La Grèce semblait
ancienne, étrangère, à ses enfants campés sur les grèves.
Ancienne comme vie
passée de longue date. qu'on se rappelle en ayant peine à y croire
Sinon comme à un rêve qui
s'est produit jadis, ou à l'histoire de quelqu'un d'autre.
Le Temps par son toucher
sans hâte, et la Nature qui change notre substance
Avaient lentement estompé
les visages aimés et les scènes autrefois chéries ;
Pourtant ce rêve leur
était encore cher, à eux qui soupiraient après femme et enfants,
Soupiraient
après l'âtre et la glèbe des lointaines vallées de l'Hellade.
Sans cesse, telles des
vagues engloutissant les galets, s'écroulant et revenant,
La marée de la bataille et
la ruée de l'assaut grondaient implacablement
Sur les champs de blé
phrygiens. Le Troyen luttait contre l'Argien ;
La Carie, la Lycie, la
Thrace et, seigneur de la guerre, la puissante Achaïe
S'unissaient dans
l'étreinte du combat. Mort, panique, blessures et désastre.
Gloire de la conquête et
gloire de la chute, et le coin du foyer vide,
Larmes et force d'âme,
terreur, espoir, et la morsure du souvenir,
L'angoisse des cœurs, les
vies des guerriers, les effectifs des nations
Étaient jetés comme des
poids sur les plateaux de la Destinée, mais la balance hésitait
Sous la
pression de mains invisibles. Car non seulement les combattants humains,
Héros à demi divins dont
les noms sont comme des astres très hauts,
Triomphaient et
échouaient, tels les vents ou les algues sur la danse des houles.
Mais des pics de l'Olympe
et des sommets miroitants de l'Ida,
Descendaient, étincelants
et sonores, les dieux des âges antiques.
Cachées à la connaissance
humaine, les formes éclatantes des Immortels
Se confondaient inaperçues
à la mêlée, ou quelquefois, merveilleux, sans masque,
Des corps d'éternelle
beauté et puissance, qui faisaient trembler les fibres du coeur.
Trouant leur
voile d'Immortels, franchissaient les frontières de la vision,
Aussi distincts lorsqu'ils
émergeaient de leur gloire qu'ils l'étaient pour les demi-dieux du temps Jadis,
Audibles par les oreilles
humaines, vus par les globes oculaires qui périssent.
Pleins de puissance ils arrivaient de leurs espaces de liberté et de splendeur sans souffrance.
Pleins de puissance ils arrivaient de leurs espaces de liberté et de splendeur sans souffrance.
Vaste comme l'océan, ayant
pour traîne l'ourlet azuré de ses eaux vociférantes,
Les paupières bleues, la
Nuit pour crinière, Poséidon dévastait pour réaliser l'avenir,
Secoueur de la
terre dont le trident libère les replis du Dragon,
Délivrant les forces non
nées emprisonnées dans les cavernes de la Nature.
Calmes et impassibles,
maintenant le Verbe qui est Destin, et l'ordre
Arrêté dans la vision
d'une Volonté prescience, silencieuse et immuable,
Héra envoyée par Zeus et
Athéna, de Zeus levant l'égide,
Veillaient sur le décret
occulte. Mais en faveur d'Ilion, bruyant comme les flots houleux,
Arès
l'impétueux incitait le feu dans les coeurs des hommes, et sa passion
Réveillait dans les
profondeurs indistinctes les formes du Titan et du démon :
Muets et maintenus par la
poigne des dieux dans l'abîme de l'être,
Formidables, voilés, ils
siègent dans la grise pénombre subconsciente,
Surveillant le sommeil de
l'Erinnys à la chevelure de serpents.Miraculeux,
entouré d'un halo,
Visionnaire, magicien et
prophète qui voit ce dont la pensée ne peut pas être témoin,
Soulevant en nous
la divinité plus haut qu'une entreprise humaine ne peut atteindre,
Tueur et
sauveur, penseur et mystique, du haut de ses pics solaires,
Protégeant à Ilion le mur
de ses mystères, s'élançait Apollon Delphien.
Les puissances du Ciel,
divisées, oscillaient dans le tourbillon de la force de la Terre.
Tout ce qui naît et est
détruit renaît dans la courbe des âges;
La vie, décimale toujours
récurrente, répète l'ancien chiffre;
Il semble ne pas y avoir
de but pour le ballon qu'au long du Temps poursuivent les équipes du Destin;
Le mal qui a pris fin
jadis se reproduit, aucun résultat ne sort de la vie :
Seul un Œil invisible peut
discerner la trame de ses opérations.
Telle paraissait la règle
du passe-temps du Destin sur les plaines de Troade;
Tout reculait et avançait,
ballotté dans le va-et-vient du jeu meurtrier.
Vaines des héros étaient
les fatigues, le sang des Grands était dilapidé,
Comme l'embrun sur les
falaises lorsqu'inapaisé le ressac gémit, privé de sa récompense
D'un âge
infructueux à l'autre. Le jour suivait la piste de la nuit tombante ;
La joie succédait au
chagrin ; la défaite ne faisait que grandir les vaincus,
Et la victoire procurait
un plaisir vide sans rétribution ni profit.
Il n'y avait pas de terme
à l'effort, il n'y avait pas de terme à l'échec.
Le triomphe et l'angoisse
changeant de mains à une cadence désespérante
Se faisaient face et
tournaient, semblables à un homme et une jeune fille qui, piétinant l'herbe,
se font face et tournent,
Et rient dans leur joie de
la danse et la joie qu'ils ont l'un de l'autre.
Les danseurs étaient des
dieux, et ils piétinaient des vies. Mais si le Temps est immortel,
Ses oeuvres
et ses voies sont mortelles, et tant l'angoisse que l'ivresse ont une fin.
Artistes
de la Nature satisfaits de leur travail dans le plan de l'impermanence,
Splendides,
impérissables, augustes, les Olympiens se détournèrent du carnage,
Laissant l'issue de la
bataille déjà décidée, laissant les héros
Tués dans leur pensée,
Troie brûlée, et la Grèce abandonnée à sa gloire et à son effondrement.
Ils montèrent dans leurs
ciels avec la puissance d'aigles qui s'élêvent,
De leurs ailes éventant le
monde. Comme les Grands dans Ieurs manoirs illuminés
Se détournent du cri et de
l'affrontement, oubliant les blessés et ceux qui sont
tombés morts —
Calmes ils se reposent de
leurs travaux et ils inclinent à la joie du banquet,
Observant les pieds des
échansons campés, roses, sur le marbre,
Emplissant leur cœur de
bien-être ainsi les dieux gagnèrent leur éther serein,
Quittant la terre blessée
et son air labouré par l'angoisse.des hommes ;
Calmes ils se reposèrent
et leur coeur inclina à la joie et au silence.
Levé fut le fardeau mis
sur nos volontés par leur présence aussi brillante que les astres:
L'homme fut rendu à sa
petitesse, le monde à son labeur inconscient.
La vie fut soulagée de sa
tension vers les hauteurs, les vents délivrés s'exhalèrent
plus librement ;
La lumière fut déchargée de leur flamboiement, et
la terre de leur grandeur.
Mais leur contentement
immortel déserta aussi la lutte titanesque.
Vide, le bruit de la
bataille gronda comme la mer sur les galets ;
Les javelots poursuivirent
leur gibier avec fatigue : la vaillance se laissa abattre ;
Avec la marche des mois le
silence s'accrut sur les tentes de l'armée assiégeante.
Or les Achéens n'étaient
pas les seuls sur qui pesât le pas des moments;
Lentement s'épaississait
l'ombre sur la puissante et dédaigneuse Ilion :
Ses Jours passaient en se
traînant ; à l'arrière du coeur de ses gens.
Quelque chose qui savait ce
qu'ils n'osaient pas savoir et que le mental se refusait
à formuler,
Portant atteinte à son âme
faite de défi, de beauté, de rire, Obscurcissait les heures.
Car en son lever sombre et
gigantesque, la Fatalité
Approchait, assaillant les
cieux : son pressentiment vivait dans tous les divertissements;
Le temps était talonné par
un malaise et une terreur s'éveillait au milieu de la nuit ;
Pierres érigées par les
dieux, même les remparts sentaient sa venue.
Elle en avait fini de
badiner et jouer, niais bondissait et se hâtait
A la vue du dénouement
devant elle et, imaginant calmement le massacre,
Riait, admirait les
flammes et se réjouissait de la plainte des captifs.
Dans son ombre, déjà mort
pour les immortels qui le regardaient, Déiphobos pressait le pas
Avec
un cliquetis d'armes le long des rues de la belle cité insolente,
Eclatant, enveloppe
rayonnante mais vide, désertée par son génie intérieur.
Sri Aurobindo,
Ilion ou LA CHUTE DE TROIE, épopée,
Le Livre du héraut (Livre un- v.104 à v.202)
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