Même dans son travail négatif, le
matérialisme scientifique avait une tâche à accomplir, qui finalement devra
aider le mental humain à dépasser le matérialisme lui-même. Aux beaux jours de
son matérialisme triomphant, la science méprisait et rejetait la philosophie;
par sa supériorité, sa tournure positive et pragmatique, elle décourageait
l'esprit poétique et artistique et le chassait de sa position directrice à la
tête de la culture; la poésie entrait dans une ère de .déclin et de décadence,
adoptait la forme et le rythme d'une prose versifiée, perdait son charme et la
faveur de tous sauf d'une audience limitée; la peinture suivait la courbe d'un
cubisme extravagant et cultivait des formes et des suggestions monstrueuses;
l'idéal battait en retraite; un prosaïsme terre à terre trônait à sa place et
encourageait un réalisme et un utilitarisme sans beauté; finalement, par .sa
guerre contre l'obscurantisme religieux, la science réussissait presque à
détruire la religion et l'esprit religieux. Mais la philosophie était devenue
une abstraction, une recherche de vérités abstraites dans un monde d'idées et
de mots au lieu de ce qu'elle devrait être, une découverte de la réalité vraie
des choses afin que l'existence humaine apprenne sa loi, son but et le principe
de sa perfection. La poésie et l'art étaient devenus trop exclusivement des
recherches raffinées. que l'on pouvait ranger parmi les élégances et les
ornements 'de la vie, occupés qu'ils étaient de la beauté des mots, des formes
et des imaginations plutôt que d'une vision concrète et d'une présentation
significative de la vérité, de la beauté, de l'idée vivante et de la divinité
secrète dans les choses, cachée par les apparences sensibles de l'univers. La
religion elle-même s'était figée dans les dogmes et les cérémonies, les sectes, les
églises, et elle avait en grande partie perdu, sauf pour de rares individus, le
contact direct avec les sources vivantes de la spiritualité. Une période de
négation était nécessaire. La philosophie, la religion, la poésie, l'art,
devaient tous être ramenés â eux-mêmes, plus près de leurs sources éternelles.
Maintenant que la poussée négative est passée et qu'ils relèvent la tête, nous
les voyons chercher leur propre vérité et vivre de nouveau par la vertu d'un
retour sur eux-mêmes et d'une nouvelle découverte de soi. Ils ont appris, ou
sont en train d'apprendre à l'instar de la science, que la Vérité est le secret
de la vie et du pouvoir, et qu'en trouvant la vérité qui leur est propre, ils
deviendront nécessairement les ministres de l'existence humaine.
Mais si la science nous a ainsi préparés
à un âge de culture plus vaste et plus profonde, et si en dépit de son
matérialisme, ou même grâce à lui en partie, elle a rendu impossible le retour
du vrai matérialisme (celui de la mentalité barbare), elle a cependant, par son
attitude vis-à-vis de la vie et par ses découvertes, encouragé plus ou moins
indirectement un autre genre de barbarie (on ne peut lui donner d'autre nom) :
la barbarie de l'âge industriel, commercial et économique qui s'avance
maintenant vers son apogée et sa fin. Cette barbarie économique est
essentiellement celle de l'homme vital, car elle confond l'être vital avec le
moi et considère que la satisfaction de cet être vital est le premier but de la
vie. La caractéristique de la Vie est le désir et l'instinct de possession. De
même que le barbare physique fait sa règle et son but de l'excellence du corps
et du développement de la force, de la santé et des prouesses physiques, de même
le barbare vital et économique fait sa règle et son but de la satisfaction des
besoins et des désirs et de l'accumulation des biens matériels. Son homme idéal
n'est pas l'homme cultivé, ni noble, ni réfléchi, ni moral, ni religieux, mais
l'homme qui réussit. Arriver, réussir, produire, accumuler, posséder, telle est
son existence. Accumuler des richesses et toujours plus de richesses, ajouter
des possessions aux possessions, l'opulence, l'étalage, le plaisir, un luxe
encombrant et sans art, une pléthore de commodités, une vie dénuée de beauté et
de noblesse, une religion vulgarisée ou froidement conventionnelle, la
politique et le gouvernement changés en commerce et en profession, les
jouissances elles-mêmes devenues une affaire, tel est le commercialisme. Pour
l'homme économique naturel et impénitent, la beauté est chose superflue ou
ennuyeuse, l'art et la poésie, une frivolité ou une ostentation et un moyen de
réclame. Son idée de la civilisation est le confort; son idée de la morale, la
respectabilité sociale; son idée de la politique, l'encouragement de
l'industrie, l'ouverture des marchés, l'exploitation et le négoce sous le
drapeau; son idée de la religion, au mieux un pieux formalisme ou la
satisfaction de quelques émotions vitales. Il apprécie l'éducation pour son
utilité à armer l'homme pour le succès dans une existence fondée sur la
concurrence ou, peut-être, sur une industrie socialisée. Il apprécie la science
pour ses connaissances et ses inventions utiles, pour le confort, les
commodités, les mécanismes de production dont elle le dote, pour son pouvoir
d'organisation et de réglementation et ses stimulants à la production. Le
ploutocrate opulent, le mastodonte capitaliste qui réussit, l'organisateur d'industrie,
sont les surhommes de l'âge commercial et les véritables gouvernants de la
société, encore que leur gouvernement soit souvent occulte.
Tout cela est essentiellement barbare,
parce que c'est chercher pour eux-mêmes le succès vital, la satisfaction, la
productivité, la thésaurisation, les possessions, les jouissances, le confort
et les commodités. Certes, la partie vitale de l'être est un élément de
l'existence humaine intégrale, au même titre que la partie physique; elle a sa
place, mais elle ne doit pas outrepasser cette place. Une vie complète et bien
pourvue est désirable pour l'homme en société, mais à condition aussi que cette
vie soit vraie et belle. Ni la vie ni le corps n'existent pour eux-mêmes; ils
sont seulement les véhicules et les instruments d'un bien plus élevé. Ils
doivent être subordonnés aux besoins supérieurs de l'être mental, adoucis et
purifiés par une loi de vérité et de bonté et de beauté plus haute, avant de
pouvoir prendre la place qui leur revient dans l'intégralité de la perfection
humaine. Par conséquent, l'âme humaine peut s'attarder quelque temps à un âge
commercial avec son idéal vulgaire et barbare de succès, de satisfaction
vitale, de productivité et de possession, afin d'en tirer certains gains et
certaines expériences, mais elle ne peut pas s'y reposer d'une façon permanente.
S'il persistait trop longtemps, la vie serait étouffée et périrait de sa propre
pléthore, ou elle éclaterait sous la tension de sa grossière expansion. Semblable
au Titan trop massif, elle s'écroulerait sous sa propre masse : mole ruet sua.
Sri Aurobindo, LE CYCLE HUMAIN, chp.VIII, Civilisation et Barbarie
Sri Aurobindo, LE CYCLE HUMAIN, chp.VIII, Civilisation et Barbarie
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