Le progrès de l'idée impériale depuis le stade où elle est encore artificielle et en
construction, jusqu'au moment où elle
devient une vérité psychologique réalisée dominant le mental humain avec la même force et la même vitalité que celle qui place maintenant l'idée
nationale au-dessus de tous les
autres mobiles collectifs, n'est qu'une simple possibilité d'avenir et non une certitude. Ce n'est même
qu'une vague possibilité naissante, et
tant qu'elle ne sera pas sortie de l'état
embryonnaire où elle est à la merci de l'extrême sottise des hommes d'État, des formidables, passions des
grandes masses humaines, des intérêts
obstinés des égoïsmes établis, nous ne pouvons pas être sûrs qu'elle ne périra
pas dès maintenant, mort-née. Or, s'il
en est ainsi, existe-t-il une autre possibilité d'unir l'humanité par
des moyens politiques et administratifs ? Ce
ne serait possible que si, par une conjoncture qui paraît actuellement impossible, le vieil idéal d'un empire mondial
unique devenait un fait accompli, ou encore, si l'idéal opposé d'une libre association de nations libres arrivait à surmonter les mille et un puissants obstacles qui
barrent la route à sa réalisation pratique.
Comme nous
l'avons vu, l'idée d'un empire mondial qui s'imposerait par la force pure est en contradiction directe avec les conditions nouvelles introduites dans le mondé moderne par la
nature progressive des choses. Cependant, faisons abstraction de ces conditions nouvelles et admettons la possibilité théorique d'une grande nation unique qui
impose à toute la terre son autorité politique et sa culture
prédominante, comme Rome l'avait fait avec
les peuples méditerranéens, la Gaule
et l'Angleterre. Ou même, supposons que l'une des grandes nations réussisse à triompher de toutes
ses rivales par la force et la
diplomatie, puis, respectant la culture et la vie intérieure séparée de
ses nations sujettes, qu'elle assure son autorité par l'attrait d'une paix
mondiale, d'une administration bienfaisante et d'une organisation sans pareille
de la connaissance et des ressources humaines pour l'amélioration de l'état
présent de l'humanité. Reste à savoir si cette possibilité théorique a quelque
chance de réunir les conditions qui lui permettraient
de se transformer en possibilité pratique; or, si nous regardons, nous constatons que ces
conditions n'existent pas à présent ; au contraire, tout s'oppose à la
réalisation d'un rêve aussi colossal ; il ne pourrait prendre corps que par des
changements immenses encore dissimulés dans les secrets de l'avenir.
On suppose généralement que c'est le rêve
d'un empire de ce genre qui a récemment
poussé l'Allemagne à se battre contre le monde. On peut se demander
jusqu'à quel point cette intention était
consciente dans le mental de ses dirigeants, mais il est certain que si l'Allemagne avait gagné la
guerre comme elle s'y attendait au début, la situation ainsi créée
l'aurait inévitablement entraînée à cette
grande aventure. En effet, elle aurait
joui d'une position dominante telle qu'aucune nation n'en a connu au cours de
la période historique du monde ; et avec les idées qui gouvernaient
dernièrement l'intelligentsia allemande —
la conception de sa mission, de sa supériorité de race, de l'excellence
incommensurable de sa culture, sa science et son organisation, de son
droit divin à conduire la terre et à lui imposer sa vie et ses idéaux —,
auxquelles venait s'ajouter l'esprit avide du commercialisme moderne, elle
aurait inévitablement été poussée à
assumer la domination universelle comme une tâche de droit divin. Le fait qu'une nation moderne (et
vraiment la plus avancée de par sa compétence professionnelle, son utilisation
pratique de la science, son esprit d'organisation, son assistance étatique, son
maniement intelligent des problèmes
nationaux et sociaux et son agencement du bien-être économique, bref, ce
que l'Europe appelle la "civilisation"), le fait, donc, qu'une nation
comme celle-là soit possédée et mue par de
telles idées et de telles impulsions, est certainement une preuve que
les vieux dieux ne sont pas morts, que le vieil idéal de conquête, de
gouvernement et de perfectionnement du monde
par la Force est encore une réalité vivante
et que son emprise sur la psychologie de l'espèce humaine n'est pas encore détruite. Rien n'est
moins certain que la dernière guerre ait tué ces forces et cet idéal;
car l'issue de la guerre a été décidée par la
force s'opposant à la force, par l'organisation triomphant de
l'organisation, par une utilisation
supérieure (ou du moins plus heureuse) des armes mêmes qui faisaient la
puissance réelle du grand pouvoir agressif teuton. La défaite de l'Allemagne
par ses propres armes ne suffit pas à extirper l'esprit qui s'incarnait alors
en Allemagne ; elle aboutira probablement à
quelque incarnation nouvelle du même esprit, ailleurs, dans une autre
race ou un autre empire, et il faudra alors
recommencer une fois de plus toute la bataille. Tant que les vieux dieux
sont vivants, il ne sert pas à
grand-chose de briser ou d'affaiblir le
corps qu'ils animent, car ils savent fort bien transmigrer.
L'Allemagne a abattu l'esprit napoléonien en
1813 et brisé les restes de l'hégémonie française en Europe en 1870;
cette même Allemagne est devenue l'incarnation
de l'esprit qu'elle avait abattu. Le phénomène peut aisément se
renouveler à une échelle plus formidable.
L'échec de l'Allemagne n'est pas plus une
preuve de l'impossibilité du rêve impérial que ne le fut l'échec de Napoléon.
Car, sauf un, tous les facteurs nécessaires au succès de cette vaste entreprise
manquaient à la
combinaison teutonne. Elle avait l'organisation militaire, scientifique et
nationale la plus forte qu'aucun peuple eût jamais développée, mais il lui
manquait le gigantesque élan qui seul peut mener à maturité une tentative aussi colossale,. élan que la France
possédait à un bien plus haut degré à
l'époque napoléonienne. Il lui manquait le génie diplomatique heureux
qui crée les conditions indispensables au succès. Il lui manquait la puissance
navale complémentaire, plus nécessaire peut-être que la supériorité militaire pour entreprendre la domination du monde
; enfin,, sa situation géographique et son encerclement par l'ennemi, l'exposaient tout particulièrement aux dangers de
la maîtrise des mers par ses
adversaires naturels. Seule, la conjonction d'une puissance navale
écrasante et d'une écrasante puissance sur
terre [1], peut rendre vraiment possible une entreprise aussi vaste :
Rome elle-même n'a pu espérer une semblance d'empire mondial que du jour où elle a détruit la force maritime de Carthage. Mais la politique allemande a fait une
erreur de calcul si complète qu'elle est entrée dans le conflit au
moment même où la plus forte puissance navale
du monde était déjà rangée dans la
coalition ennemie. Au lieu de concentrer ses efforts sur cet adversaire
naturel, au lieu d'utiliser la vieille hostilité
de la Russie et de la France contre l'Angleterre, la diplomatie allemande, maladroite et brutale, n'a
réussi qu'à liguer ces anciens ennemis contre elle-même : au lieu
d'isoler l'Angleterre, elle n'a réussi qu'à
s'isoler elle-même; enfin, la manière dont elle a déclenché et conduit
la guerre, l'a proscrite moralement encore
plus et donné une force supplémentaire à l'isolement physique réalisé
par le blocus britannique. En poursuivant aveuglément une grande concentration
militaire en Europe centrale et en Turquie,
elle s'était aliénée de gaîté de cœur la seule puissance maritime
susceptible de se ranger à ses côtés.
[1]Ceci n'est
plus vrai depuis l'énorme accroissement de la marine américaine. (Note de Sri
Aurobindo)
Sri Aurobindo -L’IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE-
CHAPITRE
IX , La possibilité d'un empire mondial (extrait 1)
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