A LA POURSUITE DE L'INCONNAISSABLE
Tout ce que le monde peut nous offrir est trop
limité : ses ressources et sa science ne sont que les présents du Temps et ne
peuvent étancher la soif sacrée de l'esprit. Bien que ces formes de grandeur
proviennent aussi de l'Unique et que nos vies ne subsistent que par le souffle de
Sa grâce, bien qu'il soit plus proche de nous que le moi le plus intime, c'est à une
autre vérité absolue que nous aspirons : cachée par ses propres œuvres, celle-ci semblait
distante, impénétrable, occulte, muette, obscure. Cette Présence qui fait que
toutes les choses ont leur charme était perdue de vue, cette Gloire dont elles sont des
indications timides manquait. Le monde continuait sa course dépourvu de sa Raison
d'Etre, ainsi que l'amour lorsque le visage de la bien-aimée s'en est allé.
L'effort de compréhension semblait une vaine lutte du Mental ; toute connaissance se perdait
dans l'Inconnaissable : le désir de régner semblait une vaine prétention de la
Volonté ; dans un aboutissement trivial méprisé du Temps, chaque pouvoir était réabsorbé
par l'Omnipotent. Une caverne d'ombre emprisonne la Lumière éternelle.
Le silence se fit dans son
cœur anxieux ; délivré des voix de désir du monde, Aswapathi répondit à
l'appel éternel de l'Ineffable. Un Etre intime bien qu'indéfinissable, porteur
d'une extase immense, irrésistible, et d'une paix qu'il percevait en lui-même et
toute chose et cependant ne pouvait saisir, s'approchait puis se dérobait à la poursuite
de son âme, comme pour l'attirer toujours plus loin. Tout proche, cela se retirait ;
lointain, cela l'appelait de nouveau. Rien n'apportait de satisfaction, sinon ses
délices : son absence laissait les plus grandes prouesses sans intérêt, sa présence
faisait que la moindre chose semblait divine. Quand cela se trouvait là, les abîmes du
cœur étaient comblés ; mais lorsque cette Divinité ennoblissante se retirait,
l'existence perdait son sens dans l'absurde. L'ordonnance des plans immémoriaux, la
divine plénitude des instruments étaient utilisés comme tréteaux pour une scène
provisoire. Mais ce qu'était cette Puissance, il ne le savait pas encore.
Impalpable bien que présente
dans tout ce qui existe, elle faisait et défaisait des mondes par millions, elle
revêtait et perdait un millier de formes et de noms. Elle portait le déguisement
d'une Immensité insondable ou se faisait subtil noyau dans l'âme : une noblesse
hautaine la rendait formidable et sombre, une intimité mystique l'enveloppait de douceur.
Parfois elle semblait être une fiction ou une imposture, parfois une ombre colossale
de lui-même.
Un doute énorme entravait son
progrès. Au travers d'un Vide neutre, fondement de toute chose, dont la
virginité berçait son esprit immortel et solitaire, attiré vers quelque Suprême abstrus,
aidé, forcé par des Pouvoirs énigmatiques, brûlant d'aspiration, tantôt à demi
submergé, tantôt soulevé, invinciblement il montait sans une pause. Toujours, une
Immensité nébuleuse et sans point de repère planait, inabordable, au-delà de
toute réponse possible, condamnant à l'extinction les créatures finies, le
confrontant à l'Incommensurable.
Et puis cette ascension
parvint à son apogée grandiose : il avait atteint une altitude où ne pouvait
survivre nulle créature ; une frontière où chaque espoir et chaque quête doivent cesser
avoisinait quelque Réalité dépouillée et intolérante, un Zéro engrossé de
transformations infinies. Acculé à un choix effrayant, il se tenait sur un rebord vertigineux
où tous les déguisements font faillite, où le mental humain doit abdiquer dans la
Lumière ou bien se consumer comme une phalène dans la flamme nue de la
Vérité. Tout ce qu'il avait été et tout ce par quoi il avait grandit devait être maintenant
laissé derrière ou bien transformé en un moi de Cela qui n'a point de nom. Affrontant
seul cette Force intangible qui n'offrait aucune prise à la Pensée, son esprit osa
braver l'aventure du Néant.
Abandonné des mondes
de la Forme, il sombrait. C'est là que s'effondrait le bien fondé d'une Ignorance vaste
comme le monde ; le long périple du voyage de la Pensée était bouclé et le
facteur Volonté, devenu inefficace, hésitait. Les modes d'existence symboliques
n'étaient plus d'aucun secours, les édifices que l'Ignorance avait bâtis, fissurés
s'écroulaient, et même l'esprit qui porte l'Univers s'évanouissait dans une déficience
lumineuse. Dans cet écroulement vertigineux de toutes les choses construites, transcendant
tous les supports périssables et rejoignant enfin son origine glorieuse, le moi séparé
doit se dissoudre ou renaître dans une Vérité au-delà des conceptions du mental.
Toute la gloire d'une ébauche, toutes les douceurs de l'harmonie, rejetées au
même titre que les séductions de notes triviales, expulsées du silence nu, austère, de
l'Etre, mouraient dans une subtile et bienheureuse Inexistence.
Les Démiurges perdaient leur nom et leur forme ; les
mondes splendides et organisés qu'ils avaient conçus et bâtis s'en allaient, emportés
et abolis les uns après les autres. L'univers se dépouillait de son voile
multicolore, et dans un aboutissement inimaginable de la formidable énigme des choses
créées, apparut la secrète Divinité du Tout, ses pieds fermement posés sur les ailes
prodigieuses de la Vie, omnipotent et solitaire prophète du Temps, intériorisée,
impénétrable, au regard de diamant.
Attirés par ce regard
insondable, les cycles non résolus, hésitants, retournaient à leur source pour surgir à
nouveau de cette mer invisible. Tout ce qui était né de sa puissance se trouvait à
présent défait ; rien ne restait de ce que conçoit le Mental cosmique. L’Éternité
s'apprêtait à disparaître et semblait être une diapositive superposée sur le Vide,
l'Espace était une réminiscence d'un rêve qui sombre avant de s'éteindre dans les
profondeurs du Néant. L'esprit qui ne meurt point et le Moi divin semblaient des mythes
projetés par l'Inconnaissable ; de Lui tout jaillissait, en Lui tout était appelé à
disparaître. Mais ce que Cela était, aucune pensée, aucune vision n'arrivait à définir. Seule
demeurait une impalpable Forme du moi, le fantôme ténu de quelque chose qui fut,
la dernière expérience d'une vague mourante juste avant qu'elle ne s'efface dans
une mer infinie — comme si elle conservait encore, à deux doigts de l'Extinction, sa
perception fondamentale de l'océan d'où elle était venue. Une Immensité planait,
indépendante de la perception de l'Espace, une Eternité coupée du Temps ; une Paix
étrange, sublime, inaltérable, sans un mot en interdisait l'accès au monde et à
l'âme.
Une solide Réalité solitaire
répondit enfin à la quête ardente de son âme : sans passion, sans paroles,
absorbée dans son insondable silence, détentrice du mystère que nul ne percera jamais,
elle planait, impénétrable et intangible, lui faisant face avec son calme formidable,
inébranlable. Elle n'avait aucun lien de parenté avec notre univers: dans son
Immensité il n'y avait aucune action, aucun mouvement ; la question de la Vie,
rendue vaine par ce silence, mourait sur les lèvres, l'effort du monde cessait, confondu
d'ignorance, incapable de trouver la moindre preuve d'une Lumière céleste; il n'y
avait point là de mental avec son besoin de savoir, il n'y avait point là de cœur avec son
besoin d'aimer. Toute personne périssait dans cet anonymat. Il n'y avait pas
de numéro deux, Elle n'avait ni partenaire ni égal ; seule cette Réalité était réelle
pour elle-même. Pure existence à l'abri de la pensée et des humeurs, conscience de
félicité immortelle non partagée, Elle demeurait à l'écart dans son austère infini,
entière et indivisible, indiciblement seule : un Etre sans forme, sans visage et muet, qui
n'avait connaissance de soi que par son propre moi intemporel, à jamais
conscient dans ses abîmes figés, non créateur, non créé et non né, telle était Celle à qui
tout doit la vie et qui ne vit de personne, incommensurable secret lumineux gardé
derrière les voiles du Non-manifesté, dominant l'interlude cosmique en constant
mouvement, demeure suprême, immuablement semblable, Cause occulte silencieuse, impénétrable
— infinie, éternelle, inconcevable, unique.
Sri Aurobindo, SAVITRI, Fin du Chant 1, Fin du
Livre III
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire