L'obstacle principal qui nous empêche
de recevoir le sens simple de l'Isha Upanishad est de comprendre la vérité
intérieure qu'elle enseigne sur le Brahman, le Soi et le Divin, c'est Mâyâvâda,
l'illusionnisme prêché par Shankarâcârya et le commentaire qu'il a écrit sur
cette Upanishad. Le mouvement de retrait en flèche qu'est l'illusionnisme, et
l'inaction tant vantée du sannyâsî s'opposent radicalement à l'Isha Upanishad.
Si pour chercher la signification de cette Upanishad, on tire et torture le sens
de ses sloka, il devient impossible de trouver la solution de cette querelle.
L'Upanishad où il est écrit : «
faisant en vérité les œuvres dans ce monde on doit désirer vivre cent ans » et
encore, « l'action n'englue pas l'homme » , l'Upanishad qui proclame avec courage « En des
ténèbres aveugles entrent ceux qui se vouent à l'ignorance, comme en plus de
ténèbres entrent ceux qui se vouent à la connaissance seule », et qui dit
encore, « par la naissance on jouit de l'immortalité », comment cette Upanishad
peut-elle être réconciliée avec mâyâvâda, l'illusionnisme, et le chemin du
retrait ? Un grand érudit, qui fut sans doute après Shankâra — le principal
promoteur du monisme dans l'Inde du Sud —la rejeta de la liste des douze
Upanishads et mit à sa place Nrsimhatâliya.
Shankâra n'eut pas la témérité de changer le canon établi. L'Upanishad était
une sruti (la parole révélée) ; la doctrine de l'illusion était un sujet
d'étude de la sruti, qui prétendait que le sens de la sruti ne pouvait être que
favorable à une théorie de l'illusion véritable. Si jagatî (64) signifiait la terre, le sens en serait tout ce qui se
meut sur la terre, elle-même en mouvement, c'est-à-dire, tous les hommes, animaux,
insectes, oiseaux, torrents et rivières. Ce sens est bien absurde. Dans le
langage des Upanishads, le mot « sarvamidam » signifie tous les objets visibles
de l'univers, non de la terre. Par le mot « jagatî » nous devons comprendre la shakti
en mouvement, manifesté en univers, et par le mot « jagat » tout ce qui est
mouvement de la Prakriti, qu'elle se présente comme un être vivant ou comme la
matière. La contradiction est entre ces deux choses : l'Ishvara, et tout ce qui
est dans l'Univers. Au contraire, de l'Ishvara qui est immobile, Prakrti, la
Sakti, est toujours en mouvement, engagée dans l'œuvre et dans un mouvement
étendu au monde : tout ce qui existe dans l'univers est aussi un petit univers
en mouvement qui est à chaque instant le point de rencontre de la création, de
la préservation et de la destruction, immobile et périssable, le contraire de
l'immuable. L'éternelle contradiction n'est pas évidente si nous mettons d'un
côté l'Ishvara et de l'autre la terre et tout ce qui est mouvement sur la
terre. L'Upanishad s'ouvre sur la contradiction éternelle observée par
quiconque met d'un côté l'Ishvara et de l'autre la Prakrti, sans repos, avec
tout ce qu'elle possède dans l'univers qu'elle a créé, tous les objets
éphémères.
Toute l'Upanishad est construite sur
cette contradiction et sur sa résolution. Par la suite, l'auteur de l'Upanishad,
discutant la nature de l'Ishvara et la nature de l'univers, reprend trois fois
le même problème, chaque fois avec une approche différente. D'abord, parlant de
Brahman, il démontre l'opposition de Purusa et de
Prakrti et, par ces mots anaijad (sans
mouvement) et manaso javiyah... tad ejati tannaijati (plus prompt que
l'esprit, Cela que les Dieux n'atteignent pas, car toujours Cela progresse en
avant — Cela, immobile, distance les autres dans leur course. En cela le Maître
de la vie établit les eaux. Cela est avec mouvement, Cela est sans mouvement).
Il explique que tous deux sont Brahman : le Purasa est Brahman, la Prakrti et
l'Univers qui est sa forme extérieure sont aussi Brahman. Encore, parlant de
l'âtman, il explique l'opposition entre l'Ishvara et tout ce qui concerne
l'univers. L'âtman est Ishvara, Purusa...
En pressurant, sans doute fera-t-on
sortir le véritable sens caché, donc la doctrine de l'illusionnisme à force de
douleur ; telle fut la conclusion qui s'empara de Shankâra et il écrivit un
commentaire sur l'Isha Upanishad.
Regardons d'un côté ce que dit le
commentaire de Shankâra, de l'autre, ce qu'a réellement à nous dire l'Upanishad.
L'auteur de l'Upanishad compare au début la vérité de I'Ishvara et la vérité
de l'univers et indique leur relation fondamentale, îsâ vâsyam idam sarvarn yat kinca jagatyâm jagat, dont le sens
simple est : « tout ce qui est, est pour que le Seigneur l'habite, tout ce qui
est jagat en jagatî — univers individuel en mouvement » — c'est-à-dire, celui
qui est mobile dans le sein de celle qui est mobile. Purusa, immobile, qui
contrôle, celui qui imprègne tout, et Prakrti en mouvement : L'Ishvara est la Shakti.
Comme le nom d'Ishvara a été donné à l'Immuable, nous devons comprendre que la
vraie relation entre Purusa et Prakrti est celle-ci : jagat dépend de I'Isvara, est gouverné par lui, accomplit toutes
choses par Sa Volonté. Le Purusa est non seulement le témoin, Celui qui donne
la sanction, mais 1'Ishvara, Celui qui connaît, qui dirige l'action ; la
Prakrti ne contrôle pas l'action, mais réalise la destinée, elle est la
maîtresse, mais dépend du maître, elle est la Sakti active exécutant la volonté
du Purusa.
Nous voyons alors que jagatî n'est pas simplement la Sakti en
mouvement, elle n'est pas seulement le principe, cause de l'univers : elle est
présente aussi comme l'univers lui-même. Le sens ordinaire du mot jagatî est : la terre ; mais il ne peut
s'appliquer ici. En combinant ces deux mots, jagatyâm jagat, l'auteur de Upanishad indiquait qu'on ne doit pas
négliger la racine de ces mots, et son sens a voulu l'action sur elle.
Sri Aurobindo,
Philosophy of the Upanishads (Baroda 1893-1905)
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