Quand l'être mental n'est pas
suffisamment pur, la délivrance semble tout d'abord partielle et temporaire ;
il semble que le Jîva retombe encore dans la vie égoïste et que la conscience
supérieure se retire de lui. Il arrive, en fait, qu'un nuage ou un voile
s'interpose entre la nature inférieure et la conscience supérieure, et,
pendant un certain temps, la
Prakriti reprend ses vieilles habitudes et travaille sous la
pression de cette haute expérience, mais sans toujours en avoir la connaissance
ni le souvenir immédiat. C'est le spectre du vieil ego qui agit en elle,
profitant des vestiges de confusion et d'impureté dans l'organisme pour
soutenir la répétition mécanique des vieilles habitudes. Le nuage vient, puis
disparaît ; le rythme d'ascension et de descente se répète
jusqu'à ce que l'impureté soit éliminée. Ces périodes d'alternance sont souvent
longues dans le yoga intégral, car ce yoga exige une perfection complète de
notre organisme ; celui-ci doit être capable à tout moment et en toutes
circonstances, dans l'action comme dans l'inaction, d'abord de recevoir, puis
de vivre dans la conscience de la
Vérité suprême. Il ne suffit pas non plus que le sâdhak arrive
à la réalisation absolue dans la transe du samâdhi ni dans une quiétude sans
mouvement ; il faut qu'en transe comme en éveil, dans la réflexion passive
comme dans l'énergie de l'action, il soit capable de rester dans le samâdhi
constant d'une conscience solidement établie en le Brahman*. Mais si notre être
conscient est devenu suffisamment pur et clair, nous possédons une position ferme
dans la conscience supérieure. Le Jîva impersonnalisé, uni à l'universel ou
possédé par le Transcendant, vit dans une haute station** et, tranquille,
regarde en bas les vestiges des vieilles opérations de la Nature qui peuvent venir
revisiter l'organisme. Il ne peut pas être affecté par les opérations des trois
modes de la Prakriti
dans son être inférieur, ni même ébranlé dans sa position par les attaques de
la douleur et de la souffrance. Finalement, tout voile disparu, la paix d'en
haut domine les perturbations et la mobilité d'en bas. Un silence permanent
s'établit où l'âme peut prendre souverainement possession d'elle-même
au-dessus, au-dessous et totalement.
Pareille possession n'est certes pas
le but du yoga traditionnel de la connaissance, dont l'objet est plutôt
d'échapper à l'au-dessus et à l'au-dessous, et à tout, pour se fondre en l'indéfinissable
Absolu. Mais quel que soit le but poursuivi, la voie de la connaissance doit
conduire à un premier résultat : la quiétude absolue ; car, à moins que la
vieille action de la Nature
en nous ne soit complètement tranquillisée, il est difficile, sinon
impossible, de fonder une véritable position d'âme ni une activité divine.
Notre nature agit dans la confusion, elle est contrainte fiévreusement à
l'action — le Divin agit librement dans un calme insondable. Dans cet abîme de
tranquillité, nous devons plonger, devenir cet abîme si nous voulons annuler
l'emprise de la nature inférieure sur l'âme. C'est pourquoi le Jîva
universalisé monte d'abord dans le Silence; il devient vaste, tranquille, non
agissant. Toute action, celle du corps et des organes ou n'importe, le Jîva la
voit mais n'y prend point part, ne l'autorise pas et ne s'y associe d'aucune
manière. Il y a action, mais pas d'acteur personnel, pas de servitude, pas de responsabilité.
Si quelque action personnelle est nécessaire, le Jîva doit alors garder ou
recouvrer ce que nous avons appelé la forme de l'ego, une sorte d'image mentale
d'un "Je" qui joue le rôle de connaisseur, d'adorateur, de serviteur
ou d'instrument, mais une image seulement, non une réalité. L'action peut
persister même sans ce "Je", par la seule force acquise de la
Prakriti, sans aucun acteur personnel, sans même le moindre sentiment d'un
acteur ; car le Moi en lequel le Jîva a fondu son être est le "sans action",
l'immobile insondable. La voie des oeuvres mène à la réalisation du Seigneur,
mais la voie de la connaissance ne parle même pas du Seigneur; il existe seulement
le Moi silencieux, et Prakriti qui accomplit ses oeuvres, et elle ne les
accomplit même pas avec des entités vraiment vivantes, comme il y paraît tout
d'abord, mais avec des noms et des formes qui ont une existence en le Moi, mais
aucune réalité pour le Moi. L'âme peut même aller au-delà de cette réalisation
; elle peut s'élever de l'autre côté de toute idée de Moi, jusqu'au Brahman
perçu comme Vide de tout ce qui est ici, Vide de paix sans nom et d'extinction
de tout ; elle peut aller par-delà même toute idée de Sat, et même par-delà
toute idée d'Existant comme base impersonnelle de la personnalité individuelle
et universelle; ou elle peut s'unir à lui comme à un ineffable "Cela"
dont rien ne peut être dit; car l'univers et tout ce qui est n'existe même pas
en Cela, et apparaît au mental comme un rêve plus immatériel que tout rêve
jamais vu ou imaginé, au point que même le mot de rêve semble trop positif pour
exprimer cette totale irréalité. Ces expériences sont le fondement de
l'Illusionnisme altier qui s'empare si solidement du mental humain quand il franchit
ses plus hautes limites.
Ces
notions de rêve et d'illusion sont simplement le résultat, dans ce qui nous
reste encore de mentalité, de la nouvelle position du Jîva et de son refus de
céder à ses anciennes associations et conceptions mentales de la vie et de l'existence.
En réalité, la Prakriti n'agit pas pour elle-même ni de sa propre initiative ;
c'est le Moi qui est le seigneur, car de ce Silence jaillit toute action, et ce
Vide apparent met comme en mouvement toute la richesse infinie des
expériences. À cette réalisation, le sâdhak du yoga intégral doit aussi
parvenir en suivant le procédé que nous allons décrire plus loin. Mais quand le
Jîva reprendra prise sur l'univers et qu'il verra que ce n'est plus lui-même
qui est dans le monde, mais le cosmos qui est en lui, quelle sera alors sa
position ou qu'est-ce qui, dans sa nouvelle conscience, prendra la place du
sens de l'ego ? — Il n'y aura plus de sens de l'ego, même s'il se produit une
sorte d'individualisation de la conscience universelle pour les besoins du jeu
de la conscience universelle dans un mental et dans un cadre individuels ; et
pour la bonne raison que tout sera l'Un, inoubliablement, et que chaque
Personne ou chaque Pourousha sera, pour le sâdhak, l'Un sous l'une de ses
innombrables formes, ou plutôt sous l'un de ses innombrables aspects et dans
l'une de ses innombrables positions — Brahman agissant sur Brahman, un seul et
unique Nara-Nârâyana partout***. Dans ce jeu plus vaste du Divin, la joie des
relations d'amour divin est possible aussi sans retomber dans le sens de l'ego,
un peu comme en l'état suprême de l'amour humain dont on a pu dire qu'il était
l'unité d'une seule âme en deux corps. Le sens de l'ego n'est pas indispensable
au jeu du monde — il est tellement actif et pourtant falsifie tellement la
vérité des choses ! La vérité est toujours l'Un, à l'œuvre avec lui-même,
jouant avec lui-même, infini dans l'unité, infini dans la multiplicité. Quand
la conscience individualisée s'élève à la vérité du jeu cosmique et vit là,
alors, même en pleine action, même en possession de l'être inférieur, le Jîva
reste toujours un avec le Seigneur, et il n'existe plus de servitude ni d'illusion.
Il est en possession du Moi et délivré de l'ego.
* Bhagavad-Guîtâ
** oudâsîna: littéralement, "assis au-dessus", mot qui désigne "l'indifférence" spirituelle, c'est-à-dire la liberté sans attache d'une âme touchée par la connaissance suprême. (Note de Sri Aurobindo)
*** Le Divin, Nârâyana, devient un avec l'humanité, de même que l'homme, Nara, devient un avec le Divin. (Note de Sri Aurobindo)
** oudâsîna: littéralement, "assis au-dessus", mot qui désigne "l'indifférence" spirituelle, c'est-à-dire la liberté sans attache d'une âme touchée par la connaissance suprême. (Note de Sri Aurobindo)
*** Le Divin, Nârâyana, devient un avec l'humanité, de même que l'homme, Nara, devient un avec le Divin. (Note de Sri Aurobindo)
Srî Aurobindo, La Synthèse des Yogas II-Le yoga de la connaissance intégrale-,
Chp. CHAPITRE IX, La délivrance de l'ego, p90 à p94
Traduit de l'Anglais par la Mère.
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