Sri Aurobindo
PENSÉES
ET APHORISMES
BHAKTI (451-500)*
BHAKTI
(L’Amour et la Dévotion)
451 — Aimer Dieu en excluant le monde, c’est Lui
donner
une adoration intense mais imparfaite.
452
— Est‑ce
que l’amour est seulement la fille ou
la
servante de la jalousie ? Si Krishna aime
Chandrâbali*
, pourquoi ne l’aimerais-je point aussi ?
*Shrî Krishna aimait Râdhâ, mais
il aimait aussi Chandrâbali et toutes les autres gôpîs.
453
— Parce que tu aimes Dieu uniquement, tu es
enclin
à exiger qu’Il t’aime de préférence aux
autres
; mais c’est une exigence fausse, contraire à la
vérité
et à la nature des choses. Car Il est l’Un, mais tu
es
la multitude. Deviens plutôt un en ton cœur et en
ton
âme avec tous les êtres, alors, dans le monde, il n’y
aura
plus que toi seul qu’Il aime.
454
— Ma querelle s’adresse à ceux qui sont assez sots
pour
ne pas aimer mon Amant, non à ceux qui
partagent
Son amour avec moi.
455
— Trouve ton délice en ceux que Dieu aime ;
prends
pitié de ceux qu’Il prétend ne pas
aimer.
456
— Hais-tu l’athée parce qu’il n’aime pas Dieu ?
Alors
tu devrais être détesté, parce que tu
n’aimes
pas Dieu parfaitement.
457
— Il est une chose surtout en laquelle les croyances
et
les Églises succombent au diable, c’est dans
leurs
anathèmes. Quand le prêtre psalmodie Anathema
Maranatha, je vois un
diable qui prie.
458
— Nul doute, quand le prêtre jette une malédiction,
il
appelle Dieu ; mais c’est au Dieu de fureur et
d’obscurité
qu’il se voue, tout comme son ennemi ; car
selon
qu’il s’approche de Dieu, Dieu le recevra.
459
— J’étais très harcelé par Satan, jusqu’à ce que
j’aie
découvert que c’était Dieu qui me tentait ;
alors
l’angoisse de Satan est sortie de mon âme pour
toujours.
460
— Je haïssais le diable et j’étais dégoûté de ses
tentations
et de ses tortures ; et je ne pouvais
dire
pourquoi sa voix et ses mots d’adieu étaient si
doux
que quand il revenait et s’offrait à moi, c’est avec
chagrin
que je le refusais. Puis je découvris que c’était
Krishna
qui jouait Ses tours et ma haine s’est changée
en
rire.
461
— Ils ont expliqué le mal dans le monde en disant
que
Satan avait prévalu contre Dieu, mais j’ai
une
plus fière opinion de mon Bien-Aimé, je crois que
rien
n’est fait que par Sa volonté, dans le ciel ou dans
les
enfers, sur la terre ou sur les eaux.
462
— Dans notre ignorance, nous sommes comme
des
enfants fiers de réussir à marcher debout, sans
aide,
et trop ardents pour nous apercevoir du doigt de
la
mère qui nous touche l’épaule pour nous tenir
d’aplomb.
Quand nous nous éveillons, nous regardons
derrière
nous et nous voyons que Dieu nous conduisait
et
nous soutenait tout le temps.
463
— Au début, chaque fois que je retombais dans le
péché,
j’avais l’habitude de pleurer et de me mettre en
rage
contre moi-même et contre Dieu pour l’avoir
permis.
Plus tard, j’osais seulement demander, sans
plus
: « Pourquoi m’as-tu encore roulé dans la boue,
ô
mon camarade de jeu ? » Puis il me vint à l’esprit
que
ceci aussi semblait trop impudent et présomptueux ;
je
ne pouvais plus que me relever en silence, le regarder
du
coin de l’œil et me nettoyer.
464
— Dieu a arrangé la vie de telle manière que le
monde
est le mari de l’âme ; Krishna est son divin
amant.
Nous avons une dette envers le monde et
devons
le servir, et nous y sommes liés par une loi, une
opinion
contraignante, une expérience commune de
douleur
et de plaisir ; mais l’adoration de notre cœur,
notre
force et notre joie secrète, sont pour notre Amant.
465
— La joie de Dieu est secrète et merveilleuse ; c’est
un
mystère et un ravissement que tourne en
dérision
le sens commun ; mais l’âme qui en a goûté
une
fois ne peut plus jamais y renoncer, quels que
soient
le discrédit mondain, la torture ou l’affliction
qu’elle
puisse nous apporter.
466
— Dieu, le Guru du monde, est plus sage que ton
mental
; aie confiance en Lui et non dans cet
éternel
égoïste et ce sceptique arrogant.
467
— Le mental sceptique doute toujours, parce qu’il
ne
peut pas comprendre ; mais la foi de celui
qui
aime Dieu persiste dans sa connaissance, bien
qu’elle
ne puisse pas comprendre. L’un et l’autre sont
nécessaires
à notre obscurité, mais il ne peut y avoir de
doute
quant à celui qui est le plus puissant. Ce que je
ne
puis pas comprendre maintenant, un jour je le
maîtriserai,
mais si je perds la foi et l’amour, je déchois
complètement
du but que Dieu m’a assigné.
468
— Je puis interroger Dieu, mon guide et instructeur,
et
Lui demander : « Suis-je dans le vrai,
ou
as-Tu permis, dans Ton amour et Ta sagesse, que
mon
mental me trompe ? » Doute de ton mental si tu
veux,
mais ne doute point que Dieu te guide.
469
— Parce que, tout d’abord, il te fut donné des
conceptions
imparfaites de Dieu, tu rages
maintenant
et tu Le nies. Homme, doutes-tu de ton
instructeur
parce qu’il ne t’a pas donné la connaissance
tout
entière dès le début ? Étudie plutôt cette
vérité
imparfaite et mets-la à sa place afin de pouvoir
passer
en sécurité à la connaissance plus vaste qui
s’ouvre
maintenant devant toi.
470
— C’est ainsi que Dieu, en Son amour, enseigne
l’âme-enfant
et le faible, les menant pas à pas et
refusant
la vision de Ses sommets ultimes encore inaccessibles.
Et
n’avons-nous pas tous quelque faiblesse ?
Ne
sommes-nous pas tous, dans Sa vision, seulement
de
petits enfants ?
471
— J’ai vu ceci, que tout ce que Dieu m’a refusé,
Il
l’a refusé dans Son amour et Sa sagesse. Si
j’avais
saisi, à ce moment-là, ce qu’Il me refusait,
j’aurais
changé un grand bien en un grand poison.
Cependant,
quand nous insistons, il nous donne
parfois
du poison à boire afin que nous puissions
apprendre
à l’écarter pour goûter avec connaissance
Son
ambroisie et Son nectar.
472
— Même l’athée devrait être capable, maintenant,
de
voir que la création est en marche vers un
dessein
infini et puissant que la nature même de
l’évolution
laisse deviner. Mais un dessein et un
accomplissement
infinis présupposent une sagesse
infinie
qui prépare, guide, façonne, protège et justifie.
Révère
donc cette Sagesse et adore-la avec tes pensées
dans
ton âme, sinon avec de l’encens dans un temple,
même
si tu nies le cœur d’Amour infini et l’esprit de
Splendeur
infinie. Alors, même si tu ne le sais pas,
c’est
tout de même Krishna que tu révères et que tu
adores.
473
— Le Seigneur d’Amour a dit : « Ceux qui
recherchent
l’Inconnaissable et l’Indéfinissable
Me
recherchent et Je les accepte. » Par Sa parole, Il a
justifié
l’illusionniste et l’agnostique. Pourquoi donc,
ô
fanatique, railles-tu celui que ton Maître a accepté ?
474
— Calvin, qui justifiait l’Enfer éternel, ne
connaissait
pas Dieu, mais il a fait d’un terrible
masque
de Lui Son éternelle réalité. S’il y avait un
Enfer
sans fin, ce ne pourrait être qu’un lieu d’extase
sans
fin ; car Dieu est Ânanda et il n’est point d’autre
éternité
que l’éternité de Sa béatitude.
475
— Quand Dante disait que l’amour parfait de
Dieu
avait créé l’Enfer éternel, il écrivait peut-être
plus
sagement qu’il ne le savait ; car, selon quelques
lueurs
éparses, j’ai parfois pensé qu’il existe un enfer
où
nos âmes souffrent des âges d’extase intolérable et
baignent
comme à jamais dans l’embrassement absolu
de
Rudra, le doux et le terrible.
476
— L’état de disciple de Dieu, notre Instructeur,
l’état
de fils de Dieu, notre Père, la tendresse de
Dieu,
notre Mère, la main du divin Ami, le rire et
l’amusement
avec notre Camarade et Compagnon de
jeu,
la servitude béatifique en Dieu, notre Maître,
l’amour
extatique pour notre divin Amant, telles sont
les
sept béatitudes de la vie dans un corps humain.
Peux-tu
les unir toutes en une seule et suprême relation
aux
couleurs d’arc-en-ciel ? Alors tu n’as besoin
d’aucun
ciel et tu surpasses l’émancipation de l’adwaïtin.
477
— Quand donc le monde changera-t-il à l’image
du
ciel ? Quand toute l’humanité deviendra
comme
des garçons et des filles ensemble, Dieu se
révélant
comme Krishna et Kâlî — le garçon le plus
joyeux
et la fille la plus forte de la foule — jouant
ensemble
dans le jardin du Paradis. L’Éden sémitique
était
assez bien, mais Adam et Ève étaient trop âgés, et
même
son Dieu était trop vieux et trop sévère et
solennel
pour que l’on puisse résister à l’offre du
Serpent.
478
— Les Sémites ont affligé l’humanité avec la
conception
d’un Dieu semblable à un roi sévère
et
digne, un juge solennel qui ne connaît pas la gaieté.
Mais
nous qui avons vu Krishna, nous savons que
c’est
un garçon qui aime jouer et un enfant plein de
malice
et de rire joyeux.
479
— Un Dieu qui ne peut pas sourire n’aurait pas
pu
créer cet univers plein d’humour.
480
— Dieu a pris un enfant pour le choyer en Son
sein
de délice, mais la mère a pleuré et refusé
d’être
consolée parce que son enfant n’existait
plus.
481
— Quand je souffre de douleur ou de chagrin ou
de
malchance, je dis : « Ainsi, mon vieux
Compagnon
de jeu, tu recommences à me malmener »,
et
je m’assois pour jouir du plaisir de la douleur, jouir
de
la joie du chagrin et de la bonne fortune de la
malchance
; alors Il voit qu’Il est découvert et Il
emporte ses fantômes et ses épouvantails.
emporte ses fantômes et ses épouvantails.
482
— Le chercheur de la connaissance divine découvre
en
la description de Krishna qui vole les
robes
des gôpîs l’une des paraboles les plus profondes
des
voies de Dieu envers les âmes : celui qui a de la
dévotion
y trouve la transcription parfaite, en acte
divin,
des expériences mystiques de son cœur ; le lascif
et
le puritain — deux visages d’un même tempérament
—
n’y voient qu’une histoire sensuelle.
Les hommes apportent ce qu’ils ont en
eux-mêmes
et
le voient réfléchi dans les Écritures.
483
— Mon amant m’a enlevé ma robe de péché, et je
l’ai
laissée tomber avec joie, alors il s’est emparé
de
ma robe de vertu, mais je me suis senti honteux et
alarmé
et j’essayai de l’en empêcher. C’est seulement
quand
il me l’eut arrachée de force que je vis combien
mon
âme m’avait été cachée.
484
— Le péché est une ruse et un déguisement de
Krishna
afin de se cacher du regard des vertueux.
Ô
Pharisien, contemple Dieu dans le pécheur,
pèche
en toi-même pour purifier ton cœur, et embrasse
ton
frère.
485
— L’amour de Dieu et la charité envers les hommes
est
le premier pas de la sagesse parfaite.
486
— Celui qui condamne l’échec et l’imperfection
condamne
Dieu ; il limite sa propre âme et
dupe
sa propre vision. Ne condamne point mais
observe
la Nature, aide et guéris tes frères, fortifie
leurs
capacités et leur courage par ta sympathie.
487
— L’amour de l’homme, l’amour de la femme,
l’amour
des choses, l’amour de ton voisin,
l’amour
de ton pays, l’amour des animaux, l’amour de
l’humanité
sont tous l’amour de Dieu reflété en ces
vivantes
images. Aimer et devenir puissant pour jouir
de
tout, aider tout et aimer pour toujours.
488
— S’il est des choses qui refusent absolument
d’être
transformées ou guéries et de devenir
une
image plus parfaite de Dieu, elles peuvent être
détruites
avec de la tendresse dans le cœur, mais sans
pitié
dans le coup. Mais sois bien sûr, d’abord, que
Dieu
t’a donné ton épée et cette mission.
489
— Je dois aimer mon voisin non pas parce qu’il
est
le voisinage, car qu’y a-t-il dans le voisinage
et
les distances ? Ni parce que les religions me disent
qu’il
est mon frère, car où est la source de cette fraternité ?
Mais parce qu’il est moi-même. Le voisinage et
Mais parce qu’il est moi-même. Le voisinage et
les
distances touchent le corps — le cœur va au-delà.
La
fraternité est celle du sang, du pays, de la religion
ou
de l’humanité ; mais quand l’intérêt égoïste vocifère,
qu’advient-il
de cette fraternité ? C’est seulement
en
vivant en Dieu et en transformant le mental, le
cœur
et le corps à l’image de Son unité universelle que
cet
amour profond, désintéressé, inébranlable, devient
possible.
490
— Quand je vis en Krishna, l’ego et l’égoïsme
disparaissent
; alors Dieu seul lui-même peut
juger
de mon amour sans fond et sans limite.
491
— Quand on vit en Krishna, même l’inimitié devient
un
jeu de l’amour et une lutte entre frères.
492
— Pour l’âme qui a saisi la suprême béatitude, la
vie
ne peut plus être un mal ni une illusion
douloureuse
; au contraire, toute la vie devient le
murmure
d’amour et de rire d’un Amant et Compagnon
de
jeu divin.
493
— Peux-tu voir Dieu comme un Infini sans corps
et
pourtant L’aimer comme un homme aime sa
maîtresse
? Alors la suprême vérité de l’Infini t’a été
révélée.
Peux-tu aussi vêtir l’Infini d’un corps secret
que
l’on peut embrasser, et Le voir en chacun et en
tous
ces corps visibles et saisissables ? Alors sa vérité
suprêmement
vaste et profonde entre aussi en ta
possession.
494
— L’Amour divin poursuit simultanément deux
jeux
: un mouvement universel, profond,
calme
et sans fond comme l’Océan insondable, qui
recouvre
le monde entier et chaque chose qui s’y
trouve
comme une base uniforme et avec une pression
égale
; et un mouvement perpétuel, plein de force,
intense
et extatique comme la surface dansante du
même
Océan, qui varie la puissance et la force de ses
vagues
et choisit ce sur quoi il tombera avec les baisers
de
son écume et de ses embruns ou l’étreinte de ses
eaux
engloutissantes.
495
— J’avais l’habitude de haïr et d’éviter la douleur,
j’étais
offensé qu’elle me fût infligée ; mais à
présent,
je découvre que si je n’avais pas souffert, je ne
posséderais
pas, maintenant, forgée et complète, dans
mon
mental, dans mon cœur et dans mon corps, cette
capacité
de délices infinie et innombrablement
sensible.
Dieu se justifie à la fin, même s’Il a pris le
masque
du brutal et du tyran.
496
— J’avais juré que je ne souffrirais pas de la
tristesse
du monde ni de la stupidité du monde,
de
sa cruauté, son injustice, et je rendis mon cœur
aussi
dur et endurant qu’une meule de moulin, puis je
donnai
à mon mental le poli de l’acier. Je ne souffris
plus,
mais la joie m’avait quitté. Alors Dieu a brisé
mon
cœur et labouré mon mental. Par une angoisse
cruelle
et incessante, je me suis élevé jusqu’à une
béatifique
absence de douleur, et par le chagrin,
l’indignation
et la révolte, jusqu’à une connaissance
497
— Quand j’eus découvert que la douleur était
l’envers
du délice et son école, j’essayai
d’entasser
sur moi les coups et de multiplier la
souffrance
dans toutes les parties de mon être, car
même
les tortures de Dieu me semblaient lentes,
légères
et sans effet. Alors mon Amant a dû arrêter ma
main
et s’écrier : « Cesse, car mes coups de fouet sont
suffisants
pour toi. »
498
— Les tortures que s’infligeaient les anciens
moines
et pénitents étaient perverses et
stupides
; cependant, il y avait une âme de connaissance
secrète
derrière leurs perversités.
499
— Dieu est notre sage et parfait Ami, car Il sait
quand
nous frapper et quand nous caresser, le
moment
de nous tuer comme le moment de nous
secourir
et de nous sauver.
500
— L’Ami divin de toutes les créatures cache Son
amitié
sous le masque de l’ennemi, jusqu’à ce
qu’Il
nous ait rendus prêts aux suprêmes cieux ; alors,
comme
à Kurukshetra, la forme terrible du Maître de
la
lutte et de la souffrance et de la destruction disparaît,
et
le doux visage, la tendresse et le corps maintes fois
étreint
de Krishna brillent sur l’âme ébranlée et dans
les
yeux purifiés de Son éternel camarade et compagnon
de
jeu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire