En Europe, une fois la pression romaine
disparue, l'État-cité et la nation
régionale se ranimèrent pour former les éléments d'une
nouvelle construction ; mais à l'exception d'un pays (et il est curieux de constater que ce pays fut l'Italie
elle-même), l'État-cité n'a pas offert de résistance réelle au processus
d'unification nationale. Nous pouvons attribuer à deux causes la résurrection énergique de la Cité en Italie.
D'abord, à l'oppression prématurée
que Rome avait fait subir à l'antique vie
urbaine libre en Italie avant que toutes ses potentialités n'eussent été réalisées; ensuite, à sa survie à
l'état de germe, non seulement dans
la vie civile prolongée de Rome même, mais dans la persistance, au sein
de la Municipia italienne, d'un sentiment
de vie séparée, qui avait été opprimé mais jamais tout à fait écrasé comme le furent la vie séparée
du clan en Gaule et en Espagne ou la vie séparée de la Cité en Grèce. Ainsi,
psychologiquement, l'État-cité italien ne s'est pas éteint satisfait d'avoir
donné sa mesure, pas plus qu'il n'a été irrémédiablement brisé ; il a revécu en
d'autres incarnations. Or, cette résurrection
fut un désastre pour la vie nationale de l'Italie* bien qu'elle ait été un bienfait et un avantage
incalculables pour la culture et la
civilisation du monde, car, de même que la vie de la Cité grecque avait à l'origine créé l'art, la littérature, la pensée et la science du monde
gréco-romain, de même la vie de la
Cité en Italie a retrouvé l'art, la littérature et la science antiques
et les a renouvelés en leur donnant une forme nouvelle pour nos temps modernes.
En tant qu'unité, la Cité n'a revécu ailleurs
que sous la forme des municipalités libres ou à demi libres, comme en France médiévale, dans les Flandres et l'Allemagne du Moyen Âge, mais à aucun moment
elles n'ont été un obstacle à
l'unification ; au contraire, elles ont aidé à former la base subconsciente de l'unification, et en attendant, par la richesse de leurs impulsions et le
libre mouvement de leur pensée et de leur art, elles ont prévenu la
tendance médiévale à l'uniformité intellectuelle, à la stagnation et à
l'obscurantisme.
La vieille nation-clan a péri, sauf dans
les pays qui n'avaient pas subi la pression romaine, comme
l'Irlande et l'Écosse septentrionale et
occidentale, et elle y fut aussi fatale à l'unification que l'État-cité en Italie ; elle a empêché l'Irlande de former
une unité organisée et les Celtes des Highlands de s' amalgamer à la nation écossaise anglo-celtique, jusqu'au jour où l'Angleterre a abattu sur eux son joug et fait
ce que la domination romaine aurait
accompli si son expansion n'avait été
arrêtée par les Grampians et la mer d'Irlande. Dans le reste de l'Europe occidentale, l'œuvre accomplie par la
loi romaine était si solide que même la domination des nations-tribus de
la Germanie sur les pays occidentaux n'a pas
réussi à ranimer la vieille
nation-clan, pourtant fortement enracinée et obstinément séparatiste. À leur place, elle a créé les
royaumes régionaux de l'Allemagne et
les divisions féodales et provinciales de la France et de l'Espagne; or, c'est seulement en Allemagne, qui comme l'Irlande et les Highlands écossais
n'avait pas subi le joug romain, que
la vie régionale s'est avérée un sérieux obstacle à l'unification. En France, elle a semblé pendant un temps empêcher l'unification, mais en réalité la
vie régionale n'a résisté que juste
assez de temps pour devenir un élément de
valeur, de richesse et de variation dans l'unité française finale. La perfection sans pareille de cette unité
est un signe de la sagesse secrète
dissimulée sous les tribulations prolongées que nous observons d'un bout à l'autre de l'histoire de la France,
histoire qui, pour un observateur superficiel, semble si misérable et tourmentée, une si longue alternance
d'anarchie et de despotisme féodal ou monarchique et si différente du
développement graduel, régulier et beaucoup
plus ordonné de la. vie nationale de
l'Angleterre. Mais en Angleterre, la variation et la richesse
nécessaires à l'organisme final furent apportées autrement, par la vaste différence des races qui ont formé la nouvelle nation et par la persistance du pays de
Galles, de l'Irlande et de l'Écosse
en tant qu'unités culturelles distinctes, dotées d'une conscience
subordonnée et bien à elles au sein de l'unité plus vaste.
Le cycle européen de construction nationale diffère donc
du cycle ancien qui a conduit de l'État régional ou de l'État-cité à l'empire. Premièrement, en
n'outrepassant pas son but pour
procéder à une unification plus large, il n'a pas négligé les agrégats intermédiaires indispensables ;
deuxièmement, en mûrissant lentement et
progressivement par trois étapes successives, il a pu établir l'unité sans détruire les éléments constituants
ni les opprimer prématurément ou excessivement par le mécanisme d'unification.
La première étape a suivi une longue oscillation
de tendances centripètes et centrifuges pendant laquelle le système féodal a
apporté un principe d'ordre et d'unité, fluide mais tout de même organique. La
deuxième étape a vu s'instaurer un mouvement d'unification et d'uniformité
croissante au cours duquel se sont répétés certains traits de l'ancien système impérial de Rome, mais
avec une force moins écrasante et une
tendance moins épuisante. Elle a été
tout d'abord marquée par la création d'un centre métropolitain qui,
comme Rome, a commencé par absorber les meilleures
énergies de vie de toutes les autres parties. Un deuxième trait de ce mouvement d'unification a été la croissance
d'une autorité souveraine absolue ayant pour fonction d'imposer à la vie nationale une uniformité et une centralisation
judiciaires, administratives, politiques et linguistiques. Un troisième signe a été l'établissement d'une tête et
d'un corps spirituels directeurs qui
ont servi à imposer la même uniformité
dans la pensée religieuse, l'éducation intellectuelle et l'opinion publique. Poussée trop loin, cette
pression unificatrice aurait pu
s'achever d'une manière désastreuse, comme à Rome, si une troisième étape de révolte et de diffusion n'était venue
briser ou subordonner les instruments qu'étaient la féodalité, la monarchie et l'autorité de l'Église sitôt
leur travail terminé, et n'avait
remplacé ceux-ci par un nouveau mouvement
tendant à la diffusion de la vie nationale grâce à une organisation
systématique et forte de la liberté et de l'égalité politiques, légales,
sociales et culturelles. Cette troisième étape cherchait donc, dans la nation
moderne comme dans la Cité ancienne, à doter
toutes les classes et tous les individus des bienfaits d'une existence nationale libérée et à les faire participer
tous aux libres énergies de la nation.
La troisième étape de la vie nationale
bénéficie des avantages de l'unité et de l'uniformité plus ou moins grande
créées par la deuxième étape ; elle peut
alors réutiliser, et en toute sécurité, les possibilités de la vie régionale et urbaine que la première étape
avait sauvées d'une destruction complète. Grâce à cette gradation du progrès national, nos temps modernes vont pouvoir de
plus en plus envisager (si et quand ce sera voulu ou nécessaire) l'idée d'une
nation fédérée ou d'un empire fédéral solidement
fondé sur la base d'une unité psychologique bien acquise; en fait, c'est ce qui
s'est déjà réalisé sous une forme simple
en Allemagne et en Amérique. En outre, nous pouvons dès maintenant, si nous le voulons, nous orienter
sans danger vers une décentralisation partielle en faisant appel à des
gouvernements subordonnés, des communes et des cités provinciales, qui pourront aider à guérir cette maladie
qu'est l'excessive succion des meilleures énergies nationales par la métropole, et faciliter la libre circulation des
forces dans les divers centres et plexus. En même temps, nous pouvons
commencer à prévoir l'utilisation organisée
d'un État intelligemment représentatif
de toute la nation consciente, active et énergique, comme un moyen de perfectionner la vie de l'individu et de la communauté. Tel est le point auquel le
développement de l'agrégat national
est parvenu pour le moment, et nous sommes de nouveau en présence,
suivant l'orientation future, soit du
problème plus vaste de l'agrégat impérial, soit des problèmes encore plus immenses créés par l'unité culturelle
grandissante et l'interdépendance commerciale et politique accrue de tout le
genre humain.
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité
humaine,
Chapitre XII, L'ancien cycle pré-national de formation des
empires – Le cycle moderne de formation des nations
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