Sri Aurobindo
PENSÉES
ET APHORISMES
BHAKTI (408-450)*
BHAKTI
(L’Amour et la Dévotion)
408
— Je ne suis pas un bhakta , car je n’ai pas renoncé
au
monde pour Dieu. Comment puis-je
renoncer
à ce qu’Il m’a pris de force et qu’Il m’a redonné
contre
ma volonté ? Ces choses sont trop
difficiles
pour moi.
409
— Je ne suis pas un bhakta¹, je ne suis pas un
jnânî²
, je ne suis pas un travailleur du Seigneur.
Que
suis-je donc ? Un outil dans les mains de mon
Maître,
une flûte où souffle le divin Berger, une feuille
poussée
par le souffle du Seigneur.
¹Celui qui suit la voie de la
Dévotion ou de l’Amour.
²Celui qui suit la voie de la
Connaissance.
410
— La dévotion n’est pas absolument complète
tant
qu’elle ne devient pas action et connaissance.
Si
tu es à la poursuite de Dieu et que tu ne
puisses
pas Le rattraper, ne Le lâche pas tant que tu
n’as
pas Sa réalité. Si tu as saisi Sa réalité, insiste pour
avoir
aussi Sa totalité. L’une te donnera la connaissance
divine,
l’autre te donnera les œuvres divines et
une
joie libre et parfaite dans l’univers.
411*
— Les autres se vantent de leur amour pour Dieu.
Moi,
je me vante que je n’aimais pas Dieu : c’est Lui qui
m’a
aimé et m’a cherché et m’a forcé à Lui appartenir.
412*
— Une fois que j’ai su que Dieu était une femme,
j’ai
appris quelque chose de très approximatif
au
sujet de l’amour ; mais c’est seulement quand je
suis
devenu une femme et que j’ai servi mon Maître et
Amant
que j’ai connu l’amour absolument.
413*
— Commettre un adultère avec Dieu est l’expérience
parfaite
pour laquelle ce monde fut créé.
*
D’après les renseignements fournis à Mère, ces aphorismes ont été
écrits
peu après l’arrivée de Sri Aurobindo à Pondichéry. À cette époque, Sri
Aurobindo
signait certaines de ses lettres du nom de Kâlî. Il considérait que
Krishna
et Kâlî étaient identiques (comme le faisait Shrî Râmakrishna qui, à une
époque, a vécu une vie de femme pour adorer Krishna). C’est cette expérience
que Sri Aurobindo décrit peut-être ici à sa façon humoristique.la moralité
humaine. À elle seule cette phrase est toute une satire.
414
— Craindre Dieu, c’est vraiment s’éloigner de Lui
à
une grande distance ; mais jouer à avoir peur
de
Lui, c’est aiguiser des délices absolus.
415
— Les Juifs ont inventé l’homme qui craint Dieu ;
l’Inde
a inventé le connaisseur de Dieu et
l’amant
de Dieu.
416
— Le serviteur de Dieu est né en Judée, mais il est
parvenu
à maturité parmi les Arabes. La joie de
l’Inde
est dans le serviteur-amant.
417
— L’amour, quand il est parfait, rejette la peur ;
mais
toi, garde cependant une ombre et un
souvenir
tendres de l’exil, cela rendra la perfection
plus
parfaite.
418
— Ton âme n’a pas goûté à l’entier délice de Dieu
si
elle n’a jamais eu la joie d’être Son ennemie,
de
lutter contre Ses desseins et d’être engagée dans un
mortel
combat contre Lui.
419
— Si tu ne peux pas faire que Dieu t’aime, fais
qu’Il
lutte contre toi. S’Il ne veut pas te donner
l’étreinte
de l’amant, oblige-Le à te donner l’étreinte
du
lutteur.
420
— Mon âme est la captive de Dieu et prise par Lui
dans
la bataille ; elle se souvient encore de la
guerre, pourtant si loin d’elle, avec délice, alarme et
guerre, pourtant si loin d’elle, avec délice, alarme et
émerveillement.
421
— Plus que toute chose sur la terre, je haïssais la
douleur,
jusqu’à ce que Dieu me fît mal et me
torturât
; alors il me fut révélé que la douleur était
seulement
une forme pervertie et récalcitrante de
délice
excessif.
422
— Il y a quatre étapes dans la douleur que Dieu
nous
inflige : quand c’est seulement de la
douleur
; quand c’est de la douleur qui donne du
plaisir
; quand c’est de la douleur qui est plaisir ; et
quand
c’est purement une forme violente de délice.
423
— Même lorsqu’on a escaladé les régions de
béatitude
où la douleur disparaît, elle survit
encore,
déguisée en extase intolérable.
424
— Comme je gravissais les cimes toujours plus
hautes
de Sa joie, je me suis demandé s’il n’y avait pas
de
limite à l’accroissement de la béatitude et j’ai pris
presque
peur des embrassements de Dieu.
425
— Après l’amour de Dieu, le plus grand ravissement
est
l’amour de Dieu dans les hommes ; là, on a
aussi
la joie de la multiplicité.
426
— La monogamie est peut-être ce qu’il y a de
mieux
pour le corps, mais l’âme qui aime Dieu dans
les
hommes demeure toujours une polygame extatique
et
sans limite ; et pourtant, tout le temps (c’est le secret),
elle
est amoureuse seulement d’un être.
427
— Le monde entier est mon sérail et chaque être
vivant
en lui, chaque existence inanimée, est l’objet de
mon
ravissement.
428
— Pendant un certain temps, je ne savais pas qui
j’aimais
le plus, de Krishna ou de Kâlî ; quand
j’aimais
Kâlî, c’était m’aimer moi-même, mais quand
j’aimais
Krishna, j’aimais un autre et en même temps
c’était
moi-même que j’aimais. Ainsi, j’en vins à aimer
Krishna
encore plus que Kâlî.
429
— Que sert d’admirer la Nature ou de l’adorer
comme
un Pouvoir ou une Présence ou une
déesse
? Que sert aussi de l’apprécier esthétiquement
ou
artistiquement ? Le secret est de jouir d’elle avec
l’âme
comme on jouit d’une femme avec le corps.
430
— Quand on a la vision dans le cœur, toutes
choses
— la Nature, la Pensée et l’Action, les
idées,
les occupations, les goûts et les objets —
deviennent
le Bien-Aimé et sont une source d’extase.
431
— Les philosophes qui rejettent le monde comme
une
mâyâ sont très sages et très austères et très
saints,
mais, parfois, je ne puis m’empêcher de penser
qu’ils
sont aussi un peu stupides et qu’ils laissent Dieu
les
duper trop facilement.
432
— Quant à moi, je pense que j’ai le droit de
soutenir
que Dieu se donne dans le monde
autant
qu’en dehors du monde. Pourquoi l’a-t-Il fait,
vraiment,
s’Il voulait échapper à cette obligation ?
433
— Le mâyâvâdin parle de mon Dieu Personnel
comme
d’un rêve et préfère rêver de l’Être
Impersonnel
; le bouddhiste écarte cela aussi comme
une
fiction et préfère rêver du Nirvâna et de la
béatitude
du néant. Ainsi, tous les rêveurs sont occupés
à
insulter la vision des autres et à afficher la leur
comme
la seule panacée. Cela qui réjouit l’âme
totalement
est pour la pensée l’ultime réalité.
434
— Par-delà la Personnalité, le mâyâvâdin voit
l’Existence
indéfinissable ; je l’ai suivi jusque-là
et
j’ai trouvé mon Krishna par-delà, dans la
Personnalité
indéfinissable.
435
— Quand j’ai rencontré Krishna pour la première
fois,
je L’ai aimé comme un ami et un
compagnon
de jeu, jusqu’à ce qu’Il me trompe ; alors
je
m’indignai et je ne pus Lui pardonner. Puis je L’ai
aimé
comme un amant, et Il m’a encore trompé ; je fus
encore
bien plus indigné ; mais cette fois j’ai dû
pardonner.
436
— Après avoir offensé, Il m’a obligé à Lui pardonner,
non
pas en réparant mais en commettant
de
nouvelles offenses.
437
— Tant que Dieu a essayé de réparer Ses offenses
envers
moi, nous continuions de nous quereller
périodiquement
; mais quand Il a découvert Son
erreur,
les querelles se sont arrêtées, car j’ai dû me
soumettre
à Lui complètement.
438
— Quand je voyais dans le monde d’autres
personnes
que Krishna et moi-même, je gardais
secrets
les agissements de Dieu à mon égard ; mais
depuis
que j’ai commencé à ne voir que Lui et moi
partout,
je suis devenu éhonté et loquace.
439
— Tout ce que mon Amant possède m’appartient.
Pourquoi
m’injuriez-vous parce que je me pare
des
ornements qu’Il m’a donnés ?
440
— Mon Amant a enlevé Sa couronne de Sa tête et
Son
collier royal de Son cou et Il m’en a revêtu ;
mais
les disciples des saints et des prophètes m’ont
injurié,
ils ont dit : « Il court après les siddhis* . »
*Pouvoirs
occultes ou spirituels.
441
— J’ai obéi à l’ordre de mon Amant dans le monde
et
à la volonté de mon Ravisseur ; mais ils se
sont
récriés : « Qui est ce corrupteur de la jeunesse et
ce
destructeur de la morale ? »
442
— Si, même, je me souciais de vos louanges,
ô
vous, les saints, si je chérissais ma réputation,
ô
vous, les prophètes, mon Amant ne m’aurait jamais
pris
en Son cœur ni donné la liberté de Ses chambres
secrètes.
443
— J’étais enivré du ravissement de mon Amant et
j’ai
jeté la robe du monde au milieu même des
grands-routes
du monde. Pourquoi me soucierais-je
que
les mondains se moquent et que les pharisiens
détournent
leur visage ?
444
— Pour ton amant, ô Seigneur, les invectives du
monde
sont du miel sauvage, et la grêle de
pierres
jetées par la foule est une pluie d’été sur le
corps.
Car n’est‑ce point Toi qui invectives et qui
lapides,
et n’est‑ce point Toi dans les pierres, qui
frappes
et qui me blesses ?
445
— Il y a deux choses en Dieu que les hommes
appellent
mal : ce qu’ils ne peuvent pas du tout
comprendre,
et ce qu’ils comprennent mal et dont ils
font
mauvais usage quand ils en ont la possession ;
c’est
seulement ce qu’ils recherchent à tâtons, à moitié
en
vain et qu’ils comprennent vaguement, qu’ils
appellent
bon et saint. Mais, pour moi, toutes choses
sont
aimables en Lui.
446
— Ils disent, ô mon Dieu, que je suis fou parce
que
je ne vois aucune faute en Toi ; mais si,
vraiment,
je suis fou de Ton amour, je ne tiens pas à
recouvrer
mon bon sens.
447
— « Erreurs, mensonges, faux pas ! » s’écrient-ils.
Que
Tes erreurs sont brillantes et belles, ô
Seigneur
! Tes mensonges sauvent la vie à la Vérité ;
par
Tes faux pas le monde se perfectionne.
448
— « Vie, Vie, Vie ! » entendais-je les passions crier ;
«
Dieu, Dieu, Dieu ! », telle est la réponse de
l’âme.
À moins que tu ne voies et n’aimes la Vie comme
Dieu
seulement, la Vie elle-même sera une joie scellée
pour
toi.
449
— « Il l’aime » disent les sens ; mais l’âme dit :
«
Dieu, Dieu, Dieu. » Telle est la formule qui
embrasse
toute l’existence.
450
— Si tu ne peux pas aimer le ver le plus vil et le
plus
immonde des criminels, comment peux-tu
croire
que tu as accepté Dieu en ton esprit ?
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