Sri Aurobindo
PENSÉES
ET APHORISMES
BHAKTI (500-541)*
BHAKTI
(L’Amour et la Dévotion)
501 — La souffrance nous rend capables de supporter
la
force complète du Maître des Délices ; elle
nous
rend capables aussi de supporter l’autre jeu du
Maître
du Pouvoir. La douleur est la clef qui ouvre les
portes
de la force ; c’est le grand chemin qui mène à la
cité
de la béatitude.
502
— Cependant, ô Âme de l’homme, ne recherche
point
la douleur, car telle n’est pas Sa volonté,
recherche
seulement Sa joie ; quant à la souffrance,
elle
viendra sûrement à toi en Sa providence, autant et
aussi
souvent qu’elle t’est nécessaire. Alors endure-la
afin
de pouvoir découvrir enfin son âme de ravissement.
503
— Ô homme, n’inflige pas de douleur non plus à
ton
semblable ; Dieu seul a le droit d’infliger la
douleur,
ou ceux qu’Il en a chargés. Mais ne crois pas
fanatiquement,
tel Torquémada, que tu es l’un d’eux.
504
— Dans les temps anciens, il existait une noble
manière
d’affirmation pour les âmes uniquement pétries
de
force et d’action : « Aussi sûrement que Dieu
vit.
» Mais pour nos besoins modernes, une autre affirmation
serait
plus appropriée : « Aussi sûrement que Dieu aime. »
505
— Le service est utile pour celui qui aime Dieu et
pour
celui qui connaît Dieu, surtout parce qu’Il leur
donne
l’occasion de comprendre en détail et d’admirer
les
étranges merveilles de Son art matériel. L’un
s’instruit
et s’écrie : « Admire comme l’Esprit s’est
manifesté
dans la matière » ; l’autre : « Admire le
toucher
de mon Amant et Maître, l’Artiste parfait, la
main
toute-puissante. »
506
— Ô Aristophane de l’univers, tu observes le
monde
et ris doucement en toi-même. Mais ne
me
laisseras-tu pas voir aussi avec des yeux divins et
partager
tes rires universels ?
507
— D’une image hardie, Kâlidâsa¹ dit que les
glaciers
de Kaïlâsa² sont les bruyants rires
universels
de Shiva empilés dans une absolue blancheur
pure
sur les cimes. Ceci est vrai, et quand leur image
tombe
sur le cœur, les soucis du monde fondent
comme
les nuages d’en bas et se réduisent à leur réelle
inexistence.
¹Poète et auteur dramatique
sanskritiste du IlIe siècle avant J.-C.,
que
Sri Aurobindo comparait à Shakespeare.
²L’un des sommets de l’Himâlaya et
la demeure de Shiva.
508
— La plus étrange des expériences de l’âme est
celle-ci
: quand l’âme cesse de se soucier de
l’image
et de la menace des afflictions, elle s’aperçoit
que
les afflictions mêmes n’existent nulle part dans
notre
voisinage. Alors, derrière ces nuages irréels, nous
entendons
Dieu qui rit de nous.
509
— Ô Titan, ton effort a-t-il réussi ? Trônes-tu tels
Râvana
et Hiranyakashipou* , servi par les
dieux
et maître du monde ? Mais ce que ton âme
pourchassait
vraiment t’a échappé.
*Deux
rois démons.
510
— Le mental de Râvana pensait qu’il avait soif de
la
souveraineté universelle et de la victoire sur
Râma,
mais le but que son âme regardait tout le temps
était
de retourner au ciel de l’âme le plus tôt possible
et
d’être de nouveau le valet de Dieu. C’est pourquoi,
puisque
c’était le chemin le plus court, il s’est précipité
contre
Dieu dans la furieuse étreinte de l’ennemi* .
*Râvana
a été détruit par Râma, l’Avatâr.
511
— La plus grande des joies est d’être l’esclave de
Dieu,
tel Nârada ; le pire des enfers, d’être le
maître
du monde, abandonné de Dieu. Ce qui semble
le
plus proche de Lui selon notre ignorante conception
de
Dieu, est réellement le plus loin de Lui.
512
— Le serviteur de Dieu est déjà quelqu’un ; l’esclave
de
Dieu est plus grand.
513
— Être le maître du monde serait en vérité la
suprême
félicité, si l’on était aimé universellement;
mais pour cela, il faudrait être en même temps l’esclave
de toute l’humanité.
mais pour cela, il faudrait être en même temps l’esclave
de toute l’humanité.
514
— Après tout, si tu fais le compte de ton long
service
de Dieu, tu t’apercevras que ton suprême
travail
était le petit bien défectueux que tu avais fait
pour
l’amour de l’humanité.
515
— Il est deux travaux qui plaisent parfaitement à
Dieu
en Son serviteur : balayer en silencieuse
adoration
le sol de Son temple, et combattre sur le
champ
de bataille du monde pour Sa réalisation divine
dans
l’humanité.
516
— Celui qui a fait ne serait-ce qu’un peu de bien
aux
êtres humains, même s’il est le pire des
pécheurs,
est accepté de Dieu dans les rangs de ceux
qui
L’aiment et Le servent. Il verra la face de
l’Éternel.
517
— Ô dupe de ta faiblesse, ne couvre pas la face de
Dieu
d’un voile de terreur, ne t’approche pas
de
Lui avec une faiblesse suppliante. Regarde ! tu
verras
sur Sa face non pas la solennité du Roi ni du
Juge,
mais le sourire de l’Amant.
518
— Tant que tu n’auras pas appris à t’empoigner
avec
Dieu comme un lutteur avec son camarade,
la
force de ton âme te sera à jamais cachée.
519
— Tout d’abord, Soumbha* aima Kâlî avec son
cœur
et son corps, puis il devint furieux et se
battit
contre elle, enfin il l’emporta sur elle, la saisit
par
les cheveux et la fit tournoyer trois fois autour de
lui
dans les cieux ; le moment d’après, il était tué par
elle.
Telles sont les quatre enjambées du Titan pour
parvenir
à l’immortalité, et, des quatre, la dernière est
la
plus longue et la plus puissante.
*Roi
démon ou Titan.
520
— Kâlî est Krishna se révélant sous forme de
Pouvoir
terrifiant et d’Amour courroucé. De
ses
coups furieux, elle tue le moi dans le corps, dans le
vital
et dans le mental afin de le libérer et d’en faire un
esprit
éternel.
521
— Selon le profond apologue sémitique, nos
ancêtres
déchurent parce qu’ils avaient goûté le fruit
de
l’arbre du bien et du mal. S’ils avaient tout de suite
goûté
à l’arbre de la vie éternelle, ils auraient échappé
à
la conséquence immédiate ; mais le dessein de Dieu
dans
l’humanité aurait été déjoué. Sa colère est notre
avantage
éternel.
522
— Si l’enfer était possible, ce serait le plus court
chemin
des plus hauts cieux. Car, en vérité, Dieu
aime.
523
— Dieu nous chasse de chaque Éden pour nous
forcer
à traverser le désert et à atteindre un Paradis
plus
divin. Si tu t’étonnes qu’un passage si desséché et
si
féroce soit nécessaire, c’est que tu as été mystifié par
ton
mental et n’as pas étudié ton âme derrière, ni ses
désirs
muets ni ses ravissements secrets.
524
— Un mental sain hait la douleur, car le désir de
la
douleur que parfois les hommes entretiennent
dans
leur mental est morbide et contraire à la Nature.
Mais
l’âme ne se soucie pas plus du mental et de ses
souffrances
que le maître de forge de la douleur du
minerai
dans la fournaise : elle suit ses propres besoins
et
sa propre faim.
525
— La compassion sans distinction est le plus noble
don
du caractère ; ne pas faire même le moindre
mal
à une seule chose vivante est la plus haute de toutes
les
vertus humaines ; mais Dieu ne pratique ni l’une ni
l’autre.
L’homme est-il donc plus noble et meilleur que
le
Tout-Aimant ?
526
— S’apercevoir que sauver de la souffrance le
corps
ou le mental d’un homme n’est pas
toujours
pour le bien de l’âme ni du mental ni du
corps,
est l’une des expériences les plus amères pour
celui
qui est humainement compatissant.
527
— La pitié humaine est issue de l’ignorance et de
la
faiblesse, elle est l’esclave des impressions
sentimentales.
La compassion divine comprend,
discerne
et sauve.
528
— La pitié est parfois un bon substitut de l’amour,
mais
ce n’est jamais rien de plus qu’un
substitut.
529
— La pitié de soi naît toujours de l’amour de soi ;
mais
la pitié des autres ne naît pas toujours de
l’amour
de son objet. C’est parfois un regard sur soi
qui
recule à la vue de la douleur, et parfois l’aumône
dédaigneuse
de l’homme riche pour le pauvre. Cultive
la
compassion divine de Dieu plutôt que la pitié
humaine.
530
— Non pas la pitié qui pince le cœur et amollit la
substance
intérieure, mais une compassion et
une
charité divines, puissantes, sans trouble, telle est
la
vertu que nous devons encourager.
531
— Aime et sers les hommes, mais prends garde de
ne
pas désirer leur approbation. Obéis plutôt à
Dieu
au-dedans de toi.
532
— Ne pas avoir entendu la voix de Dieu et de Ses
anges,
c’est ce que le monde appelle avoir le
jugement
sain.
533
— Vois Dieu partout et ne te laisse pas effrayer
par
des masques. Crois que tout mensonge est
une
vérité en construction ou une vérité en démolition ;
tout
échec, une efficacité dissimulée ; toute faiblesse,
une
force qui se cache à sa propre vue ; toute douleur,
une
extase secrète et violente. Si tu le crois fermement
et
inlassablement, à la fin tu verras le Tout-Vrai, le
Tout-Puissant
et le Tout-Heureux et tu en auras
l’expérience.
534
— L’amour humain s’éteint par sa propre extase ;
la
force humaine s’épuise par son propre effort ;
la
connaissance humaine jette une ombre qui cache de
sa
propre lumière solaire la moitié du globe de la
vérité
; mais la connaissance divine embrasse les vérités
opposées
et les réconcilie, la force divine croît par la
prodigalité
de sa propre dépense, l’amour divin peut
se
dissiper complètement sans être jamais perdu ni
diminué.
535
— Le rejet du mensonge par le mental en quête de
la
vérité absolue est l’une des causes principales de
son
incapacité à atteindre à la vérité stable, ronde et
parfaite
; l’effort du mental divin n’est pas d’échapper
au
mensonge, mais de saisir la vérité qui s’est masquée
derrière
l’erreur, même la plus grotesque et la plus
divagante.
536
— La complète vérité sur un sujet quelconque est
un
globe rond et contenant tout, qui tourne à jamais
autour
du seul sujet et du seul objet de la connaissance
—
Dieu — mais ne le touche jamais.
537
— Il est bien des vérités profondes qui sont comme
des
armes dangereuses pour celui qui les manie sans
expérience.
Maniées correctement, elles sont les plus
précieuses
et les plus puissantes dans l’arsenal de
Dieu.
538
— La tenace obstination avec laquelle nous nous
accrochons
à notre existence individuelle, mince, fragmentaire,
assaillie
par la nuit et la douleur, alors que
la
béatitude inviolable de notre vie universelle nous
appelle,
est l’un des plus étonnants mystères de Dieu.
Il
n’a d’égal que l’aveuglement infini avec lequel nous
projetons
l’ombre de notre ego sur le monde entier et
appelons
cela l’être universel. Ces deux obscurités
sont
l’essence même et le pouvoir de Mâyâ.
539
— L’athéisme est l’ombre ou le côté sombre de la
suprême
perception de Dieu. Chaque formule que
nous
concevons de Dieu, bien que toujours vraie en
tant
que symbole, devient fausse quand nous
l’acceptons
comme une formule suffisante. L’athée et
l’agnostique
sont là pour nous rappeler notre erreur.
540
— Les négations de Dieu sont aussi utiles pour
nous
que Ses affirmations. C’est Lui qui, en tant
qu’athée,
nie Sa propre existence pour perfectionner
la
connaissance humaine. Il ne suffit pas de voir Dieu
dans
le Christ et dans Râmakrishna ni d’entendre Ses
paroles
; nous devons aussi Le voir et L’entendre dans
Huxley
et dans Haeckel.
541
— Peux-tu voir Dieu dans celui qui te torture et te
tue,
à l’instant même de ta mort ou à l’heure de
ta
torture ? Peux-tu Le voir dans ce que tu es en train
de
tuer — voir et aimer même pendant que tu tues ?
Tu
as posé ta main sur la connaissance suprême.
Comment
peut-il atteindre Krishna celui qui n’a
jamais
adoré Kâlî ?
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