Elle
suit jusqu'au but de celles qui passent au-delà, elle est la première dans la
succession éternelle des aurores qui viennent. — Elle s'élargit, faisant surgir
l'être vivant, éveillant quelqu'un qui était mort... — Quelle est son ampleur
quand elle s'harmonise avec les aurores
qui déjà ont fini de luire et celles qui maintenant doivent luire? Elle désire
les matins passés et accomplit leur lumière; devant elle projetant son
illumination, elle entre en communion avec les autres qui doivent venir.
Kusta
Angirasa
Rig-Véda, 1, 113, 8 et 10
Triples
sont les naissances suprêmes de cette force divine qui est dans ce monde,
-elles sont vraies, elles sont désirables ; là il se meut, amplement manifeste
ail sein de l'Infini ; là il brille, pur, lumineux, accomplissant... Ce qui
dans les mortels est immortel et possède la vérité est un dieu ferme en nous,
énergie s'exerçant en nos pouvoirs divins.,. Sois Exaltée, ô Force, perce tous
les voiles, manifeste en nous les Choses du Divin.
Rig-Véda, IV, 1, 7; 2, 1 ; 4. 5
La première préoccupation de l'homme dès que
s'éveille sa pensée, et, semble-t-il, sa préoccupation inévitable et infinie —
car elle survit aux plus longues périodes de scepticisme et revient après
chaque exil — est aussi la plus haute que puisse concevoir sa pensée. Elle se
manifeste dans la divination du Divin, dans l'élan vers la perfection, dans la
recherche de la Vérité
pure et de la Béatitude sans mélange, dans le sentiment d'une immortalité
secrète. Les aurores anciennes de la connaissance humaine nous ont laissé leur témoignage
de cette aspiration constante ; nous voyons aujourd'hui une humanité rassasiée,
mais non pas satisfaite, par son analyse victorieuse des aspects extérieurs de
la Nature, se préparer à retourner à ses aspirations premières. La formule
primitive de la Sagesse promet d'en être aussi l'ultime : Dieu, Lumière,
Liberté, Immortalité.
Ces idéals persistants de la race viennent à
la fois contredire son expérience normale et affirmer des expériences plus
hautes et plus profondes qui ne sont point normales pour l'humanité et ne peuvent
être atteintes, dans l'intégralité de leur structure, que par un effort individuel
révolutionnaire ou une progression générale évolutive. Connaître, posséder et
être l'Être divin dans une conscience annale et égoïste, transmuer notre mentalité
physique, de demi-jour ou de ténèbres, en la plénitude d'une illumination
supramentale, édifier la paix et une félicité existant en soi là où ne règne
que la tension de satisfactions éphémères assiégées par la douleur physique et
la souffrance émotive, instaurer une liberté infinie en un monde qui se
présente comme un ensemble de nécessités mécaniques, découvrir et réaliser la
vie immortelle en un corps sujet à la mort et à un incessant changement — voilà
ce qui nous est offert
comme la manifestation de Dieu dans la Matière et comme le but de la Nature
dans son évolution terrestre. Pour l'intellect matériel ordinaire qui voit dans
son actuelle organisation de conscience la limite de ses possibilités, la
contradiction flagrante entre les idéals non-réalisés et le fait réalisé est un
argument concluant contre leur validité. Mais si nous envisageons plus
délibérément le mécanisme du monde, cette opposition apparaît plutôt comme un
élément de la méthode la plus profonde de la Nature, comme le sceau de sa
sanction la plus entière.
Car tous les problèmes de l'existence sont essentiellement
problèmes d'harmonie. Ils prennent naissance dans la perception d'un discord
non résolu et l'intuition d'un accord, d'une unité non encore dévoilée. Ce qui
est pratique et le plus animal en l'homme peut se contenter d'un discord non
résolu, mais non pas son esprit pleinement éveillé ; et le plus souvent même
les éléments pratiques en l'homme n'échappent à ce qui est une nécessité
générale qu'en refusant d'admettre le problème, ou en acceptant un compromis grossier,
utilitaire et dépourvu de toute lumière. Par essence, cri effet, toute la
Nature recherche une harmonie, aussi bien la vie et la matière dans leur sphère
propre que le mental dans l'ordonnance de ses perceptions. Plus
grands sont le désordre apparent de matériaux offerts ou l'apparente
hétérogénéité, voire même l'opposition irréductible des éléments à utiliser,
plus forte est l'impulsion, et elle conduit vers un ordre plus subtil et plus
puissant que n'en saurait normalement produire une tentative moins ardue.
Mettre en accord la Vie active avec une matière première de forme où la
condition de 1'activité elle-même semble être l'inertie, est un problème
d'opposés que la Nature a résolu et cherche à toujours mieux résoudre dans des
cas toujours plus complexes ; car la solution parfaite en serait l'immortalité
matérielle d'un corps animal pleinement organisé supportant le mental. Mettre
en accord le mental conscient et la volonté consciente avec une forme et une
vie qui en elles-mêmes ne sont pas manifestement conscientes de soi, qui sont
tout au plus capables d'une volonté mécanique ou subconsciente, est un autre
problème d'opposés dans lequel elle a obtenu d'étonnants résultats et vise
toujours à de plus hauts prodiges : le miracle dernier en serait, en effet, une
conscience animale qui ne chercherait plus la Vérité et la lumière mais les
posséderait avec l'omnipotence effective résultant de la possession d'une connaissance
directe achevée. Aussi
l'élan qui soulève l'homme vers l'accord d'opposés encore plus hauts n'est-il
pas seulement rationnel en soi, il est le seul aboutissement logique d'une
règle et d'un effort qui semblent être une méthode fondamentale de la Nature et
le sens même de sa poursuite universelle.
Nous parlons de l' « évolution » de la Vie
dans la matière, de l'« évolution » du Mental dans la Matière ; mais n'est là
qu'un mot qui désigne le phénomène sans
l'expliquer. Car il semble n'y avoir aucune raison pour que la Vie provienne
d'éléments matériels, pour que le
Mental provienne de la forme vivante, si l'on n'accepte la thèse védântique que
la Vie est déjà involuée dans la Matière, et le Mental dans la Vie, parce qu'en essence la Matière est une forme
voilée de la Vie, la Vie une forme voilée de la Conscience. Il semble alors ne
guère y
avoir d'objection à avancer d'un pas encore dans cette série et à admettre que
la conscience mentale puisse n'être elle-même qu'une forme et un voile d'états
supérieurs qui sont au-delà du Mental. En ce cas, l'invincible élan de l'homme
vers Dieu, vers la Lumière, la Béatitude, la Liberté, l'Immortalité, trouve sa
juste place dans la chaîne :c'est simplement l'élan impérieux par
lequel la Nature cherche à évoluer au-delà du Mental, et il semble aussi
naturel, aussi vrai et aussi juste que l'élan vers la Vie que, la Nature a fait
germer en certaines formes de la Matière, ou l'élan vers le Mental qu'elle a
fait germer en certaines formes de la Vie. Dans l'un et
l'autre cas, l'élan existe plus ou moins obscurément dans les différents
réceptacles de la nature où se développe, en une série toujours ascendante, le
pouvoir de sa volonté d'être ; dans l'un et l'autre cas, il fait apparaître graduellement
— et devra à la fin faire apparaître
pleinement — les organes et les facultés nécessaires.
Comme l'élan vers le Mental va des réactions les plus sensibles de la Vie dans
le métal et dans la plante jusqu'à sa pleine organisation dans l'homme, ainsi dans
l'homme lui-même se retrouve la même série ascendante, la préparation, sinon
plus, d'une vie supérieure, d'une vie divine. L'animal est un vivant
laboratoire dans lequel, dit-on, la nature a élaboré l'homme. L'homme lui-même
pourrait bien être un laboratoire vivant et pensant en qui, et avec la
coopération consciente de qui,
la nature veut élaborer le surhomme, le Dieu — ou plutôt, ne devrions-nous pas
dire manifester Dieu? Car
si l'évolution est la manifestation progressive par la Nature de ce qui,
«
involué », dormait ou œuvrait en elle, c'est aussi la réalisation patente de ce
qu'elle est dans le secret. Nous ne pouvons donc ordonner a la Nature de s'arrêter
à tel stade de son évolution; nous n'avons pas non plus le droit de condamner —
comme perversion et présomption avec l'homme de religion, comme maladie ou
hallucination avec le rationaliste — toute intention dont elle peut témoigner
de dépasser ce stade ou tout effort qu'elle peut accomplir dans ce sens. S'il
est vrai que l'Esprit est « involué » dans la matière et que la Nature visible
est le Dieu caché, le but le plus haut et le plus légitime que l'homme puisse
avoir sur terre est de manifester le divin en soi, de réaliser Dieu au-dedans
et au-dehors de soi.
Ainsi l'éternel paradoxe et l'éternelle
vérité — une vie divine dans un corps animal, une aspiration ou réalité immortelle
habitant une demeure immortelle, une conscience universelle unique se représentant
en des esprits limités et des egos divisés, un Être transcendant, indéfinissable,
sans espace ni temps et qui seul rend possibles espace et temps et cosmos et,
en toutes contradictions, la vérité supérieure réalisable par le terme inférieur
— se trouvent justifiés aussi bien pour la raison réfléchie que pour l'intuition,
l'instinct tenace de l'humanité. On tente parfois d'écarter définitivement des
questions que la pensée logique a si souvent, déclarées insolubles, et de
persuader aux hommes de borner leur activité mentale aux problèmes pratiques
immédiats de leur existence matérielle dans l'univers ; mais l'effet de ces
échappatoires n'est jamais permanent. L'humanité en revient avec un désir plus
intense de recherches,
une soif plus ardente de solution immédiate. De cette soif le mysticisme
profite, et de nouvelles religions surgissent pour remplacer les anciennes qu'a
détruites ou dépouillée de leur sens un scepticisme qui s'avère lui-même
impuissant puisque, destiné à chercher, il se refuse à pousser assez loin la
recherche. Essayer de nier ou d'étouffer une vérité parce qu'elle est encore obscure
en ses manifestations extérieures et trop souvent représentée par un
obscurantisme superstitieux ou une croyance grossière — cela même est une sorte
d'obscurantisme. Vouloir éluder une nécessité cosmique parce qu'elle est ardue,
difficile à justifier par des résultats immédiats tangibles et lente à régler
son fonctionnement, c'est en définitive ne pas accepter la vérité de la Nature,
et au contraire se révolter contre la volonté secrète, plus puissante, de la
grande Mère. Il est préférable et plus rationnel d'accepter ce qu'Elle ne nous
permet pas, en tant que race, de rejeter, et de le hausser, hors du domaine de
l'instinct aveugle, de l'intuition obscure et de l'aspiration sans règle,
jusqu'en la lumière de la raison et d'une volonté éclairée qui se dirige
consciemment. Et s'il est une lumière supérieure d'intuition illuminée ou de
vérité en voie de révélation, présentement masquée ou inopérante en 1'homme,
qui ne joue que par éclairs intermittents, comme de derrière un voile, ou par de
rares jaillissements, comme des aurores boréales dans notre ciel matériel, nous
ne devons pas non plus craindre d'aspirer. Car il est probable que c'est là le
prochain état supérieur de conscience dont le Mental n'est qu'une forme et un
voile ; et par les splendeurs de cette lumière passe peut-être le chemin de
notre épanouissement progressif jusqu'en l'état suprême, quel qu'il soit, où l'humanité
trouvera son ultime repos.
Sri
Aurobindo, LA VIE DIVINE,
Chapitre
premier — L'aspiration de l'homme —
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