Heraclitus
7 chapitres publiés dans le journal "Arya"
entre Décembre 1916 et Juin 1917
par Sri Aurobindo
VI
Héraclite est le premier et le
plus conséquent des maîtres qui ont enseigné la loi de la relativité ; elle est
le résultat logique de ses conceptions philosophiques primordiales. Puisque
tout est un en son être et multiple en son devenir, il s'ensuit que toutes
choses, en leur essence, doivent être une. La nuit et le jour, la vie et la
mort, le bien et le mal, ne peuvent être que des aspects différents de la même
réalité absolue. En fait, la vie et la mort ne font qu'un, et nous pouvons
dire, selon le point de vue auquel nous nous plaçons, que toute mort n'est que
processus et transformation de la vie ou que toute vie n'est qu'activité de la
mort. En réalité les deux sont une seule énergie dont l'activité nous présente
une dualité d'aspects. D'un certain point de vue nous ne sommes pas, car notre
existence n'est qu'une incessante transformation d'énergie ; d'un autre point
de vue nous sommes, parce que l'être en nous est toujours le même et soutient
notre identité secrète. Ainsi nous ne pouvons dire d'une chose qu'elle est
bonne ou mauvaise, juste ou injuste, belle ou laide, que d'un point de vue
purement relatif, parce que nous adoptons une position particulière, ou parce
que nous pensons à une fin pratique ou à un rapport temporairement valable. Il
donne l'exemple de « la mer, la plus pure et la plus impure des eaux », élément
parfait pour les poissons, abominable et imbuvable pour l'homme. Et cela ne
s'applique-t-il pas à toutes choses ? Elles sont en réalité toujours les mêmes
et elles revêtent leurs qualités et leurs propriétés à cause de notre position
dans l'univers du devenir, de la nature de notre vision et de la contexture de
notre esprit. Toutes choses complètent le cercle et reviennent à l'unité éternelle
: dans leur commencement et dans leur fin elles sont identiques. Ce n'est que
dans l'arc du devenir qu'elles varient en elles-mêmes et diffèrent les unes des
autres, et là il n'y a rien d'absolu entre elles. La nuit et le jour sont
identiques ; ce n'est que la nature de notre vision, notre position sur la
terre et nos rapports terrestres et solaires qui créent la différence. Ce qui
est jour pour nous est nuit pour d'autres.
C'est à cause de cette insistance sur la
relativité du bien et du mal qu'Héraclite passe pour avoir énoncé une sorte de
supra-morale, mais il est bon d'examiner avec soin à quoi correspond réellement
cette supra-morale. Héraclite ne nie pas l'existence d'un absolu, mais pour lui
l'absolu se trouve en l'Un, en le Divin, non pas dans les dieux, mais dans
l'unique Divinité' suprême, le Feu. On lui a reproché d'avoir attribué de la
relativité à Dieu puisqu'il a dit que le principe premier veut et pourtant ne
veut pas être nommé Zeus. Mais c'est là se méprendre entièrement sur sa pensée.
Le nom Zeus n'exprime que l'idée relative et humaine du Divin ; par conséquent
Dieu, tout en acceptant le nom, n'est ni lié ni limité par lui. Toutes nos
notions de Lui sont partielles et relatives, « Il se nomme au gré de chacun ».
Cela n'est ni plus ni moins que la vérité proclamée par les Védas : « Un seul
existe, que les sages appellent de divers noms. » Brahman veut bien être appelé
Vishnou et pourtant il ne le veut pas, puisqu'il est aussi Brahmâ et Maheshvara
et tous les dieux et le monde et tous les principes et tout ce qui est, et
pourtant n'est aucune de ces choses, neti,
neti. Comme les hommes L'approchent, ainsi Il les accepte. Mais pour Héraclite,
aussi bien que pour le védântiste, l'Un est absolu.
Cela ressort clairement de toutes ses
sentences jour et nuit, bien et mal ne font qu'un, parce qu'en leur essence ils
sont l'Un et que dans l'Un disparaissent les distinctions que nous faisons
entre eux. Il y a un Verbe, une Raison en toutes choses, un Logos, et cette
Raison est une ; seulement les hommes, de par la relativité de leur mentalité,
la transforment chacun en sa pensée personnelle, en sa façon personnelle de
considérer les choses ; ils vivent selon cette relativité variable. Il s'ensuit
qu'il y a une façon absolue, divine, d'envisager les choses. « Pour Dieu toutes
choses sont bonnes et justes, mais les hommes en tiennent certaines pour bonnes
et d'autres pour injustes. » Il y a donc un bien absolu, une beauté absolue,
une justice absolue dont toutes choses sont l'expression relative. Il y a dans
le monde un ordre divin ; chaque chose accomplit sa nature selon sa place dans
l'ordre ; et selon sa place et sa symétrie dans l'unique Raison des choses,
elle est bonne, juste et belle, précisément parce qu'elle accomplit cette
Raison selon les mesures éternelles. Pour prendre un exemple, la guerre
mondiale peut être considérée par certains comme un mal, comme une abomination
de carnage, et à d'autres elle peut sembler bonne en raison des nouvelles
possibilités qu'elle ouvre à l'humanité. Elle est à la fois bonne et mauvaise.
Mais c'est la conception relative. Dans sa totalité, dans son accomplissement,
en toutes ses circonstances et en chacune d'entre elles, d'un plan divin, d'une
justice divine, d'une force divine se réalisant dans la vaste raison des
choses, elle est, du point de vue absolu, bonne et juste — pour Dieu, non pour
l'homme.
S'ensuit-il que le point de vue relatif
n'a aucune validité ? Pas un instant. Au contraire, pour chaque mentalité — et
selon la nécessité de sa nature et de sa position — il doit être l'expression
qui lui est propre de la divine Loi. Héraclite le dit clairement : « Toutes les
lois humaines sont nourries par une seule, la divine. » Cette phrase devrait
pleinement suffire à défendre Héraclite contre toute accusation d'antinomisme.
Il est vrai que nulle loi humaine n'est l'expression absolue de la justice
divine, mais elle en tire sa valeur et sa sanction, elle est valable pour son
propre objet, à sa place, au temps approprié, elle a sa nécessité relative.
Bien que les notions humaines de bien et de justice varient dans les
transformations du devenir, le bien et la justice humains n'en persistent pas
moins dans le courant des choses, et ils y conservent leur mesure. Héraclite
admet des étalons relatifs, mais en tant que penseur il est obligé de les
dépasser. Tout est à la fois un et multiple, un absolu et un relatif, et tous
les rapports du multiple sont relativités et pourtant ils sont nourris par
l'absolu qui est en eux, ils y retournent et ils subsistent par lui.
Sri Aurobindo, Héraclite, chp. VI, Arya, 5.1917
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