Sur un autre point aussi, le yoga,
tel qu'il est pratiqué d'ordinaire, parvient à une simplification utile, mais
rétrécissante, qui-est refusée au sâdhak du but intégral. La pratique du yoga
nous met face à face avec l'extraordinaire complexité de notre être, la
multiplicité stimulante, mais embarrassante aussi, de notre personnalité, la
confusion fertile et sans fin de la Nature. Pour l'homme ordinaire qui vit à la
surface éveillée de son être, ignorant des profondeurs du moi et des vastes
étendues derrière le voile, l'existence psychologique est relativement simple.
Une petite, mais bruyante troupe de désirs, quelques exigences intellectuelles
et esthétiques impérieuses, quelques goûts, quelques idées directrices ou
saillantes au milieu d'un grand flot de pensées décousues ou mal liées et pour
la plupart triviales, un certain nombre de besoins vitaux plus ou moins
impératifs, des alternances de santé et de maladies physiques, un éparpillement
sans suite de joies et de peines, des perturbations, des vicissitudes
fréquentes et légères, et, plus rarement, de fortes recherches angoissées, de
grands bouleversements du mental ou du corps — tels sont les matériaux de
l'existence de l'homme ordinaire ; et se servant de tout, la Nature, en partie avec
l'aide de la pensée et de la volonté humaines, en partie sans elles ou en dépit
d'elles, arrange cet agglomérat d'une façon rudimentaire et pratique, dans un
ordre tolérablement désordonné. Car aujourd'hui encore, l'être humain moyen est
aussi fruste et peu développé dans sa vie intérieure, que ne l'était l'homme primitif
d'autrefois dans sa vie extérieure-. Mais dès que nous descendons profondément
en nous-mêmes — et le yoga est une plongée dans les multiples profondeurs de
l'âme —, nous nous trouvons subjectivement entourés, comme dut l'être
objectivement l'humanité au cours de sa croissance, par tout un monde complexe
qu'il nous faut connaître et conquérir.
La découverte la plus déconcertante
que l'on puisse faire est de voir que chaque partie de nous-mêmes —
l'intellect, la volonté, le mental sensoriel, l'être de désir ou être nerveux,
le coeur, le corps — a, pour ainsi dire, sa propre individualité complexe et
une formation naturelle indépendante du reste ; aucune des parties de notre
être n'est d'accord avec elle-même, ni avec les autres ni avec l'ego représentatif
qui est l'ombre projetée sur notre ignorance superficielle par le moi central
et centralisateur. Nous découvrons que nous sommes composés, non d'une, mais de
multiples personnalités, et que chacune a ses propres exigences, sa propre
nature distincte. Notre être est un chaos grossièrement constitué dans lequel
il nous faut introduire le principe d'un ordre divin. Nous découvrons, en
outre, qu'au-dedans comme au-dehors, nous ne sommes pas seuls dans le monde; le
séparatisme aigu de notre ego n'est rien autre qu'une puissante supercherie et
une illusion ; nous n'existons pas par nous-mêmes, nous ne vivons pas
réellement à part dans une retraite intérieure ou dans la solitude. Notre
mental est une machine à recevoir, développer, modifier, à travers laquelle passe
constamment, d'instant en instant, un flot étranger ininterrompu, une masse de
matériaux disparates qui se déversent d'en haut, d'en bas, du dehors. Beaucoup
plus de la moitié de nos pensées et de nos sentiments ne sont pas nôtres, en ce
sens qu'ils prennent forme en dehors de nous ; on peut dire que presque rien
n'a vraiment son origine dans notre nature. Une grande partie de nos mouvements
intérieurs viennent à nous des autres ou de l'entourage sous forme de matériaux
bruts ou de produits manufacturés ; mais ils proviennent bien plus encore de la
Nature universelle ici, ou d'autres mondes, d'autres plans et de leurs êtres,
de leurs pouvoirs et leurs influences, car nous sommes surplombés, environnés
par d'autres plans de conscience — les plans du mental, de la vie, de la
matière subtile —qui nourrissent notre vie et notre action ici-bas, ou au
contraire s'en nourrissent, les pressent, les dominent, les utilisent pour manifester
leurs formes et leurs forces. La .difficulté de notre salut séparé est
immensément accrue par cette complexité, ces innombrables ouvertures, cette
sujétion au flot envahissant des énergies universelles. Nous devons tenir
compte de tout cela, manier tout cela, connaître la substance secrète de notre
nature, les mouvements qui la constituent et en résultent, et créer dans tout
cela un centre divin, une harmonie vraie, un ordre lumineux.
Si l'on suit les voies ordinaires du
yoga, la méthode employée pour traiter ces matériaux discordants est directe et
simple. On choisit l'une ou l'autre des principales forces psychologiques en nous
et on en fait l'unique moyen d'atteindre le Divin ; le reste est tranquillisé
jusqu'à l'inertie, à moins qu'on ne le laisse mourir de faim dans sa petitesse.
Ainsi, le bhakta se saisit des forces émotives de l'être et des activités
intenses du coeur, et il reste concentré dans l'amour de Dieu, rassemblé en
une seule pointe comme une langue de feu ; il est indifférent aux activités de
la pensée, laisse derrière lui les importunités de la raison, ne se soucie
point de la soif mentale de connaissance. La seule connaissance dont il ait
besoin, est sa foi et les inspirations qui jaillissent de son coeur en
communion avec le Divin. Il n'a que faire non plus d'une volonté de travail
qui ne soit point dirigée vers l'adoration directe du Bien-Aimé ou le service
du temple. De son côté, le chercheur de la Connaissance se confine délibérément
dans la force et les activités de discernement et trouve sa délivrance dans
l'effort d'intériorisation du mental. Il se concentre sur l'idée du Moi, arrive
par un subtil discernement intérieur à distinguer sa présence silencieuse
derrière les activités obscurcissantes de la Nature, puis à travers l'idée
perceptive, parvient à l'expérience spirituelle concrète. Il est indifférent au
jeu des émotions, sourd à l'appel affamé de la passion, fermé aux activités de
la vie —plus il est béni, plus vite elles le quittent, le laissant libre, immobile
et muet, l'éternel non-faisant. Le corps est sa pierre d'achoppement, les
fonctions vitales sont ses ennemis ; si leurs exigences peuvent être réduites
au minimum, c'est sa grande bonne fortune. Les difficultés sans fin qui
viennent du monde alentour sont écartées en dressant solidement contre elles la
défense d'une solitude physique au-dehors et spirituelle au-dedans ; à l'abri
d'un mur de silence intérieur, il reste impassible, non touché par le monde et
par autrui. Être seul avec soi-même ou seul avec le Divin, marcher à part avec
Dieu et ses fidèles, se retrancher dans un effort mental exclusivement tourné
vers le Moi ou dans l'exclusive passion du coeur pour le Divin, telle est la
tendance de ces yogas. On résout le problème en tranchant tout, sauf la
difficulté centrale qui s'attache à l'unique force motrice choisie ; au milieu
des appels contradictoires de notre nature, le principe de concentration exclusive vient souverainement à notre secours.
Mais pour le sâdhak du yoga intégral,
cette solitude, intérieure ou extérieure, ne peut être qu'un incident ou une
phase passagère de son progrès spirituel. Parce qu'il accepte la vie, il doit
porter non seulement son propre fardeau, mais en même temps une grande partie
du fardeau du monde qui vient s'ajouter à sa charge déjà suffisamment lourde.
Par suite, son yoga bien plus que les autres ressemble à une bataille; mais ce
n'est pas seulement une bataille individuelle, c'est une guerre collective
livrée sur un pays immense. Il ne suffit pas qu'il conquière en lui-même les
forces égoïstes du mensonge et du désordre, il faut encore qu'il les vainque
comme les représentants des mêmes forces adverses inépuisables dans le monde.
Ce caractère représentatif leur donne une capacité de résistance bien plus
obstinée, un droit de récurrence presque sans fin. Souvent, donc, le sâdhak
s'apercevra que même après avoir gagné avec persistance sa propre bataille
personnelle, il devra la gagner encore et encore dans une guerre qui semble
interminable, parce que son existence intérieure est déjà si élargie qu'elle
contient non seulement son propre être avec ses expériences et ses besoins bien
définis, mais qu'elle est solidaire aussi de l'être des autres; car en lui-même
il porte l'univers.
Il n'est pas permis non plus au
chercheur de l'accomplissement intégral de résoudre trop arbitrairement le
conflit qui divise ses propres membres intérieurs. Il doit harmoniser la
connaissance réfléchie et la foi qui ne questionne pas; il doit concilier la
douce âme d'amour et la formidable nécessité du pouvoir, unir la passivité de
l'âme qui vit satisfaite dans le calme transcendant et l'activité de
l'auxiliaire divin et du guerrier de Dieu. À lui, comme à tous les chercheurs
de l'esprit, se pré- sentent pour qu'il les résolve, les oppositions de la
raison, l'emprise tenace des sens, les perturbations du cœur, les embûches du
désir, l'entrave du corps physique ; mais c'est d'une autre façon qu'il doit
résoudre leurs mutuels conflits internes et leur opposition à son but, car le
sâdhak du yoga intégral doit arriver à une perfection infiniment plus difficile
dans le maniement de tous ces matériaux rebelles. Les acceptant tous comme des
instruments de la réalisation et de la manifestation divines, il doit convertir
leurs grinçantes discordes, illuminer leur épaisse obscurité, les transfigurer
un à un et tous ensemble, les harmoniser en eux-mêmes et les uns avec les
autres intégralement, ne négligeant aucun grain, aucune fibre, aucune vibration,
ne laissant nulle part un seul atome d'imperfection. Une concentration
exclusive, ou même une série de concentrations exclusives, ne peut être qu'une
commodité momentanée dans son travail complexe ; elle doit être abandonnée
sitôt que son utilité est passée. Une concentration qui inclut tout, tel est
l'exploit difficile auquel il doit oeuvrer.
Sri Aurobindo,
La Synthèse des yogas I - Le yoga des oeuvres, chp II La consécration de soi
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