L'artiste indien vivait dans la
lumière d'une inspiration qui lui commandait de tendre vers un but supérieur;
sa méthode jaillissait de ces hautes sources et servait ce dessein à
l'exclusion de toute autre impulsion plus terrestrement sensuelle ou
superficiellement imaginative. Les six composantes de son art, les shadanga, s'appliquent à toute création
utilisant la ligne et la couleur puisque les arts plastiques majeurs partout
obéissent aux mêmes lois. Ces principes nécessaires sont la distinction des
formes, roûpabheda ; la proportion,
l'agencement des lignes et des masses, le dessin, l'harmonie, la perspective, pramâna; l'émotion ou le sentiment
esthétique suscité par la forme, bhâva ; la recherche d'une beauté et d'un
charme satisfaisant l'esprit esthétique, lâvanya
; la vérité et le pouvoir de suggestion de la forme, sâdrishya; la disposition, la combinaison, l'harmonie des couleurs,
varnikâbhanga ; tels sont les
éléments essentiels auxquels, en dernière analyse, se réduit toute oeuvre d'art
réussie. Mais c'est la combinaison savante de chacune de ces composantes qui
valorise l'intention et l'effet de la technique, de même que l'origine et le
caractère de la vision intérieure guidant la main lorsqu'elle associe ces
éléments garantissent le succès spirituel de l'œuvre accomplie; or, le
caractère unique de la peinture indienne, le charme particulier de l'art
d'Ajantâ, jaillissent de la remarquable orientation intérieure, spirituelle,
psychique, que le génie pénétrant de la culture indienne a su donner à la
conception et à la méthode artistiques. Pas plus que l'architecture ou la
sculpture indiennes, la peinture ne pouvait se soustraire à ce mobile
envoûtant, à cette atmosphère de transmutation, à cette obsession manifeste ou
subtile d'une perception mentale étrangement ou secrètement modifiée – l'œil
qui a appris à voir, non comme tout un chacun avec le seul regard extérieur,
mais en faisant communier en permanence les facultés intellectuelles et la
vision intérieure avec le moi derrière le mental comme avec l'esprit pour
lequel les formes ne sont qu'un voile transparent ou une discrète suggestion
(le sa haute splendeur. La beauté et la puissance des formes, la majesté du
trait, la richesse des couleurs, l'élégance de cette peinture sont trop
évidentes, trop criantes pour être ignorées, ce charme (lu psychique trouvant
d'ordinaire un écho chez tout être sensible et cultivé; en outre, le peintre,
contrairement au sculpteur, s'écarte avec moins de véhémence, moins d'intensité
de la norme physique extérieure; restant fidèle aux exigences de son art il
est, à juste titre, moins dédaigneux de la beauté et de la grâce formelles ;
c'est pourquoi l'intellect occidental tend à faire plus de cas de la peinture
indienne et, faute de l'apprécier vraiment, lui modère ses critiques. Elle ne
provoque pas chez lui la même totale incompréhension, ni les mêmes violents
malentendus, voire la même répulsion que l'œuvre sculptée. Et pourtant, il est
clair que quelque chose semble lui échapper, obscurcir son jugement, ou n'être
qu'imparfaitement compris, et ce quelque chose est précisément cette intention
spirituelle plus profonde, qui relègue le sens esthétique et les images
immédiatement perçues par l'œil au rang de simples médiateurs. Dans l'ensemble
de la production indienne les oeuvres catégorisées moins fortes et moins
frappantes manquent à première vue d'inspiration ou d'imagination ; cet art
est, en conclue-t-on, conventionnel : lorsque l'esprit ne s'impose pas avec
vigueur, il passe inaperçu, lui qu'on a déjà du mal à appréhender complètement
lorsque la puissance transmise à l'expression est trop grande ou trop directe
pour être contestée. La peinture indienne, tout comme l'architecture ou la
sculpture, réclame, par-delà la perception physique et psychique, une autre
vision, une vision spirituelle d'où l'œuvre procède ; ne pas l'acquérir, au
même titre que nous développons le sens esthétique, nous condamne à ne pouvoir
apprécier toute la profondeur et la signification de ses réalisations.
Sri Aurobindo, Les fondements de la culture indienne — L'art indien —
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