Dans la Nature
physique, les organismes vivants ne peuvent pas vivre entièrement sur eux-mêmes ; ils vivent par des échanges avec les autres organismes vitaux, ou en partie
par des échanges et en partie en dévorant les autres, car tels sont les
procédés d'assimilation communs à la vie physique séparée. Par contre, quand la vie s'unifie, une
assimilation est possible qui dépasse
l'alternative de s'entre-dévorer ou de continuer à rester séparé et distinct en limitant
l'assimilation à une mutuelle réception des énergies déchargées par
chaque vie sur les autres. Au lieu de cela,
les unités peuvent s'associer et se subordonner
consciemment à l'unité générale, qui grandit alors par le processus de
leur rassemblement. Quelques-unes d'entre elles,
il est vrai, sont tuées et utilisées comme matériaux de nouveaux éléments, mais elles ne peuvent pas
toutes être traitées ainsi ; elles ne peuvent pas toutes être dévorées
par une unité dominatrice, sinon il n'y
aurait ni unification ni création d'une
unité plus vaste, ni continuité d'une vie plus grande, mais seulement une survie temporaire de l'élément
dévorant par la digestion et l'utilisation de l'énergie des dévorés.
Pour l'unification des agrégats humains, le
problème est donc celui-ci : comment
les unités composantes pourront-elles se subordonner à une nouvelle
unité sans mourir et disparaître ?
La faiblesse des
vieilles unités impériales nées de la conquête, était leur tendance à détruire les unités plus
petites, qu'elles assimilaient afin d'en nourrir
la vie de l'organe dominateur, comme l'a fait l'Empire
romain. La Gaule, l'Espagne, l'Afrique,
l'Égypte furent donc anéanties, transformées en matière morte, tandis que leurs énergies étaient
sucées par le centre : Rome. L'empire est ainsi devenu une immense masse
moribonde qui a nourri Rome pendant plusieurs
siècles. Mais avec cette méthode, la
vie s'épuise chez les nations sujettes, et la voracité du centre dominateur finit par n'avoir plus de source où puiser de l'énergie nouvelle. Au début,
le meilleur de la force intellectuelle
des provinces conquises s'est écoulé vers
Rome, et leur énergie vitale y a déversé en abondance force militaire et aptitude au gouvernement ; mais
finalement, ce double courant s'est
tari et on a vu s'éteindre, d'abord l'énergie intellectuelle de Rome,
puis ses aptitudes militaires et politiques au sein d'une mort générale. La
civilisation romaine n'aurait même pas vécu
si longtemps sans les idées et les impulsions nouvelles qu'elle recevait
de l'Orient. Cependant, ces échanges
n'avaient ni la vigueur ni la continuité qui dans le monde moderne, marquent le flux et le reflux
toujours nouveaux des vagues de pensées et des impulsions de vie ; ils
ne pouvaient pas revivifier vraiment la vitalité appauvrie du corps impérial,
ni même arrêter bien longtemps le processus de sa décomposition. Quand l'étreinte de Rome s'est relâchée, le monde
qu'elle avait si fermement étranglé n'était plus depuis longtemps qu'un énorme mort-vivant, décoratif, magnifiquement organisé, mais incapable d'une nouvelle
organisation ni de se régénérer lui-même; sa vitalité n'a pu être restaurée que
par l'invasion du vigoureux monde
barbare venu des plaines de Germanie,
des steppes au-delà du Danube et des déserts d'Arabie. Il a fallu que la dissolution précédât un mouvement de
construction plus solide.
Au cours de la
période de construction nationale au Moyen Âge, nous voyons la Nature réparer
cette erreur première. En vérité, quand
nous parlons des "erreurs de la Nature", nous nous
servons d'une image empruntée illégitimement à notre psychologie humaine et à notre expérience ; car, dans la Nature, il n'est pas d'erreurs, mais seulement une
cadence délibérée et des allées et
venues qui suivent un rythme préfiguré, dont chaque pas a un sens et une place dans l'action et les réactions
de sa marche progressive. L'écrasante domination de l'uniformité romaine était un artifice, non pas pour tuer d'une façon
permanente mais pour décourager l'excessive vitalité séparatiste des petites unités anciennes afin qu'au temps de leur renaissance, elles ne présentent plus un
obstacle insurmontable à la
croissance d'une unité nationale véritable. Ce qu'une unité nationale peut perdre à ne pas passer par cette cruelle
discipline (nous laisserons de côté le danger d'une mort réelle, comme ce fut le cas pour l'Assyrie et la
Chaldée, et les gains spirituels ou
autres que l'on peut acquérir en évitant cette méthode), nous est montré par l'exemple de l'Inde où les empires Maurya, Goupta, Andhra, Mogol, si
énormes, puissants et bien organisés
qu'ils fussent, n'ont jamais réussi à passer leur rouleau compresseur
sur la vie trop fortement indépendante des
unités subordonnées, pas plus sur la communauté villageoise que sur les
groupements régionaux ou linguistiques. Il a
fallu la pression d'un régime qui n'était ni d'origine indigène ni centré dans le pays, la domination d'une nation étrangère entièrement différente par sa
culture et moralement cuirassée contre les sympathies et les attractions
de l'atmosphère culturelle de l'Inde, pour
faire en un siècle, le travail que
deux mille ans d'impérialisme plus relâché n'avaient pu accomplir. Ce procédé implique nécessairement
une pression cruelle et souvent dangereuse et la démolition des vieilles
institutions ; car la Nature, lasse de
l'opiniâtre immobilité d'une
résistance vieille comme les âges, semble fort peu se soucier du nombre des beautés et des valeurs
détruites, pourvu que son but principal soit atteint ; mais nous pouvons être
sûrs que s'il y a destruction, cette
destruction était indispensable pour parvenir au but.
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité
humaine,
Chapitre XII, L'ancien cycle pré-national de formation des
empires – Le cycle moderne de formation des nations
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