Le travail de l'artiste
occidental traditionnel consiste à reproduire avec rigueur et très
minutieusement les formes de la nature physique ; le monde extérieur est son
modèle, il doit le garder sous les yeux, réprimant toute tendance à trop s'en
écarter, rejetant toute pointe de désir qui lui commanderait d'obéir à un
esprit plus secret. Son imagination se soumet au règne du visible, même
lorsqu'il y introduit des conceptions qui proviennent d'un autre royaume ; le
poids du monde physique ne l'abandonne jamais, et le Voyant du subtil, le
créateur des formes mentales, l'Artiste intérieur, le voyageur au regard grand
ouvert sur les royaumes plus vastes du psychique, est obligé de soumettre ses
inspirations à la loi du Voyant du dehors, à l'esprit qui s'est incarné dans
les manifestations de la vie terrestre, dans l'univers matériel. S'il veut
animer le visible d'une vision intérieure plus subtile, il ne peut en général,
dans sa méthode de travail, dépasser un réalisme imaginatif idéalisé. Et
lorsque, pour fuir cette loi contraignante, il est tenté de s'arracher
totalement à son carcan, il court le risque de s'égarer dans les méandres
intellectuels d'un imaginaire extravagant qui, violant la loi universelle de la
juste distinction des formes, roûpabbeda,
appartient à la vision de quelque monde intermédiaire de pure fantaisie. Son
art a découvert la loi des proportions, le principe de l'agencement et de la
perspective, qui préserve l'illusion de la nature physique, et il relie tout
son dessin à son dessin à elle, dans un esprit d'obéissance consciencieuse et
de fidèle dépendance. Son imagination est la servante ou l'interprète de ses
imaginations, c'est en observant sa loi universelle de beauté qu'il trouve son
propre secret d'unité et d'harmonie, et sa subjectivité tente de se découvrir
elle-même dans la sienne, en sondant de plus près les formes objectives que son
esprit créateur a élaborées. Seul l'impressionnisme s'approche avec quelque
succès d'un esprit plus intimement subjectif. Si cette école prend toujours
comme point de départ la nature et ses modèles, elle tente plutôt d'en
restituer l'effet premier, intimement personnel, sur une perception
intériorisée, parvenant ainsi à une expression du visible un peu plus
intensément psychique. Mais en règle générale, le peintre ne travaille pas du
dedans vers le dehors à la manière plus libre (le l'artiste oriental. Son
émotion, son intuition artistiques sont ainsi prisonnières du cadre de cette
convention artistique; nous n'avons pas affaire à une émotion purement
spirituelle ou psychique, mais le plus souvent à une exaltation de
l'imaginaire suggérée par le spectacle et les choses de la vie, comportant un
élément psychique ou un début d'intuition spirituelle que le contact avec
l'extérieur a fait naître et qu'il domine. C'est chez lui le pouvoir de l'idée
et de l'imagination qui, se sublimant, charme notre sensibilité extérieure, et
toute autre forme (le beauté n'est admise que par association. Reproduire
fidèlement la nature physique et en donner une interprétation intellectuelle, émotive
et esthétique, tel est le devoir de ressemblance auquel il s'astreint, l'étude
de la ligne et la projection de la couleur avant pour seule mission d'incarner
le flot de cette vision. La méthode consiste à transcrire le monde visible en
le transfigurant si besoin est, transmutation qui ne va pas au-delà de ce que
le mental esthétique impose à ses matériaux. Au pire une simple illustration,
au mieux une interprétation de la vie et de la nature, un effort
d'identification aux choses plus profondes, la quête d'une sorte de rapport
avec l'esprit qui, investissant les formes, docile, s'y est soumis, pravishya yah pratiroupo babhouva : tel
est le principe directeur de cet art (1).
Le point de départ de l'artiste
indien se situe à l'autre extrême de cette échelle des valeurs d'expérience qui
relient la vie à l'esprit. Toute la force créatrice vient alors d'une vision
spirituelle et psychique, à laquelle il convient de donner une prépondérance
absolue, l'accent mis sur le physique étant secondaire et toujours délibérément
allégé; est écarté tout ce qui ne servirait pas ce projet ou détournerait le
mental de la pureté de cette intention. Cette peinture exprime l'âme à travers
la vie, mais la vie n'est alors qu'un moyen permettant au spirituel de se
manifester, et sa représentation extérieure n'est ni l'objectif premier ni la
motivation directe. Cette représentation est réelle, extrêmement vivante et
dynamique, mais elle appartient plus à une vie psychique intérieure qu'à la vie
physique extérieure. Analysant l'influence indienne sur une célèbre peinture
japonaise, un critique très réputé constate que le tempérament indien s'y
reconnaît par le trait rare et large du dessin, un certain sens de la vie et du
portrait qui évoquent les fresques d'Ajantâ ; mais il nous faut soigneusement
étudier ce sens de la vie, l'origine et la finalité de ces figures aux contours
fortement appuyés. Le sens donné à la vie, l'approche du caractère sont ici
très différents de la splendeur, de l'exubérance vitale, du pouvoir et de la
force des personnages que nous trouvons dans une peinture italienne, une
fresque de la main de Michel-Ange ou un portrait réalisé par Titien ou le
Tintoret. À l'origine, la peinture a pour principal objet d'illustrer la vie et
la nature ; cela donne d'ordinaire une reproduction plus ou moins vigoureuse et
originale, une oeuvre plus ou moins fidèle traitée sur le mode conventionnel;
mais sous les doigts d'un grand artiste, cette discipline s'élève jusqu'à
révéler la splendeur et la beauté de ce qui dans la vie séduit les sens, ou la
puissance dramatique et l'intérêt captivant que suscitent une personnalité, une
émotion, une action. C'est l'approche communément adoptée en Occident, et la
majorité des oeuvres d'art
européennes y souscrit ; mais
dans l'art indien, ce n'est jamais la motivation principale. Ce qui charme les
sens est bien présent, mais raffiné au point de ne devenir qu'un des joyaux, et
non le premier, de ce trésor de beauté et de grâce psychiques qui pour
l'artiste indien constitue la vraie beauté, lâvanya : en soi anecdotique,
l'intérêt dramatique doit se subordonner, car fauteur auteur ne dépeint personnage
et action que pour mieux exalter le sentiment spirituel et psychique
sous-jacent, bhâva ; sont donc écartées toute insistance, toute prédominance de
ce qui est superficiellement dynamique - l'intense pureté de la sensibilité
spirituelle, trop extériorisée, se dégraderait au contact brutal des émotions
d'une nature physique plus vulgaire. La vie que l'on montre est celle de l'âme
et non, sauf en tant que forme et suggestion évocatrices, la vie de l'être
vital et du corps. En effet, le second but de l'art, son intention plus noble,
est d'arriver, en faisant le portrait de la vie et de la nature, à une
interprétation, une révélation intuitive du sens de l'existence, et tel est
bien la vocation première de la peinture indienne. En s'appuyant sur les formes
que la nature nous propose déjà, cette interprétation peut vouloir s'en servir
pour tenter d'évoquer une vérité de l'esprit que la nature lui a d'abord
suggérée et vers quoi elle revient pour y trouver support, la démarche
consistant alors à relier la forme perçue par l'œil physique à la vérité qu'elle
évoque, sans dépasser toutefois les limites que lui impose l'apparence. Ainsi
procède l'art occidental, obsédé par l'imitation directe de la nature. Cette
conception de la vraisemblance, ou sâdrishya, l'artiste indien la rejette.
Il commence du dedans, voit dans son âme la chose qu'il souhaite exprimer ou
interpréter, et tente de découvrir la ligne, la couleur, le dessin exacts de
son intuition qui, lorsqu'elle se manifeste sur le plan physique, n'est pas une
reproduction fidèle et ressemblante de la ligne, de la couleur et du dessin de
la nature physique, mais bien plutôt, semble-t-il, une transmutation psychique
de l'image naturelle. Ce qu'il peint est en réalité la forme de choses qu'il a
vues sur son plan d'expérience psychique, formes d'âme dont le support physique
n'est qu'un reflet grossier; leur pureté, leur subtilité révèlent aussitôt ce
que le monde visible masque par l'épaisseur de ses enveloppes. Les traits et
les couleurs recherchés sont ici les lignes et les nuances psychiques propres à
la vision que l'artiste est allé découvrir en lui-même.
Tel est, comme en témoigne chaque
détail d'une peinture indienne, le postulat de cet art qui conduit à un usage
différent des six principes canoniques. La distinction des formes est certes
fidèlement observée, sans que, cédant au naturalisme, cela entraîne pour autant
une imitation parfaite de l'apparence physique chargée de reproduire avec
vraisemblance les formes extérieures du monde où nous vivons. Il ne s'agit pas
de restituer exactement ce que nos yeux ont vu ou auraient pu voir en un lieu
donné – une scène, un intérieur, une personne qui vit et respire –, afin de
rendre ce spectacle émouvant et intelligible à notre perception esthétique. Le
résultat obtenu est pourtant extraordinaire de vie, de naturel, de réalisme,
mais ce réalisme transgresse l'univers physique, c'est une réalité que l'âme
reconnaît aussitôt comme relevant de sa sphère propre, un naturel éclatant de
vérité psychique, l'incontestable esprit de la forme dont l'âme se fait le
témoin, non le naturel, l'aspect purement extérieur de la forme que contemple
l'oeil ordinaire. La vérité, la ressemblance existe conformément au fameux
principe de correspondance, ou sâdrishya
mais c'est ici la vérité d'une forme essentielle, la ressemblance de l'âme à
elle-même, la reproduction d'une incarnation subtile, fondement de
l'incarnation physique, le corps délié plus pur et plus fin d'un objet,
expression même de sa nature essentielle, swabhâva. La technique adoptée est
originale, typique de cette perception intériorisée du mental indien. Les
contours, purs et fermes, sont soulignés avec audace et fermeté, l'artiste
supprimant catégoriquement tout ce qui pourrait entraver cette audace, cette
vigueur, cette pureté, tout ce qui viendrait brouiller et diluer l'intense
signification du trait. Lorsqu'il aborde la figure humaine, il minimise, voire
même dédaigne tout ce qui, compris dans ses limites, chair, muscle, détail
anatomique, suggère la masse ou le relief : il se contente d'accentuer les
lignes fortes et subtiles, les formes pures qui donnent à la figure humaine son
humanité ; l'essence de l'être humain est là tout entière, la divinité qui,
pour se rendre à nous visible, s'est donné ce vêtement de l'esprit, mais non la
matérialité physique superflue que l'homme porte comme un fardeau. Ce que nous
avons devant nous, ce sont le visage et le corps psychiques idéaux de l'homme
et de la femme, dans tout leur charme, toute leur beauté. Le modelé est traité
autrement, par agencement de masses apurées, une flexion et un ondoiement
coloré du corps, ou bhanga, par une
simplicité de contenu qui permet à l'artiste d'imprégner l'ensemble de sa
composition du sens de la seule émotion spirituelle, du sentiment, de la
suggestion qu'il entend transmettre, de l'intuition qu'il a de ce moment de
l'âme, de son expérience vivante. C'est cela, et cela seulement, que la
peinture indienne cherche à traduire. Et cela se reconnaît notamment à la place
de choix, miraculeusement subtile et suggestive, accordée aux mains pour
évoquer cet univers psychique. Notre regard est inévitablement et immédiatement
frappé par la manière dont ce jeu des mains prolonge ou complète l'expression
du visage et des yeux ; mais plus nous poussons l'examen, plus nous nous
apercevons que chaque mouvement du corps, la position de chaque membre, le
rapport et le dessin de tous les volumes procèdent de la même émotion
psychique. Les détails secondaires les plus importants renforcent encore ce
sentiment par une suggestion apparentée ou en introduisant un rappel, une
variante, un développement, une mise en relief du motif principal. Animaux,
édifices, arbres, objets subissent un même traitement, obéissant tous à cette
loi qui charge la ligne de sens et supprime le détail superflu. Dans tout cet
art règne une harmonie de conception, de méthode et d'expression hautement
inspirée. La couleur s'applique elle aussi à transmettre l'intention
spirituelle et psychique, il suffit d'étudier la palette d'une miniature
bouddhique pour s'en convaincre. La puissance du trait alliée à la finesse de
la suggestion psychique qui anime l'espace délimité par ces contours
évocateurs, a engendré cette remarquable union de grandeur et de grâce
émouvante, typique de toute l'œuvre d'Ajantâ, puis de celle de la peinture
râjpoûte où toutefois, la noblesse de l'œuvre primitive se perd dans la grâce :
au dessin ferme et superbe se substitue une ligne évocatrice, souple et vivante,
d'une puissante et délicate intensité, mais toujours audacieuse, résolue. C'est
cet esprit et cette tradition qui caractérisent toutes les œuvres
authentiquement indiennes.
Si, nous en étant bien pénétrés,
nous gardons soigneusement à l'esprit ce qui précède dès que nous examinons une
peinture indienne, nous chercherons plutôt, avant d'en faire l'éloge ou le
procès, à en saisir le génie véritable. Il est bon certes de s'attarder sur ce
qui en elle est commun à tout art, mais c'est dans sa réelle originalité qu'il
convient de chercher son identité essentielle.
Apprécier la technique et la
ferveur du sentiment religieux ne suffit pas non plus; si nous voulons nous
identifier totalement au propos de l'artiste, il nous faut appréhender cette
intention spirituelle que la technique se contente de véhiculer, cette
signification psychique de la ligne et de la couleur, ce quelque chose de plus
grand que traduit l'émotion religieuse. Laissons, par exemple, notre regard
s'attarder sur le couple mère-enfant en adoration devant le Bouddha, l'un des
chefs-d'oeuvre les plus mystérieux, les plus tendres, les plus nobles d'Ajantâ,
et nous découvrons bientôt que l'intense sentiment religieux d'adoration que
dégage cette composition émouvante n'est qu'une impression générale, un
sentiment plutôt superficiel. Quelque chose de plus profond lentement nous
sollicite, l'âme de l'humanité pleine d'amour se tournant vers la
bienveillance, le calme de l'Ineffable qui s'est fait pour nous accessible et
humain grâce à la compassion universelle du Bouddha; et ce que veut signifier
ce moment de l'âme que le tableau interprète c'est bien la consécration du
mental de l'enfant, symbole de la jeune humanité future qui s'éveille, à cela
en quoi l'âme de la mère a déjà appris à fonder et fixer sa joie spirituelle.
Les yeux, les sourcils, le visage, le port de la tête chez la femme illustrent
parfaitement cette émotion spirituelle faite du souvenir permanent et de la
possession d'un psychique libéré, du calme fermement établi que donne
l'expérience d'un coeur empli d'une tendresse ineffable, des profondeurs
familières où se meut pourtant la merveille de quelque chose d'infini dont
l'appel toujours plus loin vous attire; cette émotion pétrit corps et membres et
leur confère une densité grave, un équilibre fondamental à leur incarnation,
tandis que les mains la prolongent par ce geste maternel de consécration et
d'offrande guidant l'enfant vers l'Éternel. La figure plus menue du fils
reprend le thème de cette rencontre de l'humain avec l'éternel, en y apportant
une variante à la fois subtile et précise – le sourire joyeux et enfantin de
l'éveil, qui pressent mais ne possède pas encore les profondeurs à venir, les
mains disposées pour recevoir et garder, le corps aux courbes et inflexions
nonchalantes en parfaite harmonie avec cette intention. Ils se sont tous deux
oubliés eux-mêmes et semblent presque s'oublier l'un l'autre, ou se confondre
en cela qu'ils adorent et contemplent, et pourtant ces mains unissent la mère
et l'enfant dans un acte et un sentiment communs, grâce à ce geste simultané de
possession maternelle et d'offrande spirituelle. Les deux figures, nettement
différenciées, possèdent cependant en chaque point le même rythme. Et c'est en
cela que consiste la méthode parfaite de l'art classique en Inde, cette
simplicité dans la grandeur et la puissance, cette plénitude de l'expression
acquise par la réserve, le dépouillement, la concentration. Une telle
perfection permit à l'art bouddhique de devenir non seulement une illustration
du sacré, une traduction de sa pensée et de son sentiment religieux, le
véhicule de son histoire et de ses légendes, mais une interprétation lumineuse
révélant le sens spirituel du bouddhisme, son message le plus secret pour l'âme
de l'Inde.
Comprendre ceci – car c'est
toujours cette intention plus profonde que nous devons chercher à saisir
d'abord et avant tout –c'est comprendre pourquoi les tableaux d'après nature
sent traités si différemment en Inde et en Occident. Par exemple, un portrait
exécuté par un grand peintre européen exprimera l'âme avec une puissance
souveraine en révélant le caractère, les vertus, les pouvoirs et les passions
maîtresses, les sentiments et le tempérament dominant, bref l'aspect dynamique
des capacités mentales et vitales (le l'être humain ; l'artiste indien, pour sa
part, atténuant les signes de ce dynamisme extériorisé, n'en retiendra que ce
qui sert à faire ressortir ou à moduler quelque chose qui appartient plutôt à
la texture de l'âme subtile, quelque chose de plus statique et de plus
impersonnel dont notre personnalité est à la fois le masque et le révélateur.
L'art du portrait en Inde culmine dès qu'il atteint à ce moment de l'esprit
exprimant avec pureté la permanence d'une qualité d'âme très subtile. Et de
façon plus générale, ceci s'applique aussi à ce génie du portrait, typique,
dit-on, de l'œuvre d'Ajantâ. Une peinture indienne cherchant à communiquer, par
exemple, un sentiment religieux centré sur un incident majeur, montrera
comment la diversité d'expression des visages contribue à souligner l'essence
spirituelle universelle de l'émotion modifiée chez chacun par le type d'âme
auquel il appartient, telles les différentes vagues d'une seule et même mer ;
évitant toutes les complexités d'un effet dramatique exagéré, on évoquera sans
insistance excessive l'originalité de chaque sentiment pour suggérer la
diversité sans nuire toutefois à l'unité de l'émotion fondamentale. Dans ces
peintures, la vie, simple décor, ne doit pas nous voiler, quelque éclatante
qu'elle soit, le but secret poursuivi ; cela s'applique tout particulièrement
aux productions plus récentes qui, privées de la grandeur des œuvres
classiques, abandonnant la diction grave et superbe d'autrefois, glissent vers
le lyrisme des émotions, la représentation vibrante et minutieuse du mouvement
de la vie, une sensibilité populaire plus naïve. On reproche quelquefois à cet
art récent son manque d'inspiration, son absence de puissance décisive dans la
pensée et l'émotion, d'originalité dans l'inspiration créatrice; pourtant seule
une perte de puissance et de précision dans la transmission psychique opérant
la liaison entre le mouvement de la vie et la motivation intérieure la plus
secrète le distingue réellement des productions d'Ajantâ ; s'aventurant hors de
l'âme, la pensée et la perception psychiques se projettent davantage dans le
mouvement extérieur, mais le propos de l'âme reste malgré tout présent, c'est
lui d'ailleurs qui crée la véritable atmosphère; oublions-le et le sens
véritable du tableau nous échappe. Dans un contexte sacré bien évidemment mais
aussi et encore dans un contexte profane, l'intention spirituelle, la
suggestion psychique dominent. À Ajantâ, elles sont primordiales, et les
ignorer, c'est s'exposer à de sérieuses erreurs d'interprétation. C'est ainsi
qu'un critique averti et plein de bienveillance, dans son commentaire sur la
fresque représentant le Grand Renoncement, fait d'abord remarquer fort
justement que cette oeuvre majeure excelle à exprimer la douleur et un
sentiment de profonde pitié ; cherchant ce qu'une imagination occidentale
mettrait tout naturellement dans un tel sujet, il évoque alors le poids de
cette tragique décision, l'amertume qu'il y a d'avoir à renoncer à une vie de
félicité, doublée de l'attente pleine d'espoir d'un avenir bienheureux : voilà
qui est se méprendre singulièrement sur les raisons qui poussent le mental
indien à préférer l'éternel à l'éphémère, et c'est se tromper sur la finalité
de son art en substituant une émotion vitale à une émotion spirituelle. Ce qui
est concentré dans les yeux et sur les lèvres du Bouddha, ce n'est nullement sa
douleur personnelle mais la douleur de tous les hommes, non un apitoiement sur
soi mais une compassion poignante pour le monde entier, non le regret d'une vie
de félicité domestique mais le sentiment affligeant de l'irréalité du bonheur
humain ; et cette attente pleine d'espoir n'est certes pas celle d'un bonheur
terrestre à venir, mais l'attente d'une issue spirituelle, la quête anxieuse
qui a trouvé sa libération – prévue déjà par l'esprit caché, d'où le calme
immense et la retenue qui sous-tendent la douleur – dans la vraie félicité du
Nirvâna. Voilà qui illustre bien toute la différence entre deux conceptions de
l'imagination : d'une part l'art européen qui privilégie une représentation
mentale, vitale, physique, de l'autre l'art indien qui insiste sur une
perception spirituelle, moins puissamment et immédiatement tangible.
Ainsi se définit cet art
typiquement indien, tels en sont la tradition et l'esprit constants. Aussi
a-t-on pu se demander si la peinture moghole méritait d'en faire partie, si
elle avait quoi que ce soit de commun avec cette tradition, si elle n'était pas
plutôt un phénomène exotique importée de Perse. Les oeuvres d'art de l'Orient
sont presque toutes parentes, dans la mesure où chez chacune la loi subtile du
psychique pénètre et le plus souvent gouverne la perception physique; la ligne
et la signification psychiques donnent l'allure caractéristique, elles sont au
coeur de la science décorative, et, dans les réalisations les plus nobles,
inspirent le mobile principal. Mais il existe une différence entre la
manifestation psychique chez les Perses, imprégnée de la magie des mondes
intermédiaires, et celle de l'Inde, qui se borne à transmettre la vision
spirituelle. Le style indo-persan appartient incontestablement à la première
catégorie et de ce fait n'est pas authentiquement indien. Toutefois, l'école
moghole n'est pas, un exotisme, il s'agit plutôt du mariage des deux
mentalités : si l'artiste s'appuie bien sur une manière d'extériorisation – toute
différente du naturalisme occidental –, un esprit profane et certains éléments
prédominants à caractère plus illustratif qu'interpretatif, là encore triomphe
cette même note essentielle et régénératrice, montrant qu'ici, comme dans
l'architecture, le mental indien a fait sienne la mentalité de l'envahisseur,
et, nouvelle étape dans la continuité spirituelle d'un accomplissement qui
débuta dès la préhistoire pour ne s'achever qu'au déclin général de la culture
indienne, s'en est servi pour développer une expression plus extériorisée de
son propre génie. La peinture. dernière à sombrer, a également été la première
discipline artistique se relever de ce naufrage, rallumant ainsi les feux de
l'aurore quant s'annonce le jour d'un nouveau cycle; de création.
Il est inutile de s'étendre sur
les arts décoratif de l'Inde ni sur son artisanat, leur excellence n'ayant
jamais été contestée. Le sens de la beauté que leur diffusion implique confirme
à lui seul la valeur et la solidité d'une culture nationale. À cet égard, la
culture indienne ne craint pas la comparaison : si la préoccupation esthétique
y tient une moindre place qu'au Japon, c'est que l'Inde lui a préféré la
nécessité spirituelle, donnant à tout le reste un rôle subalterne, simple moyen
au service de la croissance spirituelle d'un peuple. Tenant le premier rang dans
ces trois grandes disciplines artistiques comme en toute chose de l'esprit, sa
civilisation est la preuve que l'aspiration spirituelle, loin de stériliser les
autres activités comme on l'a vainement supposé, se révèle au contraire une
force puissante capable de développer les multiples aspects d'une humanité
intégrale.
(1). Tout ceci ne s'applique plus à
une grande partie des œuvres les plus éminentes de l'art européen contemporain.
Sri Aurobindo, Les fondements de la culture indienne — L'art indien —
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire