la
race et la culture ou unies par une
nécessité géographique et une attraction
mutuelle, enfin l'empire hétérogène artificiel instauré par la conquête et entretenu par la force et par le joug
de la loi, par la colonisation
commerciale et militaire, mais pas encore soudé en une unité psychologique réelle. Chacun de ces principes
d'agrégation a apporté à l'ensemble de l'humanité quelque gain réel ou quelque
possibilité de progrès, mais chacun aussi a apporté ses désavantages
temporaires ou inhérents et infligé quelque blessure à l'idéal humain
complet.
Quand
elle s'effectue par des moyens extérieurs et mécaniques, la création
d'une nouvelle unité doit généralement (et en fait presque par nécessité
pratique) passer par une période de contraction interne avant qu'elle puisse donner à sa
vie intérieure une nouvelle et
libre expansion, car son premier besoin et
son premier instinct sont de former et de consolider sa propre existence. Imposer son unité, est
l'impulsion dominante chez elle, et à
ce besoin suprême elle doit sacrifier la diversité, la complexité
harmonieuse, la richesse des matériaux variés, la liberté des relations
internes, sans lesquelles la vraie perfection
de la vie est impossible. Pour établir une unité forte et sûre, elle doit donc créer un centre souverain,
un pouvoir d'État concentré — que ce
soit un roi, une aristocratie militaire,
une classe ploutocratique, ou n'importe quelle autre combinaison de
gouvernement — et à ce centre, doivent être subordonnées
et sacrifiées l'indépendance et la libre vie de l'individu, de la commune, de la cité, de la province ou de toute autre unité moindre. En même temps, nous
observons une tendance à créer une
société rigide et fortement mécanisée,
parfois une hiérarchie de classes ou d'ordres où l'inférieur est relégué à une position et à une tâche plus
basses que celle du supérieur et
contraint à une vie plus étroite, telle la hiérarchie qui a remplacé en
Europe la vie libre et riche des cités et des
tribus — roi, clergé, aristocratie, classe moyenne, paysannerie,
serfs ou tel le rigide système des castes qui en Inde a remplacé l'existence franche et naturelle des vigoureux clans
aryens. Par ailleurs, comme nous l'avons déjà vu, la participation active et stimulante du grand nombre,
sinon de tous, à la pleine vigueur de
la vie commune — participation qui faisait
le grand avantage des premières communautés, petites mais libres — est
beaucoup plus difficile dans un agrégat plus vaste,
et même impossible au début. Au lieu de cela, la force de vie est concentrée en un centre directeur, ou au
mieux entre les mains d'une ou de
plusieurs classes dirigeantes, tandis que la grande masse de la communauté est abandonnée à une torpeur relative et ne jouit que d'une part minime et
indirecte de cette vitalité, dans la mesure où celle-ci est admise à
filtrer d'en haut et à toucher indirectement
la vie d'en bas, plus grossière, plus
pauvre et plus étroite. En tout cas, tel est le phénomène que nous observons
dans la période historique du développement humain qui a précédé et préparé la création du monde moderne.
Dans l'avenir aussi, il se pourrait que la nécessité de concentration et de
formation rigide se fasse sentir si l'on veut établir
et consolider les nouvelles formes politiques et sociales qui sont en train de prendre la place des agrégats
actuels du monde moderne.
Sri
Aurobindo,
L' IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE,
CHAPITRE
XI, Les petites unités libres et l'unité supérieure centralisée
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