Secouant de
colère sa tête aux cheveux noués d'un bandeau, Talthybios répondit:
"Princes,
vous prononcez les mots dictés par ceux qui vous mènent ! Voici ce qu'a dit Achille:
Lève-toi,
Talthybios, et dans ses espaces va à la rencontre du char du matin,
Défie les
coursiers divins dès leur bond à travers les plaines de Troade.
Héraut chargé de
ma volonté auprès d'une nation hautaine et obstinée,
Hôte-toi,
trouve-toi derrière .ses remparts avant que le jour se soit vêtu d'or.
Énonce dans le
palais de Priam la parole du Phthien Achille.
Je t'envoie
librement, non en vassal, Argien,
Mais en
souverain de l'Hellade et roi de mes nations.
Longtemps j'ai
marché à l'écart de la mêlée des dieux
en Troade,
Longtemps ma
lance indolente s'est appuyée au flanc paisible de ma tente,
Sourde au langage
des trompettes, au geignement strident des chars qui se ruent en avant;
J'ai vécu seul
avec mon coeur, indifférent au murmure hellène,
Grondé la meute
de lions du dieu de la guerre quand elle réclamait rugissante la chasse ;
Jour après jour
j'ai marché à l'aube et dans la rougeur du couchant,
Longeant au loin
l'appel des mers, seul avec les dieux et ma rêverie,
Me penchant sur
la complainte insatisfaite de mon cœur et les rythmes de l'Océan
Qui
accompagnaient le chant d'espérances vaines aux lèvres de miel. Car les frères de
Polyxène
Sont encor la descendance dit Titan Laomédon abattu en pleine
grandeur,
Machines de Dieu
incapables de supporter toute la puissance qu'elles récèlent.
Ils ont tancé la
crainte qui montait de leur cœur, et notre commune condition humaine ne les lie
pas;
Ils n'ont aucun
soutien chez les dieux qui approuvent, accordant le calme aux mortels
Mais tels les
Titans de jadis ils ont étreint la grandeur et la ruine.
Va donc trouver
la race qui se condamne elle-même, les chefs aveuglés par le ciel, —
Non pas sur
l'agora balayée par les vents du débat et les clameurs énormes,
Léonines du
peuple ! Dans l'altier château seigneurial de Troie,
Fais entendre ma
parole au héros Déiphobos, qui est en tête de la mêlée,
A Pâris qui fait
la course de la fatalité, et à l'opiniâtre vaillance d'Enée.
Héraut de Grèce,
quand tes pieds presseront l'or et le marbre,
Lève-toi dans le
mégaron iliaque, ne refrène pas le cri qui provoque.
Voici ce que tu
leur diras, en frappant le sol du bâton symbole de ton défi,
Affrontant les
foudres de guerre, les insensés, ceux qui jouent avec la ruine d'un empire :
'Princes de
Troie, je me suis assis dans vos salles, j'ai dormi dans vos chambres ;
Je vous ai
rencontrés lion seulement au combat, en guerrier heureux de ses adversaires
Et heureux d'une
force compagne de la sienne, mais aussi nous nous sommes
rencontrés dans la paix.
Étonné je suis assis
dans les grandes salles de mes ennemis, près des poitrines portant les cicatrices
De mes coups
d'épée, sous les ' veux que j'avais vus au travers de la bataille;
J'ai mangé, me
réjouissant, la chère de l'Orient aux tables de Priam,
Servi par les
mains les plus gracieuses au monde, par la fille d'Hécube, –
Ou, par une nuit
insouciante et enivrante, nos tîntes réconciliées,
J'ai bu la
douceur du vin phrygien, admirant vos corps
Sans aucun doute
façonnés par les dieux, et mon esprit s'est révolté contre la haine
S'attendrissant,
il compatissait dans toutes ses fibres devant la beauté et la joie de ses
ennemis,
S'affligeait de
la mort qui prend par surprise, et de la flamme qui crie et désire,
Jusqu’à vouloir
sauver enfin, et même à deux doigts de délivrer
Troie, ses,
merveilleux ouvrages, ses fils, ses filles à la poitrine profonde.
Averti par les
dieux qui révèlent au coeur ce que le mental, rendu sourd par ses pensées,
Ne peut écouter,
je vous, ai offert l'amitié, je vous ai offert la fête nuptiale,
L'Hellade pour
camarade, Achille pour frère, et pour objet de jouissance
Le monde,
conquis par ma lance. Un être entendit mon appel, un être se joignit à ma
quête.
D'où vient,
alors, que le cri de guerre ne s'apaise pas sur la rive du Xanthe ?
Nous ne sommes
pas des voix de l 'Argolide, des tricheurs lacédémoniens,
Brillants,
subtils et faux ; nous sommes des diseurs de vérité, nous sommes des Hellènes,
Homme de la
terre septentrionale, fidèles en amitié et nobles dans la colère,
Forts comme nos
pères jadis. Mais vous avez répondu à ma vérité en l'éludant,
Espérant prendre
ce que je ne veux pas céder, et vous avez flatté votre peuple.
J'ai longtemps
attendu que la lumière de la sagesse se lève sur vos natures violentes.
J'ai, en
solitaire, arpenté les sables, le long des eaux aux gorges innombrables,
Priant Pallas la
sage que la fatalité s'écarte de vos manoirs,
Ravissants
édifices, gracieux comme des rythmes, poèmes de marbre,
Œuvres des dieux
transitoires ; et j'ai ardemment souhaité la fin du fracas guerrier
Dans l'espoir
que la Mort se laisserait fléchir par la beauté des fils des Troyens.
Loin du cri des
javelots, loin de la ruée et du rire des essieux,
Lourd sur moi
comme du fer l'intolérable joug de l'inaction pesait
Comme un fardeau
sur les épaules d'un coureur. Le cri de guerre s'élevait près du Scamandre;
Le Xanthe était
traversé sur un pont de guerriers tués, et pas par Achille.
Souvent je
tendais la main vers la lance, car les plages troyennes
Retentissaient
de la voix de Déiphobos poussant des cris et abattant les Argiens
Souvent, tel
celui d'une mère anxieuse, mon cœur tressaillait pour la Grèce et ses enfants,
Car l'air était
saturé du rugissement de lion d'Enée,
Toujours le soir
tombait, ou les dieux protégeaient les Argiens.
Alors, près du
fossé entourant les navires, de ce côté-ci de la plaine du Xanthe,
S'éleva une voix
nouvelle qui perçait le tumulte et voguait sur les brises,
Aiguë,
insistante, nette, et clamant un cri de guerre inconnu
Qui menaçait les
peuples de ruine. Une femme avait fait son entrée pour vous aider,
Royale et
insolente, aussi belle que le matin et aussi féroce que le vent du nord, —
Qui, affranchie
de la quenouille empoigne l'épée et fait
mépris de la soumission,
Enfreignant la
loi des dieux. Elle est turbulente, rapide au combat.
Faisant sonner
sa voix comme celle d'un cygne qui nous mande devant la mort et le désastre,
Le pied léger,
heureuse, impitoyable, elle court en riant au carnage ;
Vigoureuse, dans
son allure qui séduit, elle s'élance de soit char pour mettre à mort,
Trempe dans le
sang des mains qui ont la douceur du lys. Sous le choc avec elle, l'Europe
étonnée
Est,
chancelante, rejetée vers l'Océan. Elle est la panique, elle est la mêlée,
La guerre est
son péan, les chars sont la foudre de Penthésilée.
Il semble que sa
venue a été la perte des hommes de l'Ouest et de leurs troupes sans nombre ;
Ajax
repose pour toujours, Mérion gît sur les plages.
Ils tombent un
par un sous vos yeux, les Grands de l'Achaïe.
Sans cesse
devant mes navires, comme une procession de fourmis qui furètent,
Passent les
blessés qu'on emmène ; ils étouffent leurs plaintes à mesure qu'ils approchent
Et regardent en
silence les multitudes inactives, incriminant Achille au grand renom.
Pourtant j'ai
été indulgent avec vous, j'ai attendu quelque temps, escompté
que vous me
feriez mander,
Appelant de mes
désirs des torches nuptiales et non la flamme au faîte des maisons d'Ilion,
Non le sang
répandu dans les chambres de douceur, non l'incomparable cité de l'amour
Engloutie par le
funeste destin. Je ne me suis pas détourné de la lutte titanesque
Découragé, ou
désespéré, ou soudain las des travaux sous l'effet d'un reflux de mon glorieux
courage,
Mais sous la
poussée de ma compassion devant la ruine des nations sœurs,
Mais pour
l'amour de celle que désire mon âme : la fille de Priam.
Et eu égard à
Polyxène j'entends une seule fois vous parler encor comme un qui vous aime
Avant que la
Furie, brusquement surgie de l'Erèbe, sourde à vos plaintes,
Ivre de la joie
du massacre, ne s'empare de la richesse et des femmes,
Exhortant le Feu
dans sa progression tandis que s'écroule Ilion en cendres.
Cédez ; car
votre sombre destin est impatient. Vos auxiliaires n'accourent plus,
Multitudes
promptes à répondre à votre appel ; le joug de votre orgueil et de votre
splendeur
Ne pèse pas
maintenant sur les nations de la terre comme au temps où la Fortune vous
chérissait,
Où la force était
votre esclave et ou Troie, la lionne, rugissant de colère
Menaçait le
monde occidental du haut de ses remparts bâtis par Apollon.
Joyeux d'être
libérés de la servitude qu'ils haïssaient, des entraves insolentes
Qui subjuguaient
leur virilité, les peuples se soulèvent et prient pour votre ruine;
Les dons
s'entassent sur leurs autels ; leurs bénédictions aident les Achéens.
Memnon vint,
mais il repose à jamais, et les visages basanés de sa nation
N'enveloppent
plus d'une nuée sombre le fracas de tonnerre de l'assaut qui déferle.
La Lycie se bat avec
lassitude ; loin ont fui les troupes levées en Carie.
La Thrace fait
retraite vers ses plaines, préférant sifflement des vents déchaînés,
Ou, aux rives du
Strymon, tournoyer sur sa cadence orphéenne,
Plutôt que dans
l'orgie des glaives et face aux piques des Hellènes.
Princes de
Pergame, ouvrez vos portes à notre Paix afin qu'elle entre
Portant Ici vie
dans ses bras gracieux, et l'oubli, ce tombeau des passions de la terre,
Ce guérisseur
des plaies et du passé. Dans une entente d'égal à égal, à la manière hellénique,
Unissez l'Asie à
la Grèce, – que ce soit un même monde, depuis les fleuves gelés
Foulés par les
chevaux du Scythe, jusqu'aux confins où ondoie le Gange.
Renoncez à la
Tyndaride Hélène, cause désirable de votre danger,
Rendez-la à la
Grèce depuis longtemps déserte de ses mouvements et de son sourire.
Ornez son arrivée en Grèce de richesses :
l'apparat de ses esclaves
Et des chars
sans fin gémissant sous l'or, qui sont porteurs de la rançon des nations.
Ainsi la Furie
sera pacifiée, elle qui, de Sparte, souffla exultante
Dans les voiles
du ravisseur troyen pour aider ses rameurs.
Ainsi les dieux
seront apaisés, et les pensées de leur colère révoquées;
La Justice
satisfaite retournera sur ses pas, et à la place des tisons de l'incendie
Les
torches qui ravissent l'œil feront irruption dans Troie avec les épées des
noces.
Moi, ainsi qu'un jeune époux, je saisirai,
étreindrai, défendrai votre cité,
Sauvée de
l'envie d'Argos, de la haine lacédémonienne,
Sauvée de
l'avidité de la Crète et de la rapine brutale du Locrien.
Mais si de ma
voix vous vous détournez, et si vous n'écoutez que les grands cris d'Arès
Réclamant le
combat en vous qu'abusent Héra et Pallas,
Les houles de la
mort féroce auront tôt fait de se refermer sur Troie
Et ses remparts
construits par les dieux ne seront que chaume et terre sous les pieds de
l'Hellène.
Car à mes tentes
je ne retourne pas, j'en jure par Zeus et par Apollon,
Maître de la
vérité qui siège dans Delphes, méditant, insondable et solitaire,
Dans les
cavernes de la Nature et écoutant sa rumeur souterraine,
Et je place sous
sa garde muette et intransigeante, à lui qui n'oublie pas,
Mon serment de
ne pas me reposer du halètement d'Arès, de la lutte corps à corps
Qui oppose
espoir et mort dans l'empoignade sans merci de la mêlée,
Laissant à
nouveau les remparts de Troie non escaladés,
La Grèce
invengée, la mer Egée à l'état de lac, et l'Europe, de province
Choisissant
l'exil loin de l'Hellade, loin de Pélée et Déidamie,
Le champ de
bataille pour chambre à coucher, et le combat comme coin du foyer,
J'irai
guerroyant jusqu'à ce que l'Asie, asservie par mes pas,
Sente la marche
de Dieu dans la pression de ma sandale sur sa poitrine.
Je me reposerai
alors, quand les frontières de la Grèce seront en bordure du Gange;
Ainsi le passé
paiera sa rançon de Titan, et, la Destinée inversant sa balance,
Tout un continent
enlevé subira le sort d'Hélène.
Voilà ce que
j'ai juré, alliant ma volonté à Zeus et à Anankè.' "
Ainsi fut énoncé
le défi du Phthien. Silencieux, les
héros
Avec stupeur
firent retour sur leur passé et scrutèrent la nuit de leur futur.
Silencieux, leur
coeur sentit une emprise venant des dieux et reçut des suggestions célestes.
Sri Aurobindo,
Ilion ou LA CHUTE DE TROIE, épopée,
Le Livre du héraut (Livre un- v.428 à v582. )
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