Limiter les armées et les armements est un remède
illusoire. Même si l'on réussissait à trouver
un instrument de contrôle international
efficace, il cesserait de fonctionner sitôt l'apparition d'un choc de guerre réel. Le conflit européen a
démontré qu'en temps de guerre, un
pays peut se transformer en une énorme
manufacture d'armes, qu'une nation peut convertir en armée toute sa population mâle pacifique.
L'Angleterre, qui avait commencé par une petite force armée, voire
insignifiante, put en une seule année lever
des millions d'hommes ; en deux ans, ils étaient entraînés, équipés et
jetés effectivement dans la balance. Cet
exemple suffit à prouver que la limitation des armées et des armements peut seulement alléger le fardeau national en temps de paix, lui laissant par cela
même davantage de ressources pour le
conflit, mais elle ne peut empêcher, ni
même diminuer, l'intensité désastreuse et la généralisation de la guerre. Mais l'établissement d'une loi
internationale plus forte, appuyée par des sanctions plus efficaces, ne
serait pas davantage un remède parfait et
indubitable. On a souvent prétendu
que c'était cette loi qui était nécessaire ; de même qu'au sein de la nation la loi a remplacé et supprimé la
vieille méthode barbare de règlement
des différends entre individus, familles ou clans par l'arbitrage de la
force, de même quelque progrès de ce genre
devrait être possible dans la vie des nations. C'est peut-être ce qui se produira finalement, mais espérer que ce mécanisme fonctionnera tout de suite avec
succès, c'est ignorer à la fois la
base réelle de l'autorité effective de la loi et la différence qui existe entre les éléments constitutifs d'une
nation développée et les éléments constitutifs du comité international mal
développé que l'on se propose d'instaurer.
En fait,
l'autorité de la loi dans une nation ou une communauté ne
dépend pas d'une soi-disant "majesté", d'une
sorte de pouvoir mystique des règlements et des décrets conçus par les
hommes. La vraie source de son pouvoir est double : d'abord, le
puissant intérêt de la majorité ou de la minorité dominante,
ou même de l'ensemble de la communauté, à maintenir la
Loi ; ensuite la possession exclusive de la force armée, policière et militaire,
pour appuyer cet intérêt. Le glaive métaphorique de la justice ne peut agir que
parce que, derrière lui, se trouve un glaive réel qui impose ses décrets et ses sanctions aux rebelles et aux dissidents. Or, le caractère essentiel de cette force armée est de n'appartenir à
personne, à aucun individu, aucun groupe particulier de la communauté,
mais seulement à l'État —
roi, classe ou corps dirigeant — qui, centralise
l'autorité souveraine. Il n'y aurait aucune sécurité si la force
armée de l'État se trouvait contrebalancée ou son efficacité exclusive amoindrie par
l'existence d'autres forces armées appartenant
à des groupes ou des individus et soustraites le moins du monde au
contrôle central, ou même si elles étaient susceptibles d'utiliser leur pouvoir
contre l'autorité gouvernementale. Mais même
ainsi, même avec une autorité appuyée par une force armée unique et
centralisée, la loi n'a jamais été capable
d'empêcher les conflits entre individus et entre classes, et ceci parce
qu'elle n'a jamais réussi à supprimer les causes de conflit, psychologiques, économiques ou autres. Par les sanctions qu'il encourt, le crime prend toujours
l'aspect d'une violence réciproque ;
c'est une sorte de révolte du même genre que la guerre civile, et même dans les communautés les plus policées et
les plus respectueuses de la loi, le crime sévit encore. Même l'organisation du
crime est possible, bien qu'elle ne puisse généralement pas durer ni
établir son pouvoir, ayant contre elle les
sentiments véhéments et l'organisation effective de toute la communauté.
Mais — et ceci entre davantage dans notre sujet — la loi n'a jamais pu éliminer
les possibilités de conflits civils ni de
dissensions violentes et armées au sein même de la nation organisée,
bien qu'elle ait pu les minimiser. Chaque
fois qu'une classe ou une opinion s'est crue opprimée ou traitée avec une
intolérable injustice, chaque fois qu'elle a trouvé la loi et sa force armée associées si totalement à des intérêts
contraires que la suspension du principe légal était ou paraissait être le seul remède et que l'insurrection ou la violence
de la révolte semblaient devoir s'opposer à la violence de l'oppression, elle a eu recours à l'antique
arbitrage de la force, si elle pensait avoir quelque chance de succès.
Même de nos jours, nous avons vu la nation la plus soumise aux lois chanceler au bord d'une guerre civile
désastreuse et des hommes d'État conscients de leurs responsabilités déclarer
qu'ils étaient prêts à recourir à la force si
telle ou telle mesure qu'ils réprouvaient était mise en vigueur, et ceci en dépit
du fait que cette
mesure avait été adoptée par l'autorité législative suprême avec l'approbation
du souverain*.
Mais dans une formation internationale
imprécise telle qu'elle est actuellement possible, la force armée
resterait encore
partagée entre les groupes constituants ; c'est à eux qu'elle appartiendrait et non à l'autorité souveraine, que
ce soit un Super-État ou un conseil
fédéral. Cette situation ressemblerait assez
à l'organisation chaotique des âges féodaux où chaque prince ou baron
avait sa juridiction et ses propres ressources militaires et pouvait défier l'autorité du souverain, à condition d'être
assez puissant ou de pouvoir disposer d'alliés suffisants en nombre et en force parmi ses pairs. Mais dans
le cas présent, nous n'aurions même
pas l'équivalent d'un souverain féodal
(un roi, qui s'il n'était pas vraiment un monarque, était du moins le premier de ses pairs) ayant le
prestige de la souveraineté et les moyens d'en faire une réalité forte
et permanente.
Les choses n'iraient guère mieux si une
force armée composite contrôlait les nations et leur puissance
militaire individuelle, car dès qu'un conflit éclaterait ouvertement, la force composite se décomposerait et ses éléments retourneraient
à leur origine. Au sein d'une nation développée, l'individu est une unité et il est perdu dans la masse des
individus, il est incapable d'évaluer avec certitude la force dont il pourrait disposer en cas de conflit, il a peur des autres
individus qui n'ont pas un lien direct
avec lui et voit en eux des soutiens naturels
de l'autorité outragée; la révolte est pour lui une affaire des plus
dangereuses et ses conséquences sont imprévisibles, même un début de conspiration est à chaque instant gros de
mille dangers et mille terreurs qui viennent en rangs serrés s'abattre sur de rares chances éparses. Le
soldat aussi est un individu solitaire, effrayé
par les autres ; un terrible châtiment est suspendu sur sa tête, prêt à tomber
au moindre signe d'insubordination, il n'est jamais sûr de l'appui confiant de
ses camarades, et quand même il aurait quelque assurance, il ne pourrait pas
compter sur le soutien effectif de la population civile; il est donc privé de
la force morale qui pourrait l'encourager à défier l'autorité de la loi et du
gouvernement. De plus, il sent bien qu'il
n'appartient plus à un individu, une famille
ou une classe, mais à l'État et au pays, ou du moins à la machine dont il
fait partie. Or, dans le cas dont nous nous occupons, les parties constituantes
représenteraient un petit nombre de nations, dont certaines seraient de
puissants empires bien capables de regarder
autour d'eux et de mesurer leur propre force, de s'assurer des alliés et
d'évaluer les forces adverses ; ils auraient simplement à considérer les
chances de succès ou d'échec. Les soldats de cette armée composite seraient
donc de coeur avec leur pays et pas du tout avec l'entité nébuleuse qui les
commanderait.
Par conséquent, en attendant la formation
effective d'un État international constitué de
telle manière qu'il ne soit pas simplement un conglomérat de nations mal liées,
ou plus exactement un bavardage de députés des gouvernements nationaux, le
règne de la paix et de l'unité rêvé par les idéalistes, ne sera jamais possible
par ces moyens politiques et administratifs, ou s'il est possible, il n'offrira
aucune sécurité. Même si la guerre était
éliminée sous sa forme actuelle, d'autres moyens de conflit seraient inventés, peut-être beaucoup plus désastreux
que la guerre, de même que les crimes individuels continuent d'exister au sein
des nations, de même que d'autres moyens
d'agression, telles les désastreuses grèves générales, sont utilisés
dans la lutte des classes. On peut même dire que les moyens de conflit sont
nécessaires et inévitables dans l'économie de la Nature, non seulement pour
satisfaire à la nécessité psychologique des
discordes, des passions et des ambitions égoïstes, mais aussi comme une
soupape de sûreté et pour donner une arme au sens de l'injustice, aux droits
opprimés, aux possibilités frustrées. La loi est toujours la même : partout où
l'égoïsme est la source de l'action, il engendre nécessairement ses résultats
et réactions, et même si ceux-ci sont contenus
et réprimés par un mécanisme extérieur, leur déchaînement final est
certain; il peut être différé mais non définitivement évité.
Du moins, il est évident que sans autorité centrale
puissante, aucune
formation imprécise ne peut être satisfaisante et efficace ni durable, même si
elle est beaucoup moins imprécise et beaucoup plus compacte que tout ce qui
semble pouvoir se créer dans un proche avenir. La nature des choses veut qu'une
deuxième étape intervienne, un mouvement vers une rigidité plus grande, une restriction des libertés
nationales, et que s'érige une autorité centrale unique dotée d'un
pouvoir de contrôle uniforme sur les peuples de la terre.
* Il s'agit probablement de
l'affaire du Home Rule irlandais, voté au printemps de 1914 mais dont l'application fut
remise pour après la guerre. Toute l'Angleterre était divisée à ce sujet. (Note de l'éditeur)
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité
humaine, Chp XIV, Possibilité d'un début d'unité internationale : ses énormes difficultés
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