L'ancienne civilisation hellénique ou
gréco-romaine périt, entre autres raisons, d'avoir imparfaitement généralisé la
culture dans sa propre société et parce qu'elle était environnée d'énormes
masses humaines encore dominées par des habitudes mentales barbares. La
civilisation n'est jamais à l'abri tant qu'elle limite la culture mentale à une
petite minorité et entretient dans son sein une formidable masse d'ignorance,
une foule, un prolétariat. La connaissance doit s'élargir d'en haut, sinon elle
sera toujours en danger d'être submergée par la nuit ignorante d'en bas, La civilisation
est encore bien plus menacée quand elle permet qu'une énorme masse d'hommes
existe hors de son sein, ignorants de sa lumière, pleins de la vigueur
naturelle du barbare, et qui peuvent à, tout moment S'emparer des armes
matérielles des civilisés sans être passés par la transformation intellectuelle
de leur culture. Ainsi, la culture gréco-romaine périt du dedans et du dehors à
la fois : du dehors, sous le flot de la barbarie teutonne; du dedans, par la
perte de sa vitalité. Elle a donné au prolétariat une certaine part de confort
et d'amusement, mais ne l'a pas élevé jusqu'à la lumière. Quand la lumière
atteignit les masses, ce fut du dehors, sous la forme de la religion
chrétienne; et celle-ci survint en ennemie de l'ancienne culture. S'adressant
au pauvre, à l'opprimé, à l'ignorant, la religion a cherché à captiver l'âme et
la partie morale de l'individu, mais elle s'est fort peu souciée — ou pas du
tout — du mental pensant, satisfaite de le laisser dans l'obscurité si le coeur
pouvait être persuadé de sentir la vérité religieuse. De même, quand les
barbares s'emparèrent du monde occidental, l'Église se contenta de les
christianiser mais ne considéra pas que ce fût son rôle de les intellectualiser.
Se méfiant même du libre jeu de l'intelligence, l'esprit clérical et monastique
chrétien devint anti-intellectuel, laissant aux Arabes le soin de réintroduire
les rudiments d'une connaissance scientifique et philosophique dans une
chrétienté semi-barbare, puis à l'esprit semi-païen de la Renaissance, suivi
d'une longue lutte de la religion et de la science, le privilège de compléter
le retour d'une libre culture intellectuelle et la réémergence mentale de
l'Europe. La connaissance doit être militante si elle choisit de survivre et de
se perpétuer; admettre une ignorance généralisée, au-dessous ou alentour, c'est
exposer l'humanité au danger perpétuel d'une rechute dans la barbarie.
Le monde moderne ne permet plus que le
danger se répète sous sa vieille forme ni à l'ancienne échelle. La science est
là pour l'empêcher. Elle a équipé la culture de moyens de se perpétuer. Elle a
doté les races civilisées d'armes d'organisation, d'agression et de défense que
nul peuple barbare ne peut utiliser avec succès, à moins qu'il cesse d'être
non-civilisé et qu'il acquière une connaissance que seule la science peut
donner. Elle a appris aussi que l'ignorance est une ennemie que l'on ne peut
pas se permettre de mépriser et elle s'est mise à l'œuvre pour l'éliminer
partout où elle se trouvait. L'idéal d'une éducation générale (du moins jusqu'à
un certain niveau d'instruction mentale et de développement des aptitudes) lui
doit en grande partie sa naissance, ou du moins d'être devenu pratiquement
possible. La science s'est répandue partout avec une force irrésistible,
implantant dans la mentalité de trois continents le désir d'une connaissance
accrue. Elle a fait de l'éducation générale la condition indispensable de la
force et de l'efficacité nationales et, par suite, elle en a imposé le désir,
non seulement à tous les peuples libres mais à toutes les nations qui aspirent
à être libres et à survivre, si bien que l'universalisation de la connaissance
et de l'activité intellectuelle dans l'espèce humaine n'est plus maintenant
qu'une question de temps; seuls, certains obstacles politiques et économiques
lui barrent encore la route, mais la pensée et les tendances de l'époque
travaillent déjà à les surmonter. En somme, la science a maintenant définitivement
élargi les horizons intellectuels de l'espèce; elle a élevé, aiguisé et
puissamment intensifié la capacité intellectuelle générale de l'humanité.
Il est vrai que les premières tendances
de la science ont été matérialistes et que son triomphe indubitable se réduit à
la connaissance de l'univers physique, du corps et de la vie physique. Mais ce
matérialisme est très différent de l'ancienne identification du moi avec le
corps. Quelles que soient ses tendances apparentes, le matérialisme est
vraiment une affirmation de l'homme en tant qu'être mental et de la suprématie
de l'intelligence. La science, de par sa nature même, est connaissance,
intellectualité; tout son travail est celui du Mental penché sur son milieu et
son environnement physique et vital afin de connaître, de conquérir et de
dominer la vie et la matière. Le savant est l'Homme en tant qu'être pensant qui
maîtrise les forces de la Nature matérielle en les connaissant. Après tout, la
vie et la matière sont notre point d'appui, notre base inférieure; connaître
leurs processus, leurs ressources et les possibilités qu'elles offrent à l'être
humain, font partie de la connaissance nécessaire pour les transcender. La vie
et le corps doivent être dépassés, mais ils doivent être aussi utilisés et
perfectionnés. Mais, d'autre part, nous ne pouvons pas connaître entièrement
les lois et les possibilités de la Nature physique à moins de connaître
également les lois et les possibilités s de la Nature supra-physique. Par
conséquent, le développement de nouvelles sciences mentales et psychiques, ou
la redécouverte de ces mêmes sciences anciennes, doivent suivre immédiatement
la perfection de notre connaissance physique. Déjà, cette ère nouvelle commence
à poindre devant nous. Cependant, la perfection des sciences physiques était
une nécessité préalable; c'était le premier terrain d'entraînement du mental de
l'homme dans son nouvel effort pour connaître la Nature et posséder son monde.
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