Quand l'Inde aura
accompli sa renaissance, son réveil n'aura sûrement pas la même
brutalité [que celui de l'Europe]; il révélera néanmoins de façon
saisissante la vraie nature et les capacités de son esprit.
Sri Aurobindo
La spiritualité est
véritablement la clef universelle du mental indien; la notion
d'infini lui est naturelle. Dès l'origine, l'Inde a réalisé — et
jamais cette perception ne s'est éteinte, même aux âges de raison
ou de croissante ignorance — que pour voir la vie telle qu'elle est
réellement, pour la vivre dans toute sa perfection, le seul pouvoir
de ses manifestations extérieures ne suffit pas. Elle ressentait
intensément la grandeur des lois et des forces matérielles, avait
conscience de l'importance des sciences physiques et savait avec art
organiser la vie quotidienne. Mais, à ses yeux, le physique ne prend
tout son sens que s'il trouve sa juste relation avec le
supraphysiques; ni la condition actuelle de l'homme, ni sa vision
superficielle ne peuvent expliquer la complexité de l'univers;
derrière les apparences, il est d'autres pouvoirs, d'autres pouvoirs
en l'homme lui-même, que d'ordinaire il ne perçoit pas, car il
n'est conscient que d'une infime partie de lui-même. L'invisible
entoure, embrasse toujours le visible, le suprasensible le sensible,
de même que l'infini embrasse le fini.
L'Inde comprit aussi que l'homme a le pouvoir de se dépasser, de devenir plus complètement, plus profondément lui-même — vérités que l'Europe commence tout juste à entrevoir à son tour mais qui, même aujourd'hui, paraissent encore trop hautes pour qu'elle puisse s'en saisir. Par-delà l'homme, l'Inde vit les myriades de dieux, elle vit Dieu par-delà les dieux, et par-delà Dieu, Sa propre ineffable éternité; elle vit, déployées par-delà notre vie, d'autres étendues de vie, et par-delà notre mental actuel, d'autres étendues du mental; et au-dessus de tout cela elle vit la splendeur de l'esprit. Alors, avec cette calme audace d'une intuition qui ne connaît ni peur ni petitesse, ne reculant devant aucun acte d'héroïsme, fût-il spirituel, intellectuel, éthique ou vital, elle déclara que rien de tout cela n'était inaccessible à l'homme s'il y appliquait sa volonté et sa connaissance ; ces étendues du mental, il pouvait les conquérir, devenir l'esprit, devenir un dieu, devenir un avec Dieu — devenir l'ineffable Brahman. Et, armée de son sens pratique et de sa logique, de ses facultés scientifiques, de son génie de la méthode et de l'organisation, l'Inde se mit aussitôt en marche pour découvrir la voie. Et ces longs âges de vision intérieure, de mise en pratique, enracinèrent en elle sa spiritualité, sa puissante fibre psychique, son ardente soif de se mesurer à l'infini et de l'étreindre, son sens religieux invétéré, son idéalisme, son Yoga, la constante orientation de son art et de sa philosophie.
L'Inde comprit aussi que l'homme a le pouvoir de se dépasser, de devenir plus complètement, plus profondément lui-même — vérités que l'Europe commence tout juste à entrevoir à son tour mais qui, même aujourd'hui, paraissent encore trop hautes pour qu'elle puisse s'en saisir. Par-delà l'homme, l'Inde vit les myriades de dieux, elle vit Dieu par-delà les dieux, et par-delà Dieu, Sa propre ineffable éternité; elle vit, déployées par-delà notre vie, d'autres étendues de vie, et par-delà notre mental actuel, d'autres étendues du mental; et au-dessus de tout cela elle vit la splendeur de l'esprit. Alors, avec cette calme audace d'une intuition qui ne connaît ni peur ni petitesse, ne reculant devant aucun acte d'héroïsme, fût-il spirituel, intellectuel, éthique ou vital, elle déclara que rien de tout cela n'était inaccessible à l'homme s'il y appliquait sa volonté et sa connaissance ; ces étendues du mental, il pouvait les conquérir, devenir l'esprit, devenir un dieu, devenir un avec Dieu — devenir l'ineffable Brahman. Et, armée de son sens pratique et de sa logique, de ses facultés scientifiques, de son génie de la méthode et de l'organisation, l'Inde se mit aussitôt en marche pour découvrir la voie. Et ces longs âges de vision intérieure, de mise en pratique, enracinèrent en elle sa spiritualité, sa puissante fibre psychique, son ardente soif de se mesurer à l'infini et de l'étreindre, son sens religieux invétéré, son idéalisme, son Yoga, la constante orientation de son art et de sa philosophie.
Mais là ne
s'arrêtaient pas, là ne pouvaient s'arrêter toutes les
possibilités de sa mentalité, de son esprit intégral; la
spiritualité elle-même ne fleurit pas sur terre dans le vide, pas
plus que les cimes de nos montagnes ne se dressent comme un rêve
enchanteur au-dessus des nuages, privées de toute base. Quand nous
étudions le passé de l'Inde, ce qui nous frappe ensuite, c'est sa
prodigieuse vitalité, son énergie et sa joie de vivre inépuisables,
la fécondité inouïe de sa créativité. Durant trois mille ans au
moins — en fait, bien davantage — ce fut une suite ininterrompue
de créations, abondantes, généreuses, d'une intarissable diversité
: républiques, royaumes et empires, philosophies, cosmogonies,
sciences et croyances, arts et poésie, monuments de toutes sortes,
palais, temples, travaux publics, communautés, sociétés et ordres
religieux, lois, codes et rituels, sciences physiques et psychiques,
systèmes de yoga, systèmes politiques et administratifs, arts
spirituels et profanes, commerce, industrie et artisanat de haute
qualité – la liste est interminable, et dans chaque domaine
l'activité est presque pléthorique. L'Inde crée, elle crée sans
cesse, sans jamais se satisfaire, sans jamais se lasser; hors de
question pour elle de s'arrêter, à peine semble-t-elle avoir besoin
d'un temps de repos, d'un moment d'inertie, d'une mise en jachère.
Elle rayonne aussi par-delà ses frontières, ses navires traversent
les océans et le précieux excédent de ses richesses inonde la
Judée, l'Égypte, Rome; ses colonies disséminent son art, ses
épopées et ses croyances jusqu'aux rives de la mer Égée; on
retrouve sa trace dans les sables de Mésopotamie; ses religions
conquièrent la Chine et le Japon et se propagent à l'Ouest jusqu'en
Palestine, jusqu'à Alexandrie; et l'on entend l'écho des métaphores
des Oupanishads et des paroles du Bouddha sur les lèvres du Christ.
Partout, sur son sol comme dans ses œuvres, circule une énergie de
vie surabondante. Les critiques européens déplorent, dans
l'architecture, la sculpture et les arts plastiques de l'Inde
ancienne, un manque de retenue, un excès de richesse, l'absence de
tout espace libre, comme s'il fallait à tout prix embellir le
moindre interstice, glorifier chaque centimètre. En tout cas, défaut
ou pas, c'est la conséquence inévitable de ce débordement de vie,
de ce foisonnement de l'infini. Si elle prodigue ainsi ses richesses,
c'est qu'elle ne peut faire autrement, de même que l'Infini emplit
chaque pouce de l'espace d'un frémissement de vie et d'énergie,
parce qu'il est l'Infini.
Mais cette suprême
spiritualité, cette énergie exubérante, cette joie inépuisable de
vivre et de créer, ne constituent pas la totalité de ce que fut
jadis l'esprit de l'Inde. Nous ne sommes pas devant la splendeur
confuse d'une végétation tropicale sous des cieux d'une pure
infinité saphiréenne. Des yeux inaccoutumés à pareille richesse
ne voient que chaos dans cet espace grouillant d'une vie protéiforme,
ce désordre somptueux dans son excès, ce manque extravagant de
mesure, d'équilibre et de dessin précis. En fait, un troisième
pouvoir habitait l'esprit de l'Inde ancienne, celui d'un vigoureux
intellect, tout à la fois riche et austère, robuste et minutieux,
puissant et délicat, massif en son principe et curieux de chaque
détail. Son impulsion première le portait vers l'ordre et
l'organisation, mais un ordre fondé sur la recherche de la loi
intérieure des choses et sur leur vérité, sans jamais perdre de
vue la possibilité d'une application pratique scrupuleuse. L'Inde a
été, d'abord et avant tout, la terre du Dharma et du Shâstra. Elle
a cherché à connaître la vérité et la loi intérieures de chaque
activité humaine et cosmique : leur dharma. Ce dharma une fois
découvert, elle se mettait à l'œuvre pour le traduire sous une
forme complexe et un principe de fonctionnement détaillé afin de
l'appliquer dans les faits et de l'ériger en règle de vie. Son
premier âge, celui de la découverte de l'Esprit, fut lumineux ; le
second lui permit de parachever sa découverte du Dharma ; dans le
troisième, elle élabora en détail ce qui n'avait été qu'une
première et plus simple formulation du Shâstra ; mais aucun de ces
éléments n'était exclusif, et ils sont toujours présents tous les
trois.
Pendant la troisième
période, cette application à faire de toute la vie une science et
un art atteignit des proportions extraordinaires. À elle seule, la
production intellectuelle qui s'étend de la période d'Ashoka
jusqu'au coeur de l'ère musulmane est réellement prodigieuse; il
suffit, pour s'en convaincre, d'étudier le compte rendu qu'en
donnent les récents travaux d'experts. Ceux-ci, ne l'oublions pas,
n'en sont qu'à leurs débuts, et le peu qui a été mis au jour ne
représente qu'une infime partie de tous ces écrits et de toute
cette connaissance de jadis. Rien, dans la période historique qui
précède l'invention de l'imprimerie et des outils de la science
moderne, n'égale un tel labeur, une telle activité intellectuelle;
c'est pourtant sans le secours de ces instruments que cette immense
recherche, cette vaste création, cette enquête zélée, minutieuse
furent menées, avec, pour en garder la trace, la seule mémoire des
hommes, et quelques feuilles de palme périssables. En outre, cette
impressionnante littérature ne se limitait pas à la philosophie et
la théologie, à la religion et au Yoga, à la logique, la
rhétorique, la grammaire et la linguistique, à la poésie et au
théâtre, à la médecine, à l'astronomie et aux sciences; elle
embrassait la vie tout entière, la politique et la société, tous
les arts, de la peinture à la danse, en passant par tous les
soixante-quatre
« accomplissements »i
tout ce qui était alors connu et pouvait être utile à la vie
ou intéresser le mental; l'on y trouvait même des guides pratiques
détaillant, entre autres, l'élevage et le dressage des chevaux et
des éléphants, chaque spécialité ayant son shâstra et son art,
son arsenal de termes techniques, sa copieuse littérature. Chaque
sujet, du plus vaste et plus imposant au plus modeste et anodin,
bénéficiait du même effort intellectuel, global, riche, minutieux,
approfondi. D'une part, il y avait une curiosité insatiable, un
désir de la vie de se connaître elle-même dans le moindre détail,
de l'autre, un esprit d'organisation et d'ordre scrupuleux, le désir
du mental de franchir les étapes de la vie avec une connaissance
harmonisée et selon un rythme juste et mesuré. Et c'est la fusion
de ces différents éléments — une spiritualité profondément
enracinée et dominant tout le reste, une créativité vitale et un
goût de vivre inépuisables, et, leur servant d'intermédiaire, une
intelligence puissante, scrupuleuse, pénétrante, ou se mariaient le
mental rationnel, éthique et esthétique, chacun à son plus haut
niveau d'activité — qui fonda l'harmonie de l'ancienne culture de
l'Inde.
Jamais, en vérité,
sans la richesse de sa vitalité et de son intellect, l'Inde n'aurait
pu, comme elle l'a fait, développer à ce point ses tendances
spirituelles. C'est une grande erreur de croire que la fleur de la
spiritualité s'épanouit d'autant mieux que le sol est appauvri, la
vie à moitié morte, l'intellect découragé et intimidé. Cette
spiritualité-là a quelque chose de morbide, de fiévreux, et
s'expose à de périlleuses réactions. C'est quand la vie d'un
peuple a été des plus intense et sa pensée des plus profonde, que
sa spiritualité révèle sa hauteur et sa profondeur, et donne ses
fruits les plus divers et les plus durables. L'Europe actuelle a dû
attendre une longue explosion de ses forces vitales, une activité
stupéfiante de son intellect, pour que la spiritualité consente
vraiment à émerger, promettant de n'être plus, comme naguère, le
triste médecin de la maladie de la vie, mais les prémices d'une
vaste et profonde lumière.
i
Ces soixante-quatre arts ou « accomplissements »
(à une époque, on en compta jusqu'à près de six cents!), dûment
répertoriés et codifiés, constituaient un véritable art de vivre
(Note du traducteur).
SRI AUROBINDO, LA RENAISSANCE DE
L'INDE
1918-1921
1ère édition
française 1998
Traduit de l'anglais
par un disciple
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