Heraclitus
7 chapitres publiés dans le journal "Arya"
entre Décembre 1916 et Juin 1917
par Sri Aurobindo
IV
Héraclite explique le cosmos comme une
évolution et une involution hors de son principe éternel unique du Feu — à la
fois substance unique et force unique — ce qu'il exprime en son langage figuré
par la route qui monte et qui descend. « La route qui monte et qui descend,
dit-il, est une seule et même route. » Du Feu, principe irradiant et producteur
d'énergie, procèdent l'air, l'eau et la terre — tel est le développement de
l'énergie sur la route qui descend ; et dans la tension même de cette
opération, il y a également une force potentielle de retour qui fait remonter
les choses à leur source dans l'ordre inverse. C'est dans l'équilibre de ces
deux forces montante et descendante que réside toute l'action cosmique ; tout
est un équilibre d'énergies contraires. Comme le mouvement de recul de l'arc,
auquel Héraclite le compare, le mouvement de la vie est une énergie de traction
et de tension qui retient une énergie de libération, chaque force d'action
étant compensée par une force correspondante de réaction. Par la résistance de
l'une à l'autre sont créées toutes les harmonies de l'existence.
Dans la théorie indienne du Sâmkhya,
nous avons la même idée : l'évolution d'états successifs d'énergie tirés d'une
même substance-force première. Là en vérité, le système proposé est plus
complet et plus convaincant. Il commence par l'énergie originelle,
l'énergie-racine, mûla-prakriti, qui,
comme substance première, pradhâna,
se transforme, par développement et changement, en cinq principes successifs.
C'est l'éther, ignoré des Grecs, mais redécouvert par la science moderne (1),
et non le feu, qui est le premier principe ; ensuite viennent l'air, le feu,
énergie ignée, radiante et électrique, l'eau, la terre, le fluide et le solide.
Comme Anaximène, le Sâmkhya fait de l'air le premier des quatre principes admis
par les Grecs, bien qu'il n'en fasse pas comme lui la substance originelle, et
il diffère ainsi de l'ordre d'Héraclite. Mais il donne au principe du feu la
fonction de créer toutes formes — tout comme Agni, dans le Véda, est le grand
bâtisseur des mondes — et là au moins les deux pensées se rencontrent. C'est en
effet comme principe d'énergie derrière toute formation et toute transformation
qu'Héraclite doit avoir choisi le Feu comme symbole, comme représentant matériel de l'Un. Rappelons-nous
à ce propos jusqu'à quel point la science moderne justifie ces penseurs anciens
par l'importance qu'elle donne à l'électricité et aux forces radio-actives — le
feu et la foudre l'Héraclite, le triple Agni hindou — dans la formation des
atomes et la transmutation de l'énergie.
Mais les Grecs ne poussèrent pas jusqu'à
cette discrimination finale que l'Inde attribua à Kapila, le suprême penseur
analytique : la discrimination entre Prakriti et ses principes cosmiques, les
vingt-quatre : tattvas formant les
aspects subjectifs et objectifs de la nature, et entre Purusha et Prakriti, Âme-Conscience
et Énergie-Nature. Aussi tandis que dans le Sâmkhya, l'éther, le feu et les
autres ne sont que les principes de l'évolution objective de Prakriti, les
aspects évolutifs de la fusis
originelle, les anciens Grecs ne purent pas dépasser ces aspects de la Nature
et remonter jusqu'à l'idée d'une énergie pure, et ils ne purent pas du tout
expliquer son côté subjectif. Le Feu d'Héraclite doit servir tout à la fois de
substance première de toute Matière et de Dieu et d'Éternité. La pensée
scientifique moderne a conservé cette préoccupation de l'Énergie-Nature et n'a
pas réussi non plus à pénétrer ses relations avec l’Âme; et nous trouvons là
aussi le même effort pour identifier avec la Force originelle quelque principe
premier de la Nature, éther ou électricité.
Quoi qu'il en soit, la théorie de la
création du monde par quelque sorte de transformation évolutive hors de la
substance ou énergie originelle, parinâma,
est commune aux systèmes des anciens Grecs et à ceux des Hindous, quelles que
soient leurs divergences sur la nature de la fusis originelle. Ce qui distingue Héraclite parmi les premiers
sages grecs, c'est sa conception de la route qui monte et qui descend, qui est
une seule et même route dans la descente et dans le retour. Cela correspond à
l'idée hindoue de nivritti et de pravritti, double mouvement de l'âme et
de la nature : pravritti vers le
dehors et vers l'avant, nivritti le
mouvement de retour vers l'intérieur. Les penseurs hindous s'étaient préoccupés
de ce double principe en tant qu'il touche l'action de l'âme individuelle
entrant dans le processus de la nature et s'en retirant ; pourtant ils voyaient
un mouvement périodique analogue, en avant et en arrière, de la Nature
elle-même, ce qui mène à un cycle toujours répété de création et de dissolution
; ils soutenaient la théorie d'un pralaya
périodique. La théorie d'Héraclite semble imposer une conclusion semblable.
Sinon il faudrait supposer que la tendance descendante, une fois en jeu,
l'emporte toujours sur la tendance ascendante, ou bien que le cosmos procède
éternellement de la substance originelle et y fait éternellement retour, mais
ne s'y trouve jamais retourné en fait. Le Multiple serait alors éternel non
seulement en puissance de manifestation, mais dans le fait même de la manifestation.
Il est possible qu'Héraclite ait eu
cette idée, mais ce n'est pas la conclusion logique de sa théorie. Cela
contredit ce que suggère à l'évidence sa métaphore de la route, qui implique un
point de départ et un point de retour. Il y a aussi la nette affirmation des
stoïciens selon qui il croyait à la théorie de la conflagration, ce qu'ils
n'auraient guère pu affirmer si cela n'avait pas été généralement admis comme
son enseignement. Les arguments modernes qu'énumère M. Ranade contre cette
conception reposent sur des malentendus. L'affirmation d'Héraclite n'est pas simplement
que l'Un est toujours Multiple, que le Multiple est toujours l'Un, mais, dans
ses propres termes, que « hors de tout, l'Un, et hors de l'Un, tout ». C'est la
même idée que Platon exprime en termes différents dans la formule : « La
réalité est à la fois multiple et une, et dans sa division elle est toujours
rassemblée. » Cela représente un constant courant et contre-courant de
changement, la route qui monte et qui descend, et nous pouvons supposer que si
l'Un, par un changement de haut en bas, devient entièrement le Tout dans le
processus descendant, mais reste cependant éternellement l'unique Feu
toujours-vivant, de même le Tout, par un développement ascendant, peut
retourner complètement à l'Un et pourtant exister en essence, puisqu'il peut de
nouveau revenir à l'être diversifié par la répétition du mouvement descendant.
Toute difficulté disparaît si nous nous rappelons que ce qui est impliqué est
un processus d'évolution et d'involution — de même le mot hindou qui désigne la
création, srishti, signifie
libération ou projection de ce qui était retenu ou latent — et que la
conflagration détruit les formes existantes, mais non le principe de la
multiplicité. Il ne subsistera alors aucune inconséquence dans la théorie
héraclitienne d'une conflagration périodique ; c'est plutôt, puisqu'il s'agit
là de la plus haute expression de changement, l'aboutîssement logique complet
de son système.
(1) Maintenant rejeté de nouveau,
bien que ce rejet ne semble ni indubitable ni final.
Sri Aurobindo, Héraclite, chp. IV, Arya, 3.1917
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