Dans notre yoga, nous ne nous proposons
rien de moins que de briser l'entière formation de notre passé et de notre
présent tels qu'ils constituent l'homme ordinaire mental et matériel, et de
créer en nous-mêmes un nouveau centre de vision et un nouvel univers
d'activités qui constitueront une humanité divine ou une nature surhumaine.
La première nécessité est de
dissoudre cette foi et cette vision centrées dans le mental, qui fixent
celui-ci sur son développement, sa propre satisfaction, son intérêt pour le
vieil ordre extérieur. Il est impératif de changer cette orientation de surface
pour une foi et une vision plus profondes qui voient seulement le Divin et
cherchent seulement le Divin. La deuxième nécessité est de contraindre notre
être inférieur tout entier à rendre hommage à cette foi nouvelle et à cette
vision plus grande. Toute notre nature doit faire sa soumission intégrale; elle
doit s'offrir, en chacune de ses parties et chacun de ses mouvements, à ce qui,
pour le mental sensoriel non régénéré, semble beaucoup moins réel que le monde
matériel et ses objets. Notre être entier — âme, mental, sens, coeur, volonté,
vie et corps — doit consacrer toutes ses énergies si complètement et de telle
façon qu'il devienne un parfait véhicule du Divin. Ce n'est pas une tâche aisée
car chaque chose en ce monde suit une habitude fixe, qui pour elle est la loi,
et se refuse à un changement radical. Or, aucun changement ne peut être plus
radical que la révolution tentée par le yoga intégral. Chaque chose en nous
doit être constamment remise en présence de-la foi, de la volonté et de la
vision centrales. Chaque pensée, chaque impulsion doit être rappelée au fait
que "le divin Brahman est Cela, et non ceci que les hommes adorent
ici-bas", comme le déclare l'Oupanishad'. Chaque fibre vitale doit être
persuadée d'accepter un renoncement complet à tout ce qui représentait pour
elle jusqu'à présent son existence propre. Le mental doit cesser d'être le
mental et s'irradier d'une lumière plus haute que la sienne. La vie doit se
changer en quelque chose de vaste et de calme, d'intense, de puissant, qui ne
doit même plus pouvoir reconnaître son vieux moi aveugle, étroit, avide, ni ses
petites impulsions et ses petits désirs. Le corps lui-même doit se soumettre à
une transmutation et cesser d'être l'animal exigeant ou l'épaisseur encombrante
qu'il est maintenant, et devenir au contraire un serviteur conscient, un-
instrument radieux, une forme vivante de l'esprit.
La difficulté de la tâche a
naturellement fait rechercher des solutions faciles et tranchantes; elle a
engendré et profondément ancré la tendance des religions et des écoles de yoga
à séparer la vie du monde de la vie intérieure. Les puissances de ce monde et
leurs activités pratiques n'appartiennent pas du tout à Dieu, pense-t-on, ou,
pour quelque obscure et incompréhensible raison — Mâyâ ou autre —, elles sont
une sombre contradiction de ,la Vérité divine. Du côté opposé, les puissances
de Vérité et leurs activités idéales appartiennent, croit-on, à un plan de
conscience tout différent de celui qui fonde la vie de la terre avec ses
impulsions et ses forces obscures, ignorantes et perverses. Il en résulte
aussitôt une antinomie entre un brillant et pur royaume de Dieu et un sombre et
impur royaume du diable ; nous sentons l'opposition entre notre naissance terrestre,
notre vie rampante, et une conscience divine, spirituelle et sublime; il est
facile de nous convaincre que cette vie assujettie à Mâyâ est incompatible
avec la concentration de l'âme en la pure existence du Brahman. Le chemin le
plus facile est donc de se détourner de tout ce qui appartient à ce monde et de
se retirer dans l'autre par une ascension nue et abrupte. Ainsi est né
l'attrait et, semblerait-il, la nécessité du principe de concentration
exclusive qui joue un rôle si important dans les écoles spécialisées de yoga ;
par cette concentration, en effet, et en renonçant avec intransigeance au
monde, nous pouvons arriver à une entière consécration à l'Un sur lequel nous
nous concentrons. Dès lors, nous n'avons plus la tâche difficile d'obliger toutes
les activités inférieures à reconnaître une vie nouvelle plus haute,
spiritualisée, ni de les entraîner à devenir ses agents ou ses pouvoirs
exécutifs. Il suffit de les détruire ou de les paralyser et de garder tout au
plus les rares énergies nécessaires à l'entretien du corps et à la communion
avec le Divin.
Le but et la conception même d'un
yoga intégral nous interdisent d'adopter ce procédé aussi simpliste qu'il est
ardu dans son élévation. L'espoir d'une transformation intégrale ne nous permet
pas de prendre un raccourci ni de nous alléger pour la course en rejetant tous
nos encombrements. Car nous avons entrepris de conquérir pour Dieu la totalité
de nous-mêmes et du monde ; nous avons résolu de lui donner notre devenir autant
que notre être, et pas simplement d'apporter un esprit pur et nu en offrande à
une Divinité lointaine et cachée dans un ciel reculé, ou d'abolir tout ce que
nous sommes en holocauste à un immobile Absolu. Le Divin que nous adorons n'est
pas seulement une Réalité extra-cosmique et lointaine, mais une Manifestation à
demi voilée, présente ici-même et proche de nous dans l'univers. La vie est le
lieu d'une manifestation divine qui n'est pas encore complète; c'est ici, dans
la vie et sur la terre, dans le corps — ihaiva, comme y insiste l'Oupanishad* —
que nous devons dévoiler la Divinité ; ici, nous devons rendre réelles pour
notre conscience, sa grandeur, sa lumière et sa douceur transcendantes ; ici,
nous devons les posséder et, autant qu'il se peut, les exprimer. Dans notre
yoga, par conséquent, nous devons accepter la vie afin de la transmuer
totalement ; il nous est interdit de nous dérober aux difficultés que cette acceptation
peut ajouter à notre lutte. Même si le chemin est plus rude, l'effort plus
complexe et d'une déconcertante difficulté, il y a cependant une compensation
et, passé un certain point, nous y gagnons un immense avantage. Car une fois
que notre mental est raisonnablement fixé sur la vision centrale, et notre
volonté dans son ensemble convertie à l'entreprise unique, la Vie même devient
notre aide. Résolus, vigilants, intégralement conscients, nous pouvons faire
de chaque détail et de chaque forme de la vie, de chaque incident, chaque
mouvement, un aliment pour le Feu du sacrifice qui brûle en nous. Victorieux
dans la lutte, nous pouvons contraindre la terre elle-même à nous aider à la
perfection et enrichir notre réalisation par le butin même arraché aux
puissances qui nous combattent.
*Kéna Oupanishad, I. 1-4.
Sri Aurobindo,
La Synthèse des Yogas I-Le yoga des oeuvres, chp II La consécration de soi
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