Heraclitus
7 chapitres publiés dans le journal "Arya"
entre Décembre 1916 et Juin 1917
par Sri Aurobindo
II
Quelle est exactement l'idée dominante de
la pensée d'Héraclite, où a-t-il trouvé son point de départ, quelles sont les
grandes lignes de sa philosophie ? Si sa pensée ne se développe pas selon la
méthode sévèrement systématique des philosophes qui vinrent plus tard, si elle
ne nous arrive pas en vastes flots de raisonnements subtils et de riches images
comme celle de Platon, mais plutôt en phrases aphoristiques détachées, lancées
comme des flèches vers la vérité, elle ne se présente pourtant pas sous la
forme de réflexions philosophiques éparses. Il y a entre ses phrases une
corrélation et une interdépendance ; elles partent toutes logiquement de sa conception
fondamentale de l'existence même et elles y reviennent constamment pour se
justifier.
Dans la philosophie grecque comme dans
celle de l'Inde, le premier problème qui s'offre à la pensée est celui de l'Un
et du Multiple. Nous voyons partout une multiplicité de choses et d'êtres ;
est-elle réelle ou seulement phénoménale ou pratique, mâyâ, vyavahâra ?
L'homme individuel par exemple — et c'est la question qui nous touche de plus
près — a-t-il une existence essentielle et immortelle qui lui soit propre ou
bien n'est-il qu'un résultat phénoménal et éphémère dans l'évolution et le jeu
de quelque principe originel unique, Matière, Intelligence, Esprit, qui serait
la seule réelle réalité de l'existence ? L'unité existe-t-elle du tout, et, si
elle existe, est-elle une unité de total ou de principe primordial, un résultat
ou une origine, une unité qui contient tout, ou bien une unité de nature, ou
bien une unité d'essence —ce qui représente les différents points de vue du
pluralisme, du Sâmkhya, du Védânta. Ou encore, si le Multiple et l'Un sont
vrais tous les deux, quels sont les rapports entre ces deux éternels principes
de l'être — ou bien se réconcilient-ils en un Absolu au delà d'eux ? Ce ne sont
pas là de stériles problèmes de logique, ni des luttes entre de brumeuses
abstractions métaphysiques, comme voudrait nous le faire croire dans son mépris
l'homme pratique qui vit dans ses sensations, car de notre réponse dépendra
notre conception de Dieu, de l'existence, du monde, et aussi de la vie et de la
destinée humaines.
Héraclite croyait l'unité et la
multiplicité toutes deux vraies et coexistentes ; il différait en cela aussi
bien d'Anaximandre qui — tout comme nos mâyâvâdins
— refuse au multiple la véritable réalité, que d'Empédocle, pour qui le tout
était alternativement un et multiple. L'existence est donc pour lui éternellement
une et éternellement multiple, comme Râmânuja et Madhva ont aussi conclu, bien
que dans un esprit très différent et d'un point de vue tout à fait autre.
L'opinion d'Héraclite est née de sa puissante intuition concrète des choses, de
son sens aigu des réalités universelles ; dans notre expérience du cosmos, nous
trouvons en effet toujours et inséparablement cette coexistence éternelle et
nous ne pouvons pas vraiment y échapper. Partout notre regard sur le Multiple
nous révèle une éternelle unité, quel que soit l'objet que nous choisissons
comme principe de cette unité. Et cependant cette unité est inefficace si ce
n'est par la multiplicité de ses pouvoirs et de ses formes, et nulle part nous
ne la voyons dépourvue ni séparée de sa propre multiplicité. Une Matière, mais
plusieurs atomes, plusieurs plasma, plusieurs corps ; une Énergie, mais
plusieurs forces ; un Mental ou tout au moins une Substance mentale, mais
plusieurs êtres mentaux ; un Esprit, mais plusieurs âmes. Peut-être cette
multiplicité retourne-t-elle périodiquement à l'Un d'où elle est originellement
sortie, s'y dissout-elle, y est-elle réabsorbée ; mais le fait même de cette
évolution et de cette involution qui la suit nous oblige à supposer la
possibilité et même la nécessité d'une évolution répétée ; cette multiplicité
n'est donc pas véritablement détruite. Par son yoga, l'advaïtiste retourne à
l'Unique, s'y résout, croit s'être débarrassé du Multiple et peut-être en avoir
prouvé l'irréalité ; mais c'est là l'exploit d'un individu, un pris dans la
multiplicité, et cette multiplicité continue d'exister malgré tout. Cet exploit
prouve seulement qu'il existe un plan de conscience sur lequel l'âme peut réaliser
l'unité de l'Esprit — et non plus seulement la percevoir par l'intellect —; il
ne prouve rien d'autre. Ainsi c'est sur cette vérité de l'éternelle unité et de
l'éternelle multiplicité qu'Héraclite se fixe et trouve sa base. C'est du fait
qu'il n'essaie pas de la supprimer par le raisonnement, mais qu'il l'accepte
fermement, avec toutes ses conséquences, que découle tout le reste de sa
philosophie.
Il reste néanmoins une question à
résoudre avant de pouvoir aller plus loin. Puisqu'existe l'Un éternel, quel
est-il ? Est-il Force, Mental, Matière, Âme ? ou, puisque la matière comporte
beaucoup de principes, y a-t-il un principe particulier de la matière qui a
fait apparaître tout le reste ou qui, par quelque pouvoir de sa propre
activité, s'est transformé en tout ce que nous voyons ? Les anciens penseurs
grecs concevaient la substance cosmique comme possédant quatre éléments — ils
laissaient de côté, ou bien ils n'avaient pas découvert le cinquième, l'Éther,
où l'analyse hindoue trouve le principe premier et originel. Cherchant à
découvrir la nature de la substance originelle, ils adoptèrent l'un ou l'autre
de ces quatre éléments comme constituant la nature primordiale ; pour l'un
c'est l'air, pour un autre l'eau, tandis qu'Héraclite, comme nous l'avons vu,
décrit et symbolise la source et la réalité de toutes choses comme un Feu
toujours vivant. « Ni homme, ni dieu, dit-il, n'a créé l'univers, mais il y
avait, il y a et il y aura toujours le Feu toujours-vivant. »
Dans le Véda, dans le langage le plus ancien
des mystiques en général, les noms des éléments ou principes premiers de la
substance étaient employés avec une signification nettement symbolique. C'est
ainsi que le symbole de l'eau est constamment employé dans le Rig-Véda. Il y
est dit qu'au commencement était l'Océan inconscient, d'où naquit l'Un, par
l'immensité de Son énergie ; mais d'après les termes de cet hymne, il est clair
qu'il ne s'agit pas d'un océan physique, mais plutôt du chaos sans forme de
l'être inconscient, où, dans les ténèbres, enveloppés de ténèbres plus épaisses
encore, se tenait caché le Divin, la Divinité. De même, les sept principes
actifs de l'existence y sont appelés des fleuves ou des eaux ; dans un contexte
qui en montre le sens symbolique, nous trouvons les sept fleuves, la grande
eau, les quatre fleuves supérieurs. Nous voyons cette image se fixer dans les
mythes pourâniques de Vishnou dormant sur le serpent Infini dans l'océan de
lait. Cependant, même à une époque aussi reculée que le Rig-Véda, l'éther est
le symbole le plus haut de l'Infini, l'apeiron
des Grecs : l'eau symbolise ce même Infini sous son aspect de substance
originelle ; le feu est le pouvoir créateur, l'énergie active de l'Infini ;
l'air, principe de vie, est décrit comme ce qui fait descendre le feu sur terre
du haut des cieux éthérés. Pourtant ce n'étaient pas là seulement des symboles.
Il est clair que les mystiques védiques voyaient un lien étroit, un parallélisme
de fait, entre les activités physiques et les activités psychiques, par
,exemple entre l'action de la Lumière et le phénomène de l'illumination
mentale. Pour eux, le feu était à la fois l'énergie lumineuse divine, la
Volonté-Prophète du Divin universel qui agit et qui crée toutes choses, et le
principe physique, créateur de toutes les formes substantielles de l'univers,
qui brûle secrètement en toute vie.
On ne sait pas avec certitude jusqu'à
quel point les premiers penseurs philosophes grecs conservèrent l'une
quelconque de ces notions complexes dans leurs généralisations sur le principe
originel. Mais Héraclite, dans sa conception du Feu toujours vivant, a
nettement l'idée de quelque chose de plus qu'une substance ou énergie physique.
Le feu est pour lui l'aspect physique, pour ainsi dire, d'une grande force
ardente qui crée, modèle et détruit, toutes opérations dont la somme est un
changement constant et incessant. L'idée de l'Un qui devient éternellement le
Multiple et du Multiple qui devient éternellement l'Un, et de cet Un qui par
conséquent n'est pas tant substance ou essence stable que force active, une
sorte de substantielle Volonté-de-devenir, telle est la base même de la
philosophie d'Héraclite.
Nietzsche, le plus vivant, le plus concret
et le plus fécond des penseurs modernes — comme l'est Héraclite parmi les
anciens Grecs — fonda toute sa pensée philosophique sur cette conception de l'existence
comme une immense Volonté-de-devenir et du monde comme un jeu d'Énergie ; pour
lui le Pouvoir divin était le Verbe créateur, commencement de toutes choses, ce
à quoi aspire la vie. Mais il n'affirme que le Devenir, et de sa conception il
exclut l'Être ; aussi sa philosophie est-elle en fin de compte peu
satisfaisante, insuffisante, mal équilibrée ; elle fait penser, mais elle ne
résout rien. Héraclite n'exclut pas l'Être des données du problème de
l'existence, bien qu'il n'établisse pas une opposition, qu'il ne crée pas un
abîme entre l'Être et le Devenir. Par sa conception de l'existence à la fois une
et multiple, il est tenu d'accepter, comme simultanément vrais, comme vrais
l'un dans l'autre, ces deux aspects de son Feu toujours-vivant. L'Être est un
devenir éternel, et pourtant le Devenir se résout en être éternel. Tout
s'écoule, car tout est changement de devenir ; nous ne pouvons entrer deux fois
dans les mêmes eaux, car ce sont d'autres eaux, toujours d'autres eaux qui
coulent. Néanmoins, de son œil pénétrant fixé sur la vérité des choses, tout
préoccupé qu'il était de cet aspect de l'existence, il ne put s'empêcher de
voir une autre vérité derrière celle-là. Les eaux dans lesquelles nous entrons
sont les mêmes et ne sont pas les mêmes ; notre propre existence est une
éternité et une inconstante fugacité ; nous sommes et nous ne sommes pas.
Héraclite ne résout pas la contradiction ; il l'expose et il essaie, à sa
façon, d'en expliquer le processus.
Il voit ce processus comme une
transformation et retransformation continuelle, un échange et un inter-échange
dans un tout constant — que dirige pour le reste un choc de forces, une lutte
créatrice et décisive, « la guerre qui est le père et le roi de toutes choses
». Entre le Feu comme Être et le Feu dans le Devenir, l'existence décrit une
courbe descendante et ascendante, pravritti
et nivritti, que l'on a appelée «
la route du retour en arrière », sur laquelle tout doit voyager. Telles sont
les idées maîtresses de la pensée d'Héraclite.
Sri Aurobindo, Héraclite, chp. II, Arya, 1.1917
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